jeudi, avril 09, 2020

Des nouvelles du front ( covid-19, confinement, etc)


C’est un exil qui nous est offert, un exil doucereux, un ralentissement du temps, une petite vie faite de riens, d’une succession de tasses de thé, de verres de vin et de promenades alentours, une vie agrémentée par-ci par-là par la rediffusion de quelques vieilles séries télévisées aimées. Y aurait-il de la contrainte ? Certes oui, celle de lutter contre l’hystérie et la pusillanimité, toutefois il est permis d’évoquer mille souvenirs dans le silence du matin, un plateau d’étain sur le lit, petit-déjeuner et les chiens qui sont venus vous rejoindre et vous vous assoupissez un peu entre deux articles du Figaro magazine, un numéro d’avant que vous avez oublié dans le porte-journaux. C’est une vie sans âge, sans but et sans obligations. Un crépuscule en lieu et place du temps pascal. Les serviteurs de notre très Sainte Mère l’Eglise ont décidé d’obéir aux pouvoirs temporels, les églises sont fermées, les fidèles privés de la proximité de Notre Seigneur et de la sainte Communion. Cette année, le Christ ne ressuscitera pas car Il n’est pas mort, les jours s’enchaînent dans une répétition sans incidence … ou si peu.


On ne peut pas toujours faire partie des perdants, je n’ai pas à m’inquiéter, je travaille à l’Etat de Vaud, j’enseigne, en plus de mon sacerdoce littéraire. Et j’enseigne la culture générale, les examens intermédiaires des premières n’auront pas lieu, ni vraisemblablement les examens CFC des classes terminales, le programme est quasiment « plié », on verra par la suite pour les notes, pas d’évaluation tant que les classes n’ont pas réouvert. Vie ralentie, vie minuscule et merveilleuse, comme si j’étais à nouveau l’enfant grandi hors la foi, hors schéma, un peu sauvage et décalé, vivant l’impécuniosité de son état social à travers le prisme de récits merveilleux, de légendes, de rêveries historisantes. Je ne sais pas pour les autres, je dois vous dire que je m’en fous, pour une fois qu’ils ne viennent pas écraser mes châteaux de sable. Je ne comprends pas leurs inquiétudes, leur agitation … C’est vrai, ils ont peur de ce qu’ils ne connaissent pas, la suffocation, la pauvreté ou, du moins, de grosses difficultés financières … On ne peut pas toujours faire partie des perdants, une enfance à souffrir d’un asthme mal soigné dans un appartement aux murs moisis, l’office des poursuites qui vient vous retirer des meubles de peu de valeur, la compagnie d’électricité qui vous coupe le courant, le dîner, seul, sur un réchaud à gaz avec la compagnie d’une radio, quelques bougies ; voilà de quoi vous aguerrir.


Je n’écoute plus les nouvelles, je ne lis plus les journaux. Parfois Arte ou la 5, tout de même, et le fil d’actualité de la rts info car je ne supporte plus la joie baveuse hystérique des présentateurs si fiers d’annoncer la fin du monde et tout le discours orienté assorti. Je ne tire aucune fierté de ne pas avoir peur, il faut dire que ce n’est ni la peste, le choléra, ébola ou la variole. Ҫa n’a pas même le charme désuet et k und k de la grippe espagnole. Au détour d’un changement de chaîne, éviter le fameux TJ, j’attrape tout de même la phrase « comment expliquer la situation aux enfants ». Si j’avais eu à le faire, j’aurais simplement dit « Mon chéri/ma chérie, les Chinois sont un peuple respectable aux mœurs parfois discutables qui, non-contents de torturer des chiens pour finir par les manger, mangent toutes sortes d’animaux sauvages qu’ils entassent dans des marchés crasseux. Récemment, un pangolin a transmis un virus aux gens du marché et nos autorités qui s’écrasent devant la montagne d’argent que représentent l'économie chinoise et les riches touristes chinois ont laissé les avions remplis de ces gens atterrir chez nous et pareil dans toute l’Europe, et nous contaminer. Et, à présent que le mal est fait, pour montrer leur inquiétude, ils ont décidé de nous enfermer chez nous, pour notre bien évidemment. Et même l’Eglise est d’accord alors que Pâques est notre fête la plus importante, que la Communion est au centre de la foi catholique, tout comme l’adoration du Saint Sacrement. Et personne n’a voulu, n’a osé imaginer de meilleures solutions. Il y en a pourtant, et je ne parle pas de la Communion que l’on pourrait faire porter chez les paroissiens qui la demandent, comme une commande à la Migros ou chez Coop, ou sur Amazon. Il faut dire que la Communion est gratuite et que l’Eglise est financée par nos impôts et que c’est un peu l’Etat. Bref, mon chéri/ma chérie, cette année Pâques n’aura pas lieu même si on aurait pu faire une veillée dans son coin avec un direct sur les réseaux sociaux puis prendre rendez-vous pour recevoir la Communion sur le parvis de l’Eglise, cinq par cinq, chacun à une distance de 2 mètres ».


En vous écrivant tout ça, en le relisant, je prends conscience que sous la cendre de la vie ralentie, il y a de la colère, maîtrisée, policée, bien comme il faut, au garde à vous devant les préceptes hygiénico-moralisateurs à la mode en ce moment. Une colère trempée d’ironie, réhaussée d’un peu d’humour aussi, un humour à la Desproges. Par bonheur, mes amis ont la tête froide, on se dit en chœur qu’il faut bien crever de quelque chose et qu’on ne va pas rester terrer dans cette vie sans vie. Autant mourir de suite, avec ou sans respirateur. Il nous manque peu de choses, des cafés, des tearooms, une petite salle de cinéma, une salle de fitness, des musées de peinture, deux ou trois riens qui sont le fondement même de la bonne vie, et la possibilité de se voir à Berlin, Francfort, Milan, Bordeau, Barcelone ou Copenhague. 


C’est un exil qui nous est offert, un exil dont on ne reviendra pas, au sein duquel naîtra peut-être une résistance et, en attendant, le matin, après mon lever, je m’attarde souvent devant l’une ou l’autre bonne toile achetée à vil prix – de l’art bêtement figuratif, ça n’a plus de cote –  des œuvres qui décorent les murs de mes petits appartements, de la salle, du salon d’été. C’est presque une vie de princesse russe réchappée du massacre de la révolution d’octobre ; c’est, en fait, une vie de réfugié au cœur de mon propre pays, de ma culture. Etonnant, non, comme dirait Monsieur Cyclopède.

lundi, avril 06, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 6, seconde partie


Ça, le fameux « ça » a encore frappé. « Ça » l’a pris d’un coup. Il était à Berlin, Potsdam plus exactement, au Palais Barberini, un affreux bâtiment en faux vieux historique dans lequel loge un musée de peinture. Il y était pour le travail, contrôle inopiné de la surveillance vidéo, exposition de natures mortes de van Gogh. L’essentiel se trouvait dans une salle du sous-sol, une salle entière consacrée au peintre est-allemand Wolfgang Mattheuer. Steeve est entré dans une nuit profonde, une ville au loin, ses lumières, une route solitaire, la lune, les étoiles, les phares d’une voiture qui s’approche. Mattheuer lui a dit de monter. Ils ont fait route un instant en silence, une route obscure, silence des mots mais musique, « Les folies d’Espagne », Marin Marais, un cassétophone mi-pourri sur la banquette arrière.

« Ce n’est pas aussi bon que sur un I-phone. » Wolfgang sourit et poursuit, « c’est l’histoire d’un mec qui vit alors que son monde est perdu, mort pour lui … J’ai connu la même chose dès 89, la chute du mur, etc. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose de biaisé, j’y ai moi-même contribué puis ce que j’ai voulu changer a simplement disparu. Ce n’est pas plus grave. Les arts sont l’écho du monde. Marin Marais a su rendre la profondeur du bruissement de l’étoffe du Temps, une robe de cour, un rideau sur le parquet. Je n’ai pas de solution à t’offrir. Rentre chez toi, et regarde le monde depuis ta fenêtre, ton lit, la banquette d’un café ou ton bureau, et tu verras danser Oméga. » Plop. Steeve s’est retrouvé sur une chaise Louis XIII rustique, l’appartement au-dessus des voies de train, la pseudo-grande ville, une petite table devant lui, des photos éparses, un album. La chaise … le cadeau de Noël de l’auteur gazeux, il trouvait que cette raideur élégante siérait bien à Steeve. L’album : de vieilles photos, un cadeau tardif de Steeve pour sa mère. Réaménagement historique ou quand on a aussi besoin d’une version officielle dans sa vie. Et passe un train de marchandises en contrebas, la rumeur métallique qui, d’ici 300m ébranlera le nouveau Musée étable des Beaux Arts. Steeve se dit qu’il n’y a pas de hasards, la proximité entre son logement et des balises temporelles, des toiles, combien ont-elles une petite vérité à livrer, une pièce de puzzle, rébus quantique qui vise à la quadrature du cercle. Steeve est rendu sur sa chaise Louis XIII, les bras ballants, le regard absent. Le canapé se retient de pleurer, ne pas en rajouter à l’absence de perspectives, tout juste un trou de ver dans une toile peinte aux tons merdasses. Derrière la porte d’entrée, un type se retient de sonner, ne pas détourner l’instant de sa valeur fondamentale ; accessoirement, le type, Friedhelm, n’a pas moins de tact qu’un certain canapé. Il ne vient pas apporter de l’espoir à Steeve, ou des lendemains qui chanteraient connement, mais un cadeau du souverain, un petit portrait de l’empereur dans un cadre ovale en vermeil, décor de perles sur le pourtour surmonté d’un nœud, très fin XIXème en Alpha. La photographie est dédicacée, « à mon ami et sujet, avec amitié, reconnaissance. Franz Joesph II » Le dos du cadre est gainé de velours bleu nuit, pareil pour le pied dont le déploiement est retenu par une chaînette en vermeil de même. Friedhelm jouit de quelques moyens techniques en sus de l’intuition dont un canapé dépressif fait preuve à l’instant. C’est nouveau, une sorte de métronome transdimensionnel afin de rester dans le temps quantique, affaire de rythme, la musique est – aussi – une forme de balise. Les jazzeux sont les plus naturellement réceptifs.

Entre l’abandon de Steeve et l’attente de Friedhelm se tortillent mille légendes, mille récits, entre le mythe et la série télé, en passant par le roman. Et tout est vrai, selon son plan, théorie des cordes, etc. En géométrie, on parle toujours d’une « demi-droite dans l’espace », comme si l’on captait sur l’espace de la feuille une droite qui passait par là, la rendre perceptible, compréhensible, visible. Un récit, une théorie, une pensée offrent de la même manière une existence à un univers jusque là perdu dans l’indéfinition du néant, la matrice fondamentale. Friedhelm, debout, immobile derrière la porte de Steeve laisse encore passer l’évocation de Belphégor, une série en noir-blanc, frottée de fantastique, première diffusion en 64. Les sociétés secrètes et leur pseudo-savoir. Même l’auteur gazeux n’ose plus de telle ficelle dans ses romans. La gare est proche, Friedhelm va plutôt sauter dans un train, rencontrer le sus-mentionné auteur, lui déposer le cadeau pour Steeve. Il a aussi quelque chose pour lui, un petit presse-papier en bronze qui provient d’une résidence impériale. Friedhelm ne doit pas traîner, ne pas manquer son créneau de transit. L’occasion de serrer la main à Steeve se présentera bien à nouveau ; Friedhelm consultera sa table des combinatoires dès qu’il sera en Oméga.

dimanche, avril 05, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 5, seconde partie


Parfois, ça s’arrête. Il remarque alors le portail ancien d’une maison, le parfum de l’air, une feuille ! S’il était l’empereur, il signerait de suite son abdication. Il a suivi l’autre jour une émission à propos de Maximilien de Habsbourg, empereur du Mexique, un pusillanime brillant qui fuyait les charges de sa couronne. Steeve est une sorte de Maximilien du transit. Il en était à creuser le sujet lorsque le mec gazeux s’est assis à sa table, la bonne ville voisine, le tea-room en vue du centre où les serveuses s’échinent à sprayer les petits fauteuils crapaud pseudo-design en reps gris souris de mousse antitache. On est en fin de journée. Le mec gazeux grimace ; Steeve ne sait pas par où commencer. Il jette un approximatif « … et alors ? » « Ça piétine » dit le mec gazeux, « je n’ai pas d’idée, c’est de plus en plus confus, à moins que ce ne soit évident ». S’il n’y avait plus de récit, juste des gens et leur vie. Ni complot, ni trous de vers, ni Alpha, Oméga, etc. Le mec gazeux serait un bon auteur, en vue, à Neu York, qui bavarderait avec Steve chez Rumpelmayer, derrière une tasse d’Ostfriesische Mischung et une tranche de Strudel. Steve lui raconterait un rêve, surprenant, comme une « rencontre », nuit après nuit mais, à présent, ça se serait dénoué, une sorte d’équation à résolution automatique, à la limite entre les mathématiques et les sciences naturelles, un peut-être qu’il traîne depuis la Grande Marche et l’exil. L’armistice y est peut-être pour quelque chose. L’Albanie vient de signer un accord de désarmement, la Macédoine reconnaît l’empereur, elle va rejoindre la couronne. La légation du Saint-Empire a fait parvenir à Steve un courrier, l’informer que sa citoyenneté impériale est confirmée, il est incité à renouveler son passeport à l’ambassade. « Tu veux retourner en Europe ? » Il prend son temps pour répondre à son ami auteur. « Peut-être un voyage … le royaume de Naples ou dans les provinces espagnoles, à cause des films de Peter Almodovar. » Les deux hommes marquent un silence, pensif. Almodovar s’est spécialisé dans les drames à Barcelone ou Madrid, avant la guerre. Il est né et travaille aux Etats-Unis du Mexique. Tout est reconstitué en studio avec grand réalisme. Les impériaux se persuadent que ce sont des inédits tournés avant la volatilisation. Steve se sent plein d’envies. Il regarde les … vingt dernières années de sa vie comme un long sommeil somnambulique, paradoxalement harassant. Il est libéré, délivré, etc. L’époque était bizarre, il était bizarre, il ne s’appartenait pas. Puisqu’il est sujet de l’empire, il va renouveler son passeport et, hop, aux prochaines vacances, s’envoler pour la brumeuse Europe. Naples, Palerme, Madrid ou Barcelone ou, plutôt, dans la ville où séjourne la cour. Il va demander – il en a le droit – une audience à l’empereur ; tous les sujets de Sa Majesté devant Dieu ont droit de le rencontrer et échanger avec lui, soumettre une doléance ou n’importe quel message, plaider pour la véritable recette des macarons à la coco, par exemple, proposer une modification législative, se plaindre de son voisin ou demander la grâce d’un parent condamné ! Steve partage immédiatement son projet avec l’auteur qui s’en amuse, ça lui donne l’idée d’une pièce, « L’audience » et le souverain serait obligé de convoquer un tribunal afin de statuer sur le cas d’un époux dont la femme le force à porter des chaussettes reprisées. Evidemment, on serait au plus fort de la guerre, la Grande Marche, etc. Ce serait drôle, légèrement critique quant à l’anachronisme de certaines institutions impériales et permettrait d’évoquer en filigrane l’horreur de la destruction d’un quart de l’Europe.

Steve rentre un peu ivre de son rendez-vous. On a bu du sekt, du schnaps, du Spätburgunder un peu trop facile au palais, rouge rubis et bouquet fruité. Steve se souvient avoir été très amoureux et malade à la fois, la présence de son autre lui, mais personne n’en parle plus, c’est fini, il s’en est remis, peut-être une conséquence de la guerre, un trouble post-traumatique schizoïde. Aujourd’hui, ça n’a plus d’importance.  Il veut passer à autre chose, tant pis si c’est trop tard. La femme qu’il aimait est morte, le Kosovo respecte le cessez-le-feu, l’Albanie veut rejoindre l’empire, les jeux sont faits et il lui est permis de couler dans une bienheureuse banalité. Il a cessé de rappeler à lui les traits de Mirim, sa belle Julia. Parfois, il se rappelle de sa propre enfance, de Heinrich, son ami étudiant en médecine. Il se souvient l’avoir laissé dans son chalet familial, seul, sûr de son sort, les premiers cent kilomètres de la Grande Marche. Personne ne savait exactement jusqu’où se produirait la volatilisation. Il fallait marcher, marcher jusqu’en Albanie, les camps de la Croix Rouge avaient été déclarés « sanctuaires ». Heinrich et Julia lui manquent mais … mais laissez les morts enterrer leurs morts disait l’Autre et Steve doit faire avec. Il a envie de déménager, s’installer enfin. Il est le dernier des exilés survivants de la Grande Marche à occuper l’un des logements d’urgence mis à leurs dispositions par le Staat von Neu Yorck. Toutes les autres chambres sont occupées par des étudiants, des personnes à l’aide sociale ou des travailleurs de passage. Il se verrait bien à Grünezauberindorf.

jeudi, avril 02, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 4, seconde partie


Adélaïde lui a assuré que ce n’était rien, tant pis pour l’avant. Steeve doit définir cet après dans lequel il se dispose à entrer. Il le voit sans plus de qualité que lui-même, ne pas pécher par orgueil. « Vous y croyez ? » lui a-t-il demandé. « Pas plus que ça », a-t-elle répondu, « mais je ne suis pas à votre place ». Chaque homme serait une île, un continent mystérieux peuplé de sortilèges et d’êtres fantasmagoriques. « Bref, Oméga n’existe pas ! » a-t-il lancé. « Moi non plus si vous ne m’aviez pas rencontrée. » a-t-elle rétorqué. Steeve remarque pour lui-même qu’Adélaïde n’a pas dit  « …si nous ne nous étions pas rencontrés … » ; elle s’est volontairement retranchée de l’expérience de leur conjonction, au Musée Cantonal des Beaux Arts. S’il reconnaît cet événement, Steeve en partagera l’existence avec Adélaïde et d’autres visiteurs du musée au jour de leur confluence, pour peu que ces visiteurs ne les aient « calculés ».

On n’imagine pas le pouvoir des gens simples, des badauds, des témoins muets qui font tapisserie un peu partout sans même que l’on y prête garde. Il est l’un de ceux-là mais Steeve a vécu bien autre chose que la conversation d’un type un peu vague avec une femme mûre en écossais. Il a vécu Oméga, des possibilités, la lumière des Césars, ce quelque chose d’imparfait, de séduisant, un possible à sa mesure, un ailleurs qui lui appartient. En Alpha, il erre sans trop quoi savoir faire de lui, de ce corps pour lequel il est revenu parce que ces chairs, leurs faiblesses, les douleurs assorties sont pleinement à lui. Ce corps le définit.

Adélaïde lui a donné rendez-vous, dans quelques jours, pour un café, même lieu. Ça tombe bien, il a encore deux ou trois vérifications à faire, de la routine à la limite du peignage de girafe. Ça a le mérite d’occuper, un peu, plutôt que de faire le ménage ou écouter pleurnicher un canapé ramassé au hasard d’un trottoir. C’était tout de même cool d’avoir une « mission », ça le remplissait comme de l’étoupe dans le corps d’une poupée, lui donnait du volume, une présence, de l’importance. Il pourrait peut-être se jeter sous un train, il habite près des voies. De plus, c’est la saison : désespoir, solitude et approche des fêtes. Ce serait encore un coup à se réveiller dans un scaphandre d’occasion en Oméga, un truc mal formaté, il redeviendrait un cobaye, et que je te balade d’un complot à l’antichambre d’un palais impérial, culbute médiévale, escale dix-neuvième-siéclarde sans qu’on ne lui explique rien. Il est peut-être doué mais ça ne l’empêche pas d’être con. Re-caramba. Il faut qu’il passe demander des précisions au mec gazeux, ses élucubrations littéraires vaporeuses. En attendant, il s’endormira en regardant de vieux clips des eighties’. C’est, du reste, à cause d’une inspiration subite instillée dans l’esprit effervescent du précité auteur, suite à l’écoute de quelques-uns de ces vieux tubes, qu’il lui serait venu la prime ébauche du récit de la vie de Steeve. Comme quoi l’existence des mortels ne tient vraiment à rien.

mercredi, avril 01, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 3, seconde partie


Ça ne va pas mieux ; cela a-t-il même jamais été bien ? On serait en droit de s’interroger. Il est passé trouver Mirim, son état est stable, ce qui ne veut pas dire grand-chose à son propos. Steeve se retrouve comme un vieux machin dans son appartement décati, la pseudo-grande ville autour. Son canapé pleurniche. Steeve a le choix entre accepter ses menus dons ou avoir l’oreille qui clignote. Il aimait bien les perspectives qui s’ouvraient à lui du temps quand il était un looser aux pieds sales, la ville avait vaguement de la personnalité. A présent, tout est écrit mais il n’arrive pas à déchiffrer. Et il n’y a pas que le canapé qui sanglote, toute la maison pleure un temps perdu, béni mais personne n’avait compris. Steeve se souvient de son homonyme, un mec de l’Agence, une petite main qui avait pris congé d’Alpha comme ça, mine de rien. Il avait sauté d’un quai, un p’tit lac suisse-allemand bien comme il faut et, pfuiiit, disparu. Steeve regarde luire un énorme couteau de cuisine sur la table du salon, il l’a oublié là, il avait bricolé un truc et pas de cutter sous la main. La lame lui fait de l’œil, il se dit pourquoi pas. De toute manière, l’Agence ou de petits hommes verts vont tout bien tout remettre en place et il aura été effacé de la narration. Il doit passer trouver Adélaïde avant de décider quoique ce soit. Steeve a un à-priori positif, il aime bien l’écossais, ça lui rappelle des choses qui ne lui sont jamais arrivées, des peut-être heureux qu’il aurait tant de plaisir à raconter ou ressasser derrière une bière, une terrasse, fin d’après-midi, un printemps humide, l’un de ces improbables cafés-restaurants où se mêlent des bikers bidonnants, les vieux du quartier, des ados « rebelles » et de la blonde avec la miche en dépôt de bilan. Et voilà que le canapé pleure sur sa jeunesse à lui, Steeve, sa jeunesse disparue !? Il trouve que c’est encore plus triste que de finir au bord du trottoir dans l’attente d’être broyé dans la benne d’un camion-poubelle de la voierie. Steeve ramène le couteau à la cuisine. On est toujours à la croisée des chemins, ce petit moment d’indécision, moins qu’un vibrato, avant de plonger dans l’un des possibles qui s’offrent à vous et tout s’enchaîne comme des détritus qui tombent dans le dévaloir, la belle invention foireuse. On a fini par tous les condamner à la fin du siècle dernier, les gens étaient trop dégueu’, ils balançaient leurs restes alimentaires sans même les emballer d’un sac poubelle. Steeve se souvient avoir été accusé dans son adolescence par un concierge lusophone d’avoir jeté un reste de spaghettis bolognaise, spaghettis ayant terminés leur course sur le dos du dit technicien polyvalent de surface. L’image le fait marrer, ce qui ne retire rien au fait que son état d’homme sans qualité particulière le maintient dans une immobilité indécise. Ça ne le préserve ni du temps, ni de l’ennui. Caramba. Il y a donc eu un avant et il entre dans un après, celui de la guérison. Il ne retrouvera jamais l’état qu’il connaissait dans ce fameux avant. C’est évident. Il s’assoit. Il est soudain frappé par le souvenir, toutes les fois quand on l’a vilipendé, quand on s’est payé sa tronche, quand on l’a humilié et ça aurait continué s’il n’avait pris les choses en main, le petit hiatus quantique qui a replié Oméga sur la probabilité de son existence. Le canapé s’est endormi, Steeve fait attention de ne pas le réveiller.

samedi, mars 28, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 2, seconde partie



Par moment, ça lui semble très clair, il sait exactement ce qu’il a à faire, la suite des événements, il est même certain de ce qu’il veut, ce qu’il attend. La plupart du temps, ça redescend comme un vieux soufflé tiède et il se demande ce qu’il peut bien y foutre. Tout l’embarras de sa situation se concentre dans ce « y » dont le sens varie de la vie  que Steeve mène, au sens ultime de son existence, l’avenir d’Oméga, son activité professionnelle, l’Empire, l’Agence, la résistance jusqu’à la carrière littéraire du mec gazeux. Steeve s’attarde en contrôles inutiles au musée des Beaux Arts, parfois une toile lui parle un peu, lui glisse un mot, comme les parents « de l’autiste », « le père » et « la mère », par Félix Vallotton, chacun son tour susurre que c’est une erreur, une invraisemblable erreur, ils n’ont rien à ajouter, ils ne comprennent pas, que pourraient-ils dire ? Ils sont des gens plutôt simples même s’ils vivent dans une certaine aisance. Steeve pose une main amicale sur l’épaule du « père », le rassurer, tout va bien, Félix va bien, il a du succès, et Paul s’occupe de vendre les toiles de son frère. Tout est pour le mieux. Il n’a pas les chiffres en tête mais ils vivent aussi bien que s’ils avaient une pharmacie. A la « mère », Steeve dit que Félix a épousé une femme bien qui contribue à son succès et qui lui a donné une famille. Steeve omet de dire à vieille que Gabrielle Vallotton a donné à son second époux les enfants conçus avec le premier. Steeve se perd dans le décryptage de la bibliothèque de l’autiste, il ne reconnaît pas la femme qui farfouille parmi les rayons en désordre, la bibliothèque est une vitrine dont les portes sont garnies de rideaux verts. Une fois refermées, personne ne peut deviner le désordre. La femme se tait, une main plongée parmi les livres. Steeve la sent agacée mais elle se réfrène. Tu parles de balises, Félix les a « amorcées » – ce genre de choses s’amorce comme une grenade – n’importe comment pour emmerder, ses modèles, les transitaires, Oméga, l’Agence, etc. A présent, la femme de dos marmonne quelque chose, Steeve fait le mort. Il sait qu’elle sait qu’il est là mais il ne se sait pas observé, lui aussi, par une femme dans la salle, près de 60 ans, élégante, en tailleur jupe écossais beige, maquillée, un peu, quelques bijoux. « Vous entrez véritablement dans la toile, n’est-ce pas ? Je ne suis jamais parvenue jusque là. » Steeve sursaute, se retourne, la femme lui tend une main, « Appelez-moi Adélaïde, j’ai fini par adopter ce prénom mais c’est une longue histoire … » Elle pensait bien que Steeve était là pour des raisons professionnelles, aussi. La peinture, c’est un peu le domaine d’Adélaïde, son père était galeriste, ainsi que sa grand-mère par alliance mais rien n’est resté, pas même une petite collection. « Je connais les amateurs d’art, leurs manies, leur mise-en-scène mais vous semblez vraiment communier avec la toile. » Steeve se présente, explique son travail et le lien qu’il a su développer, avec le temps, vis-à-vis de la peinture, de la littérature, l’art … « Si je vous disais ce que je crois. Les œuvres ont une vie propre, les lieux, les personnages, les situations ont une existence pas moins réelle que nous. Et on se croise avec un tableau, une page de texte. » Steeve fixe brièvement Adélaïde, soulagé, content qu’elle ne soit pas un membre de l’Agence ou de n’importe quel bureau de l’administration impériale. Elle ajoute une dernière chose dont Steeve se doutait bien, « Faites-en ce que vous voulez, mais la guerre a commencé, peut-être le combat final. Pour l’instant, on en est encore aux questions de stratégies, alliance de dernière minute, la foire aux dupes. Le premier coup finira par partir … Passez me trouver un de ces jours. »

lundi, mars 23, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 1, seconde partie


Les jours se sont ajoutés aux jours, ou plus exactement à l’absence de jour sous un ciel bas, le stratus plombé qui coupe les montagnes à l’horizon et assourdi la palette. Et maintenant, c’est fini, à moins qu’il n’entame un nouveau chapitre, le charme de la petite histoire de rien, légèrement triste, la douceur amère de souvenirs effacés. Il a rencontré, fortuitement, le mec gazeux dans le nouveau grand Musée des Beaux Arts du coin, une nef de béton, façades garnies de briques de grès gris. Steeve venait vérifier le nouveau système de surveillance vidéo, le mec gazeux promenait son spleen et un manuscrit à la cafétéria, derrière une tasse de Assam. Steeve s’est assis en face de lui. « Au fait, c’est un rendez-vous » a lancé l’auteur gazeux. « Friedhelm ? » a répondu Steve. Et son vis-à-vis d’acquiescer. Steeve s’est alors lancé dans un comparatif entre ce musée et celui de son dernier transit. Steve, oui, Steve, le double de Steeve, avant la Volatilisation, la Grande Marche et l’immigration aux Etats-Unis du Mexique, vivait dans la région. Si Alpha se met à reconstruire ce qui a disparu en Oméga dans une sorte de rétro-avancée, ça ouvre de nouvelles perspectives aux héros sans qualité particulière. Dommage qu’un mal indiagnostiqué lui grignote le côté droit de la tête ; Steeve n’est pas au point de se rouler par terre. Il reste un peu abasourdi par le silence d’Oméga. L’auteur gazeux se tord les mains comme une jeune fille, ses prochaines publications n’ont de cesse d’être reportées. Franchement, ces histoires cantiques de mondes parallèles sont en train de l’éloigner de son travail, ce pour quoi il est fait, de l’autofiction gaillarde et chantournée. Il avait déjà bien assez de contradicteurs, s’il faut encore y ajouter les agents du côté obscur de la force … Heureusement, il y a les chiens, ils vont bien. Parfois, l’auteur gazeux se dit qu’ils s’occupent de tout dans la maison. Bref, Friedhelm a dit « on ne va pas vers le beau, les cols risquent d’être fermés ». Steeve semble réfléchir avant de lâcher « Il veut certainement dire qu’il est temps de s’équiper de chaînes » mais ni Steeve, ni l’auteur n’ont de voiture. Ils ne vont pas même à la montagne. A travers les baies de la cafétéria filtre un jour rare, gris, il est 17h. Les deux hommes ont la tête pleine de héros discrets et désillusionnés aux gestes mesurés. Des taiseux, des blessés et, sous la croûte, des petits garçons délicats. C’est aussi l’heure bleue des rendez-vous adultérins, les petits secrets des femmes mariées, bien comme il faut que l’on rencontre fraîches encore à cette heure dans les transports publics. Tout cela est très cliché, téléphoné et dépassé même. Steeve prend congé, il va aller promener un peu ses crépitements à travers la ville puis il compte se coucher tôt. Le mec gazeux va tenter d’imaginer une suite plausible, il a accepté la mission. Il comptait écrire un truc à propos de Berlin, le buste de Néfertiti, des histoires de portes symboliques mais ça lui a échappé. Steeve devra se débrouiller tout seul.

L'homme sans autre qualité - chapitre 33


Samedi mou, le premier de novembre, ni transit, ni translation, juste le parfum puissant du souvenir d’Oméga, l’ancien Oméga de son adolescence que Steeve traîne de pièce en pièce, son vieil appartement aux tapisseries ruinées, le canapé silencieux, un peu d’ordre dans la cuisine et une chambre, un vrai lit aux draps propres. Du reste, la machine tourne dans la salle de bain. Ce n’est pas que ça le dérange mais tout de même, ce crépitement qui, subitement, se met à hurler dans son oreille droite et le quitte par intermittence. Il en a parlé à l’hôpital, à l’occasion d’une visite à Mirim, il doit consulter, en attendant on lui a glissé une boîte d’anti-inflammatoires. Il dort, il mange, il fait ce qu’il a à faire pour entretenir le mythe merveilleux de la normalité. A-t-il refermé la porte ? Il susurre   « …I need your love » sur la musique de Porter. Il ne saurait du reste à qui adresser ces mots. Steeve se dit qu’il finira peut-être avec autant de dignité que son oncle alcoolique, la bibliothèque dont il a hérité, son invraisemblable épopée. Personne ne sait quels sont les effets des transits sur la santé à long terme, quels sont les risques accrus de cancers, infarctus, attaques cérébrales, autres. Steeve s’en fout. Tant qu’il peut marcher. Il sent qu’il y est allé, un centre balnéaire avec spa et un peu plus, une jolie campagne, une colline, un bout de ville, de vastes champs au-delà et une rue adossée, à un vieux mur, une rue qui mène à l’hôtel, l’entrée du parc. Il y a aussi un type plus vieux, et le reste … confus … à décanter ! Comme un vin de garde que l’on n’a pas laissé maturer suffisamment longtemps, les arômes restent confus. A bien y réfléchir, il y a une ville, pas loin, d’un genre plutôt allemand. Il la connaît. Il sort de la gare, coupe à travers une friche urbaine, atteindre un musée. Deux types le suivent, il y a de l’embrouille, Steeve se souvient d’une soirée dans les souterrains du musée, un bastringue cul-alternatif-artisteux … C’est à cette occasion que s’est nouée l’embrouille. Le jeune mec doit être le tapin du vieux et Steeve a dû secouer ce dernier à un moment … On peut pénétrer dans l’espace muséal soit par un ascenseur panoramique, soit par une entrée au sous-sol, second accès qu’emprunte Steeve, filer sous le nez des deux jobards qui l’ont tout de même devancé. Un guichet sécurisé, Steeve passe sa carte, un préposé lui dit qu’il y a un problème. Un problème ?! quel problème ? S’il s’agit de ces deux messieurs ? Steeve les avait « bousculés » ? Dans l’enceinte du musée ? non, mais à l’occasion d’une soirée, dans un espace mis en location par le musée. Il s’agissait d’une proposition, comment dire … inconvenante. Ça n’a toutefois rien à voir avec l’espace muséal. Le gardien acquiesce, laisse passer Steeve et les deux importuns de tourner les talons. Durant sa visite, Steeve se laisse surprendre par un autre visiteur taquin, un petit système amusant aménagé au détour d’un couloir, un vitrine remplie de masques et de mannequins en buste, grandeur nature, la vitrine est à l’angle d’un escalier, aménagée de même en escalier et si l’on y prête garde … Par l’arrière, une ouverture ménagée permet à quiconque de se glisser, la tête, les épaules ou jusqu’à la poitrine afin de surprendre les autres visiteurs par un cri, un mouvement. Et Steeve de se faire avoir, s’en amuser. Le musée est une vaste expérience, une sorte de mise en abîme de la notion de musée, une coulisse, un espace en voie d’aménagement. Le clou, le « salon des paysages », une salle comme un séjour et la vue sur la ville jusqu’à ce que cette vue indique un mouvement, le musée avance le long de la rue. Nouveau tour de passe-passe, les fenêtres n’en sont pas mais des écrans. Une femme admire le montage, émerveillée, Steeve entame la conversation. Accélération, le musée semble s’envoler, les écrans fenêtres diffusent un ciel, un vol, un survol, puis une baie. « New York » s’exclame Steeve avant de se raviser, la baie de Genève dans la lumière orange d’un coucher estival. Il en pleure d’émotions.




dimanche, mars 22, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 32


Marcher dans Berlin, le long de boulevards ensoleillés, quelques passants, de très rares touristes parce qu’on se trouve dans un quartier chez les vrais gens, loin des rues commerçantes, des bastringues à toutous. Marcher face au soleil, plein Ouest, comme dans un happy-end, fondu-enchaîné avec le générique, un film d’aventure surfilé de philosophie pratique, une belle histoire qui se termine par l’ouverture à un autre chose doux, agréable, un sentiment proche de l’ivresse légère que procure un verre de vin rouge. La BO ? Porter, « Surround me with your love, surround me with your words … » Steeve serait ce héros magnanime et anonyme capable de comprendre et consoler. Il serait le « bras armé » de l’auteur. Il serait sans âge, c'est-à-dire vieux, comme ces bagnoles pas assez vieilles encore pour valoir quelque chose mais déjà sans plus de cote à l’argus. Steeve retourne en Oméga, dans l’enfance, la jeunesse de son avatar. Combien sont-ils comme lui, à entretenir l’existence d’Oméga par le souvenir et la répétition continuelle de saynètes charmantes. « Hello, can you hear me ? » Reçu cinq sur cinq. Il est le type banal par qui coïncideront Alpha et Oméga, genre solution hydrofuge qu’il faut émulsionner énergiquement pour que cela fasse un tout. Chaque crise sera l’occasion de faire un, en dehors. Alpha, Oméga et toutes les lettres qui peuvent les séparer ne forment qu’un catalogue de possibles. Steeve a choisi son scénario, minimaliste, évident, pas besoin de le définir à grand renfort de « à la fois » et autres syntagmes contradictoires. Il a décidé qu’il serait lui et personne d’autre. Il a, effectivement, trouvé une boîte de pralinés, une carte dactylographiée, « Avec les compliments de Friedhelm ». Un peu léger a-t-il pensé, à peine crédible dans le scénario, l’auteur gazeux a dû caller dans le récit, à moins que lui, Steeve, ne soit en train de rêver « Alpha » en possibilité séduisante de sa logique de vie.


Rentrer, rentrer chez soi, en ressortir et marcher, encore, dans le jour bas d’une fin octobre. Il a dû prendre des avions, des trains … Il aimerait bien en rester aux transports urbains, un métro par exemple, descendre dans une station du Marais parce que, à l’instant, l’air sent Paris en automne, Paris comme elle sentait en automne à la fin du XXème et plein d’espoirs confus, d’envies, de désirs, la vie urbaine que Steeve aurait dû connaître et pas sa trentaine miteuse, impécunieuse, ratatinée et aigrie. Le bruit des cafés, la clameur des grands magasins, la saveur d’une rencontre. Voilà exactement ce que l’on doit vivre, comme tout le monde, quand on est un type sans qualité particulière. Il regrette même – c’est de saison – cette période avant qu’il n’y croie, aux transits et tout le reste. La nostalgie d'antan, le bon vieux temps, meilleur, le temps, depuis qu’on l’a tout bien reconditionné façon tranche du jambon périmée (retaillée, remballée). Steeve va trouver sa mère, l’appartement mi-miteux en banlieue, une certaine dignité … une indigence bien peignée depuis que l’intéressée est à la retraite et boit plus de thé que de mauvais rouge. Et Mirim, déménagée dans un joli service de légumineux moyens, antenne hospitalière décentrée en banlieue verte.

dimanche, mars 08, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 31


A Berlin, dans la « perpétuelle » - c’est ainsi que l’on désigne Berlin à l’Agence, rapport à la présence d’un … vortex cantique, un passage perpétuel entre Alpha et Oméga – à Berlin donc, Steeve a « remonté » le scénario, quasi le même. Même zone pour son logement, mêmes activités, même timing. Juste une petite distorsion. Au cinéma, il a vu « Noureev », le biopic du plus sublime Solor depuis la première de « La Bayadère ». Steeve se rappelle avoir pris des notes en son temps, à ce propos, dans son petit carnet à « vocabulaire et autres choses ». Après le cinéma, il est allé dîner dans un restaurant voisin de celui dans lequel il avait dîné, les deux établissements proposant de la cuisine autrichienne. Il est aussi allé s’entraîner dans un fitness dont il pouvait observer la salle depuis sa chambre d’hôtel, le séjour quand tout a dérapé, und was noch ? Tous les petits riens qui seraient advenus s’il avait pris le bon chemin. Il était le chat mort de Schrödinger, il doit redevenir le chat vivant, se réaligner sur la matrice. Et puisqu’il croit en la pythie cinématographique, Pouchkine,
l’enseignant de Noureev, dans le film, glisse à son élève que les gestes ne doivent pas juste être exécutés, même à la perfection, ils portent chacun leur logique, qui appelle un geste suivant, il faut connaître le but de la chorégraphie, le sens inné de chaque chose, à savoir un récit, une histoire. Steeve doit raccommoder son histoire, l’histoire d’Alpha, d’Oméga, du mec gazeux, de Mirim, de sa mère et, pourquoi pas, même de quatre-pattes, le petit chef podagre emporté dans les scandales de l’Agence. Steeve laisse tomber ; il ne va pas se mettre à courir après des pourquoi, des comment. Il a fait fausse route, rien ne sert de tergiverser. S’il doit en tirer un enseignement, celui-ci s’imposera à lui ; ça fera sens. Il est doué, il sait transiter, il pratique la grande cabriole, il en est presque arrivé au transit intégral. Il slide comme on se brosse les dents. Il est si doué qu’il arrive, clou du clou, à passer au travers de son talent et à refermer la porte. Ce soir, il est un homme sans autre qualité, un type à l’approche de la cinquantaine, quelques restes qu’il porte pas mal, une sorte d’Ulysse de lui-même retrouvant enfin la Pénélope qui tisse patiemment en lui. Il va rentrer dans son austère chambre d’hôtel, il sait qu’il trouvera un mot de Friedhelm, des instructions, des nouvelles ou une boîte de chocolats, à moins que les nouvelles ne soient dans le chocolat. Steeve se couchera et dormira pour lui, peut-être visitera-t-il d’autres réalités, d’autres récits, aussi probables, aussi certains que n’importe quel possible.


lundi, février 24, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 30

Narcìs Puget Viñas, autoportrait.
Parfois, elle ouvre les yeux et bat des paupières. Elle est aussi capable de suivre le mouvement du doigt qu’un chef de clinique lui met sous le nez. Steeve est arrivé après la toilette, dans son joli costume de « men in black », et ça le fait, surtout avec les lunettes noires et un bouquet de roses. Légèrement « too much » pense-t-il. Il est resté un instant à la regarder dormir paisiblement. Elle n’est pas particulièrement pâle. Elle a l’air plutôt … en forme, à peine amaigrie. Steeve finit par lui faire la lecture, un article climatosceptique reçu via un réseau social. En fait, l’académie des sciences impériales (en Oméga) a émis l’hypothèse dans un rapport destiné à l’Agence que les modifications climatiques dues à la grande volatilisation seraient peut-être à l’origine du réchauffement en Alpha. Steeve glisse son smarphone dans sa poche et raconte deux ou trois des trucs bizarres qui lui sont arrivés dernièrement. Il s’attarde un peu sur son séjour viennois, Musil, Schiele, Ulrich et Dio… non, pas un mot sur Diotime ni sur Bonadea. Et, oh oui ! il a rendu Oméga caduc, à cause d’un transit prohibé. A ce chapitre, il eut préféré revenir sur la tentative d’assassinat de Mirim, le cousin Agron, morale clanique, cinq ans déjà ! Cinq ans de coma pour sa « belle ». Steeve aurait voulu la faire « migrer » mais il faut être conscient pour nidifier dans un scaphandre. Steeve aimerait retrouver des habitudes, un rythme, le charme de l’ennui plutôt que les grandes orgues de la tragédie et la souillure du surnaturel. On ne l’imagine pas vraiment ainsi mais les mondes parallèles, la métempsychose, les petits martiens, les trous de ver et tout le bataclan sont parfaitement répugnants. Incongru comme de l’ail dans une pâtisserie et répugnant comme une couche pleine au milieu d’un étal de boulangerie ! Il était finalement plutôt heureux dans la peau d’un vigile amoureux d’une belle alba’, un peu raté, un peu trafficoteur, un peu con-con. On n’imagine pas le confort à être banal. Commun. Transparent. Steeve caresse un peu la main de Mirim. Il est fini le temps béni quand on pouvait le confondre avec la tapisserie. A peine le temps de faire les courses dans une supérette qu’on l’envoie dans une île des Baléares, vérifier l’installation vidéo d’un musée d’art local. Steeve remarque pour lui, au passage, qu’il a pris du grade dans ses proto-activités de vigile : il est attaché à la surveillance vidéo de lieux d’expositions. Finies les soirées teuf déguisés en néo-flics ou, même, costume noir cintré. Il se retrouve, face à la mer, ineffable, un hôtel de moyenne catégorie, et vaguement un moment par-ci, par-là, durant les heures d’ouverture du musée Puget, vérifier l’angle et le bon fonctionnement des caméras. Ça sent la mission prétexte et l’autoportrait du maître s’est adressé à lui, un message de Friedhelm, la connexion directe reste difficile mais il est toujours possible depuis Oméga de passer par les balises. Narcìs Puget Viñas n’a jamais cultivé une pensée politique, il a surtout voulu travailler pour l’Espagne à travers sa peinture. Son fils, Puget Riquer, est resté de même en dehors de la critique antifranquiste.
-        Même le caudillo savait qu’il y avait autre chose, qui nous dépassait tous … On m’a dit de vous dire de ne pas vous inquiéter. Maintenant que les balises sont en voie d’être toutes raccordées … on vous expliquera les détails, j’ai peur de m’embrouiller. Et, dernière chose, vous êtes attendu à Berlin, allez-y directement, vous changerez de vol à Barcelone, les billets vous attendent à la réception de votre hôtel.

Steeve fixe les traits du vieillard, mise-en-scène classique de l’artiste alors que sa peinture est bien plus novatrice par la forme, les tons employés, la patte néo-impressionniste. Steeve passe rapidement d’une toile à l’autre, des rires s’en échappent, une clameur de foule, les pas ferrés d’une mule, une litanie façon « récitation du rosaire ». Toute la bonne vie ibizienne s’offre à lui, irréelle et intemporelle à la fois, à des années lumière du tohubohu festif coké extasié de la « saison ». Nous sommes l’ancien monde glisse une femme dans son costume traditionnel, la jupe sombre ourlée de blanc, le bustier et le tablier richement brodé, la cape à capuche en cas de pluie. Nous portons des valeurs immuables souffle-t-elle encore. Et Puget Viñas de surenchérir : Pourquoi croyez-vous que mon œuvre parle aux transitaires ? Oméga, comme vous le nommez, est LE MODÈLE abouti. Puis le silence, un léger grésillement dans l’oreille droite, Steeve assure au directeur que le musée est parfaitement surveillé, les caméras couvrent tout l’espace d’exposition, les images sont stockées dans un cloud sécurisé où toutes ces toiles doivent s’interpeler dans la plus grande confusion, recomposer le monde et l’histoire dans une instantanéité surnaturelle, les lois sibyllines de la physique cantique … Il ne sait pas trop combien de musées, de galeries, de collections privées sont ainsi reliées, interconnexion de toutes ces balises, du portrait historique au paysage surréaliste, de la scène de genre à la fresque allégorique, des peintures pariétales animalières de Lascaux à l’expressionisme non-figuratif. De la puissance de l’image, de la représentation « artificielle » en matrice du réel et non en expression de celui-ci. D’un jour à l’autre, les œuvres « fliquées » ne doivent pas se ressembler, elles doivent insensiblement changer d’aspect. Sur la base d’une modélisation mathématique de ces micro-changements, il serait possible d’extrapoler un algorithme permettant de définir … l’air du temps ? l’avenir ? Steeve n’en sait trop rien. Il rentre à l’hôtel, remplit sa valise en vrac et passe le reste de la soirée enroulé dans un plaid, sur la terrasse, face à la mer, bercé par de la musique lounge.

jeudi, février 13, 2020

The new pope


On ne s’était plus parlé depuis quelque temps, mis à part via « L’homme sans autre qualité ». J’ai un peu perdu l’habitude de t’interpeler comme ça, comme un vieux copain, on mettra ça sur le compte de l’âge, ou de la pudeur, ou de la fatigue, cette raideur qu’elle imprime dans les membres et la pensée. Bref.

Je sors du visionnement de la mini série « The new pope », la suite de « The young pope ». Le récit débute là où il en était resté au dernier épisode de la saison précédente. Pie XIII (Jude Law) est dans le coma, il lui faut un successeur, ce sera François II, chantre de la pauvreté forcenée et de l’accueil de l’autre jusqu’au coupable oubli de soi. Ce nouveau pape meurt aussi rapidement que Jean-Paul Ier en son temps et lui succède, après quelques atermoiements, Jean-Paul III (John Malkovich), souverain pontife fragile, pusillanime, héroïnomane et mélancolique, Rajoutez à cela une touche de chic anglais décadent punk et vous obtenez un personnage aux dialogues savoureux et à la psychologie complexe. On retrouve tout le savoir faire de Paolo Sorrentino, une photographie soignée, une mise-en-scène toujours à la limite du surréalisme, une BO qui donne envie de bouger, des costumes, des décors, une direction d’acteur, le tout impeccable. Carton plein !

Je ne vais pas m’étendre sur les mérites évidents de cette production. Je ne suis pas assez documenté. Pour faire simple, on retrouve l’esthétique et la narration extatique de La grande bellezza, mâtinés d’almodovarisme. Sorrentino eût pu donner dans le « où cours-je, où vais-je, dans quel état j’erre ? » version catholo-vaticane. Il va bien plus loin. Soit, l’Eglise est un Etat, une organisation aussi beurk que tous les Etats et les organisations du monde entier mais Notre très Sainte Mère l’Eglise catholique romaine et apostolique a quelque chose de plus, d’autre et de merveilleux à nous offrir : une vérité mystique ! Ce merveilleux cadeau n’efface pas les manquements, les abus, et blablabla mais transcende tout cela.

Je suis persuadé que « The new pope » parle à chacun. Le diocèse, ma paroisse sont touchés par … une épreuve ? un scandale ? une histoire légèrement pouerk. Prenez un bon curé, son goût de la bonne chair, sa jovialité, son filleul, des week-ends de ski au chalet, un prélat naïf et/ou maladroit, de la presse à l’affût et, oui, il s’est passé un truc, comment communiquer sur le « truc », la justice se met en marche et, en attendant, du côté de Morges, on reste dubitatif et silencieux les yeux baissés sur l’affreux carrelage de pizzeria de notre bonne église Saint-François-de-Sales.

« The new pope » pose avec un certain baroque les mots que chaque fidèle attend depuis, oh ! depuis toujours. La compromission politique n’interdit pas une parole libératrice. Au dernier épisode, lors de son allocution publique, avant la prière dominicale de l’Angélus, depuis la place Saint-Pierre, le pape Jean-Paul III se lance dans une formidable exhortation aux oubliés, aux rejetés, aux mal-aimés, aux négligés, aux humiliés, qu’ils viennent se joindre à lui car l’Eglise a besoin d’eux. John Malkovich a certainement joué là la meilleure réplique de sa carrière. Peu avant, Jude Law alias Pie XIII, dans toute la majesté obsolète pontificale, juché sur un trône à porteurs, paré de lourdes étoffes cramoisies rebrodées d’or et de pierreries, encadré par les éventails en plumes d’autruches de la tradition pré-vatican II, le pape émérite Pie XIII, donc, adressait une harangue au collège des cardinaux, ou comment être plus intelligent que l’ennemi – le plus dangereux, celui qui est en nous – il nous déroulait le plan de bataille que l’on aimerait connaître à l’Eglise.

L’espace d’une mini-série, j’ai oublié certaines petitesses de l’organisation ecclésiastique catholique-romaine, des mesquineries de sacristie, le carrelage de pizzeria de Saint-François-de-Sales, la maladresse d’un prélat et les écarts d’un bon prêtre. Si j’étais évêque à la place de notre évêque, je m’économiserai bien des paroles malheureuses et j’organiserai des projections publiques de « The new pope » dans tout le diocèse.



mardi, janvier 28, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 29


 « Démobilisé », il se sent démobilisé, certainement un effet de la saison, l’été indien, ses virées à Neu York, le charme de sa vie minable en Alpha. Ça l’a pris en fin de matinée, un truc a bougé, au fond, une certitude tout imprégnée de la saveur d’Oméga, un-deux transits la nuit précédente et celle d’avant. Il était Steve, il avait 25-28 ans, une silhouette travaillée, il déplaçait des tables torse nu avant de passer un t-shirt et un chandail vert sapin. Dans un autre « souvenir », il portait une alliance en or jaune mat, il y avait deux autres anneaux, or rose et or blanc, et deux garçons, une bague pour chacun, un groupe de musique ? ou une affaire plus intime ? « Démobilisé », en attendant les prochaines batailles. Il en chiera, il prendra des coups, assurément, mais quoiqu’il arrive, il sera lui dans la tête ou le corps de …, mais fondamentalement lui, un type qu’il commence à connaître. Il le couche dans un lit propre, le nourrit correctement, lui fait faire de l’exercice, l’assoit prendre un café dans l’après-midi, la Grande Rue de la bonne ville voisine, et deux petits chiens qui courent vers ce corps, vers lui en somme, et lui lèche les mains. Le mec gazeux est à l’autre bout des laisses, l’air un peu entamé, pas particulièrement surpris. Il commence par un « Friedhelm m’a dit de vous dire … », ce à quoi Steeve répond « le peintre FV m’a dit de vous dire … » et ils ont donc pris un café ensemble, mine de rien, se passant les chiens, tantôt l’un, tantôt l’autre sur leurs genoux. L’auteur gazeux lui donne encore quelques nouvelles d’Oméga, des trucs qui lui sont venus. Les transits ne sont plus possibles qu’avec l’Agence qui, en dépit des critiques et de l’inculpation de ses dirigeants, a repris du service. L’empereur va bien, les négociations avec les irrédentistes albanais avancent. Le cessez-le-feu est respecté depuis six mois. Friedhelm a été envoyé aux Etats-Unis du Mexique comme représentant de la couronne auprès des autorités. L’empereur a rappelé à leur président qu’il était, tout de même, son vassal et les Mexicains ses sujets. « C’est un chapitre que j’ai écrit hier », conclut le mec gazeux. « Je dois être votre nouveau relai », allez savoir lequel a créé l’autre ? « Il faudrait aussi que vous fassiez de la politique, c’est encore confus mais j’y pense ». Ils se sont quittés sur les quais, un soleil glorieux d’arrière saison et Steeve se sent toujours aussi délicieusement démobilisé, à l’aise, cool comme un clip des années 80. Le mec gazeux lui a encore glissé une révélation, un scoop et un gag à la fois : comment lui était venu le projet d’écrire « La Lumière des Césars », une furieuse envie d’évoquer le rêve américain de son adolescence, « Careless Whisper » de George Michael et ses paroles prophétiques : There’s no comfort in the truth. Le mec gazeux lui a jeté, mi-figue, mi-raisin, « peut-être que mon adolescence foireuse à attendre résultait d’un scénario mal ficelé ; je n’ai pas eu la chance de rencontrer mon auteur, moi. »

Démobilisé, dégagé, dans le sens de « libéré de tout engagement », le Steeve se sent démobilisé, prêt à attaquer un nouveau récit, une aventure sympa au cours de laquelle il aimerait se la jouer héros, classe, mystérieux, avec de l’humour et de la culture. Il va se retaper, se plonger dans deux ou trois toiles, penser à son vieux cul et reprendre l’initiative du récit. Il aimerait aussi une scène d’introspection-révélation, un tête-à-tête avec lui-même après une visite à Mirim, son coma. Steeve se dit alors qu’il devrait quand même se sentir un peu plus concerné.

jeudi, janvier 09, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 28

Autoportrait, Félix Vallotton, 1885

Le doute est permis, le doute devrait même être obligatoire. Steeve  traverse la bonne ville prise de chantiérite aigüe, grues et palissades à chaque coin de rue. Il n’a pas trop idée de la durée de la parenthèse. Il reconnaît des visages dans la foule, des anonymes métronomiques ; Steeve ne les connaît pas mais les rencontre avec autant de régularité qu’un trolleybus de la ligne 6 ou de la 8 en un lieu et un moment donnés. Serait-ce un motif d’ennuis ? de dépression ? A ce tarif-là, la course des astres est le défilement des saisons seraient des présages ?! Steve atteint son bureau, sur le boulevard du bas. Il retrouve même fortuitement un badge d’accès dans sa poche et les gestes, le parcours, appuyer sur le bon bouton dans l’ascenseur, le prénom d’un tel, la routine d’un début de journée. Et personne ne semble étonné, tant mieux, ni mensonge, ni explication. Steeve est simplement de retour, dans sa vie, son vieux corps, derrière une rangée d’écrans, le poste de commande, son bureau. Il supervise personnellement la mise en service de la surveillance vidéo du nouveau musée des Beaux Arts. Il a en visuel la salle dédiée à une gloire locale, un peintre d’ici monté à Paris où il y est devenu quelqu’un, avant la Première et après, surtout. Il est mort avant la Seconde … Le grand artiste porte le même patronyme que le type gazeux, les mêmes initiales. Son autoportrait à 17 ans fixe Steeve avec insistance à travers l’écran et lui dit de rester à sa place, il n’a pas envie de compagnie, il n’a besoin de personne, peut-être d’un ami, discret, rien de plus. L’autoportrait dit encore qu’il est de la même souche que le mec gazeux et, donc, de la même souche qui lui, Steeve, et c’est tout ce qu’il avait à lui dire. Le reste ne lui appartient pas. Lui aussi rêvait, et espérait, il a du reste peint un grand nombre de couchers pour cette raison, la douceur de la fin du jour parce que le reste dépasse ses forces et offusque sa nature mélancolique. Cela rappelle à Steeve qu’il doit encore dire à Steve que le récit est non-linéaire. Chaque chapitre contient le texte en son entier. Il suffit donc de déposer sa petit cuillère à gauche ou à droite de la tasse pour réécrire l’histoire dès les premiers mots, et il y a autant d’histoires que de possibilités de déposer sa cuillère dans la sous-tasse, contre la tasse. Steeve détourne le regard, troublé, prêt à basculer dans la spirale du sentiment d’un cauchemar sans fin mais, non, finalement. Il se fait à l’idée d’une catastrophe imminente. A moins que sa nouvelle culture n’offre une échappatoire originale et créative à la pauvre narration à laquelle il est attaché, un tour de non-passe-passe en mode Musil. Il est urgent de ne rien faire, juste glisser une parole ici ou là, pacifier par une nouvelle « fiction » et laisser entrapercevoir les peut-être merveilleux d’Oméga, réformer Alpha dans la foulée. Il pourrait se servir de la puissance évocatrice du mec gazeux, l’auteur qu’il a squatté, ses mille déceptions et le refuge qu’il a offert à Oméga à travers un petit tas de manuscrits. Il y a aussi une méprise, le récit des origines, la possibilité d’aller et venir, comme une porte ouverte, une porte malencontreusement laissée ouverte. Steeve interroge encore l’autoportrait de FV, « débrouille-toi » lui répond-il. Objectivement, une occurrence s’est ouverte, Friedhelm a pu arranger deux ou trois choses et il est bloqué quelque part ;  à moins que Steeve ne soit coincé dans une narration ? « Et le Verbe se fit chair » mais l’inverse est imaginable, un encodage de la chair, en faire une information, la dématérialiser, la stocker, la répéter, la renouveler, etc. Ça rappelle à Steeve le fétichisme des anciens Egyptiens pour leur image, le cartouche personnel, les portraits funèbres, la possibilité de « tuer » les morts à travers leur souvenir. Steeve se souvient aussi de la mémère, à Berlin, la reine des mendiants, une responsable locale de l’Agence. Elle lui avait dit un truc à propos de Néfertiti, son portrait. Il avait pris ça pour un délire mystique en son temps, ou une fausse piste pour l’occuper. La vieille prétendait que « Berlin est une porte », « allez chercher du côté d’Akhenaton » en conclusion. Bof. Steeve aurait encore préféré un délire à la Star bidule, avec sabres laser et soucoupes volantes.


samedi, décembre 21, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 27


 Son père se tenait sur la terrasse, en contrebas de la véranda. Steve pouvait le voir de dos, assis avec des amis, à travers l’une des croisées de la salle de sport, aménagée dans ce qui devait être un salon … Friedhelm se trouvait aussi sur la terrasse. Il lui a fait signe du reste. Steve ne s’est pas étonné outre mesure. Il faisait beau, le jardin, un boulevard au-delà du mur, le lac en contrebas. Tout était donc normal …

Steeve s’est réveillé trempé de sueur, au milieu de l’auréole moite que son corps a imprimée sur le drap. Il a donc transité, son double, Oméga, une scène de jeunesse. La sensation était toutefois différente, une sorte d’adéquation métaphysique entre lui et lui. Il ne connaissait pas de père à Steve, il ne lui savait pas cette jeunesse confortable. Il a reconnu le lieu, un vieux palace, récemment intégralement salopé par une rénovation intempestive, un investisseur qatari, quartier sous gare, Lausanne. Steeve s’est laissé glisser au bas du lit, le bourdonnement du silence autour de lui. Il est encore tôt. Il fait froid, une fenêtre ouverte quelque part, les bruits de la ville, douleurs dans les membres, sexe amorphe. Steeve jette un œil à son smartphone, deux-trois whatsapp, un appel manqué, numéro allemand. Un message dans sa boîte. « Friedhelm, à coup sûr », pense-t-il. Steeve a vaguement fait du ménage la veille. Il perçoit la rumeur d’une salle de restaurant, conversation littéraire, il lui faut prêter attention. On parle autoédition, diversité culturelle, tartes à la crème et bons sentiments. Et ça se souhaite « bon appétit », pourquoi pas « bon caca » ! Steeve a tout de même appris deux ou trois trucs aux cours  de ses « aventures ». Il suit encore d’une oreille distraite tout en se préparant un café « est-allemand ». « L’intelligentsia début XXIème » soupire-t-il. Il se pince le nez, souffle, manœuvre de Valsalva, la communication est coupée. Un nouveau jour d’une couleur ancienne, passée s’ouvre à lui. Il sent le souvenir de son rêve « transifitif » au creux de l’esprit, une viennoiserie sortie du four dont on croit encore deviner la chaleur dans l’estomac. Steeve se sent presque normal à lui-même. Un truc a merdé, c’est sûr, il en a été l’instrument et il a rattrapé le coup il ne sait trop comment. Il était parti en Oméga, il avait nidifié dans un scaphandre, il faisait corps avec lui jusqu’à ce qu’il ne change d’avis parce que son corps en Alpha, et qu’un corps n’est pas qu’un bout de viande !

Il va faire comme si … parce que ça fait du bien de se conformer à une routine, des actes qui s’enchaînent, qui s’emboîtent les uns dans les autres pour former une journée, une semaine, mois, années, etc., le tissage minutieux du temps avec ses grands motifs. L’expérience des fentes de Young, soit,  mais il faudrait pouvoir tracer la trajectoire des électrons et la croiser avec les trajectoires d’électrons bombardés à partir d’un axe perpendiculaire, former une trame, puis de la trame déduire le dessin. Steeve n’est pas physicien, ni philosophe. Il a ramené un bruit de fond à-quoi-bonniste de son séjour musilo-viennois et un voile mélancolique dans le regard à avoir joué les auteurs gazeux dans la bonne ville voisine. Il se traîne à la salle de bains où il découvre une cuvette de WC fendue et l’armoire à pharmacie manque lui écraser le pied en se décrochant du mur, finir en petit morceau sur le sol. L’Agence ou son avatar n’y sont pas allés de main morte. Il doit y avoir une brosse et une ramassoire dans le placard de la cuisine qu’il retrouve … en vrac. La pelle est bien là mais plus de brosse ?! « Va falloir se montrer créatif », mettre la main sur tout ce à quoi il n’a pas pensé, produit douche, déo, gel capillaire, slip, chaussettes, chargeur pour le smartphone. Steeve n’avait anticipé que la séquence « petit-déjeuner, café est-allemand ». Dans un autre placard, dans la chambre, il trouve quelques vêtements et, dans un sachet plastic, tous les menus accessoires de la vie quotidienne avec une carte, un mot «  Avec les compliments de Friedhelm ». Une fois habillé, Steeve a glissé dans sa poche le petit bristol comme un fétiche, la preuve qu’il n’est pas fou. Et, puisque tout semble être rentré dans l’ordre ou affecte de l’être, Steeve se dirige vers les bureaux de la société de surveillance qui lui fournissait une couverture, avant son départ pour Oméga.

lundi, décembre 09, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 26


Ça a fait « plop » et il est rentré chez lui, le vaste appartement en vrac le long des voies, Lausanne, la bonne ville qui se donne des airs. Il a poussé du pied un tas de lettres – entre ce qui a été glissé sous la porte et le courrier monté là, de sa boîte. Il a claqué la porte et s’est jeté sur son canapé bavard. Le babil crépitant de mille histoires qui ne lui appartiennent pas. Il aimerait soupirer théâtralement et s’exclamer « Quel cauchemar ! » avant de sonner, qu’on apporte le thé. Il a dû choper ces manières dans la peau d’Ulrich. Il ne va pas même tenter de faire un saut dans la bonne ville voisine, voir si le mec gazeux existe pour de bon. Il faut qu’il mette la main sur des papiers, son portefeuille, carte d’identité, bancaire, de crédit … le petit château de cartes qui nous accompagne partout avec son équilibre instable. Il va finir philosophe new age des bacs à sable, avec sa photo dans les magazines et des plateaux télé. En attendant, il mangerait bien un truc, il n’ose imaginer l’état de la cuisine. En Oméga, quand il était Wesley, il avait une maid dans son loft de Süd Harlem. C’était le bon temps mais pas la bonne vie et il est bien dans sa peau mais pas dans le bon espace-temps. Tous ses beaux souvenirs mélancoliques sont en train de se faner parce qu’il n’a plus la foi, la niaque, l’enthousiasme de son jeune âge. Un bataillon de martiens a dû le déposer il y a cinq derrière sa porte et voilà le travail : un appartement dont on a retourné les tiroirs, bousculé les meubles, vidé de leur maigre contenu les armoires. Il y a même des scellés rompus sur la porte de sa chambre. On y a trouvé son cadavre ? Le coup du chat de Schrödinger ? Par bonheur, le légiste ? la marée-chaussée ? la fée Clochette a eu la bonne idée de virer tout ce qui était périssable dans la cuisine. Le frigo et le congélo sont même débranchés, nettoyés, portes ouvertes. Un téléphone sonne, un smartphone, quelque part, sur une table, Steeve manque se prendre les pieds dans une chaise renversée. Il décroche, « cher ami … » mais oui, biensûr, la crème de la crème de l’Agence, des services impériaux et du contre-espionnage : Friedhelm ! Steeve en pleurerait de joie, « … pas eu le temps pour le ménage … prochain rendez-vous … passé quelque chose … ligne de crédit illimité … on s’entend … » Steeve a raccroché, envie d’une clope, d’une bière, de mauvaise bouffe double-gras. Envie de se rappeler qu’il a une mère dans la banlieue Ouest, une petite amie dans le comas, une chambre pleine d’appareillage au CHU, les hauts de la ville, envie de rattraper les épisodes manqués et de trouver dare-dare une femme de ménage.

dimanche, décembre 01, 2019

Intervention au Congrès de l'UDC Vaud, Palézieux le 28 novembre



Mesdames, Messieurs, chère famille UDC,

Tout d’abord merci à M. Pilloud d’être venu à notre rencontre à l’occasion de notre congrès vaudois, merci à lui de nous apporter des arguments en faveur d’une pénalisation de la discrimination et de l’incitation à la haine en raison de l’orientation sexuelle. Je  remercie aussi M. Ziehli pour l’orientation légaliste de son argumentaire. Non pas que je craignais des propos homophobes, ce n’est pas le genre de notre parti. L’UDC est le parti de toutes les Suissesses et de tous les Suisses, que nous soyons de culture latine ou germanique, quelle que soit notre genre, notre confession religieuse, notre couleur de peau ou notre orientation sexuelle. Il suffit de regarder notre assemblée.

Si je retourne à l’argumentaire de M. Ziehli, j’entends bien l’aspect peu conventionnel sur le plan du droit que représente cette modification du code pénal, comme une sorte d’exception qui pourrait en appeler d’autres. Toutefois notre droit est suffisamment solide pour supporter ce type d’adjonction et je crois nos parlementaires suffisamment sages afin de ne pas lancer de nouvelles modifications du droit visant à la pénalisation de discriminations fantasques ou imaginaires. L’homophobie n’est pas un fantasme, c’est une réalité que le droit suisse ne reconnaît pas aujourd’hui. J’en ai été victime, au sein même de l’Etat de Vaud. Je suis un grand garçon, j’ai trouvé des aides adéquates et je me suis battu mais j’aurais aimé que cette loi qui nous est proposée ait déjà été une réalité. Je n’aurais pas eu à me défendre, le simple fait qu’une loi existe aurait vraisemblablement empêché toute discrimination à mon endroit du fait de mon orientation sexuelle.

De plus, notre famille UDC a aussi été à l’origine d’une bizarrerie, constitutionnelle en l’occurrence : l’interdiction de construire des minarets. Nos opposants avançaient l’argument que ce type d’interdiction n’avait pas sa place dans la Constitution, que les plans d’affectation communaux étaient bien largement suffisants mais le peuple nous a suivis, il avait compris qu’il ne s’agissait pas que d’une question de règlement de construction. Et, depuis, notre Constitution n’a pas été encombrée de nouvelles interdictions de construire, par exemple des étables, des églises évangélistes, des boucherie-charcuterie, des usines de moutarde en tubes, que sais-je. La modification du code pénal qui nous est proposée n’a pas moins de pertinence.

Parlons cash, l’homosexualité vous pose … problème, vous considérez l’acte sexuel entre deux personnes du même sexe comme immoral. Soit. C’est votre conviction, cela vous regarde. Je ne vais pas même chercher à vous convaincre que vous avez tort, ni Monsieur Pilloud du reste et la modification du code pénal dont il est question n’a pas pour but de vous faire changer d’avis. Sentez-vous libre mais n’oubliez pas que si vous soutenez l’initiative contre cette modification, initiative lancée par l’UDF, vous enverrez un message extrêmement dommageable à nos électrices lesbiennes et nos électeurs gay. L’UDC n’est pas l’UDF. Je le répète, nous sommes le parti de toutes les Suissesses et de tous les Suisses. J’aimerais bien que nous, l’UDC Vaud, témoignions de notre soutien à la pénalisation de la discrimination et de l’incitation à la haine en raison de l’orientation sexuelle parce que cette loi tombe sous le sens et parce que ce serait un témoignage de l’ouverture d’esprit dont nous sommes capables. Néanmoins, je serai déjà très satisfait si nous ne donnions aucune instruction de vote sur ce sujet. Ce ni pour, ni contre me rappelle le « don’t tell, don’t ask » - n’en parlez pas, ne le demandez pas - qui était appliqué dans l’armée américaine. Cette grande institution a ainsi évité de se priver du talent et du courage de soldates lesbiennes et de soldats gay, en échange les concernés ne témoignaient pas de leur orientation sexuelle. C’est toutefois du passé, aujourd’hui l’armée américaine reconnaît les mariages entre personne du même sexe.

 Ce soir, nous n’allons pas réviser l’article 261 bis du code pénal. L’UDC s’opposait du reste à   cet article définissant de manière biaisée la norme anti-raciste. Cet article sera vraisemblablement rediscuté un jour. Cependant, il pose un précédent protégeant les minorités sur leur origine, leur couleur de peau ou leur confession religieuse. Laissez les lesbiennes et les gays hors de cette norme crée une véritable discrimination. Je vous demanderai donc de rejeter l’initiative de l’UDF ou, au moins, de vous abstenir. Merci de votre attention.

Applaudissements. Le président sortant de l’UDC Vaud, Jacques Nicolet, glisse une petite remarque quant à la longueur de mon intervention. Pas de dérapage dans le reste du débat, une question d’Yvan Perrin – devenu simple membre de l’UDC Vaud même s’il reste citoyen neuchâtelois de la Côte-aux-Fées – Yvan Perrin donc pose une question par la bande à Romain Pilloud, (président des jeunes socialistes) puis le député Yvan Pahud propose que l’assemblée ne vote pas sur un mot d’ordre mais sur la liberté de vote sur le sujet, histoire de ménager tant l’aile conservatrice que l’aile progressiste et l’assistance d’accepter. Je nourris la vanité de croire que j’y suis pour quelque chose.

mardi, novembre 19, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 25


Objectivement, ça ne se mesure pas. Pas de test pour ce genre de choses, par d’échelle, de tabelles après l’emploi d’un révélateur x, y ou z. Je pourrais dire « qu’il ne va pas bien », « qu’il reste allongé, abandonné à de sombres rêveries », « en proie à de sourdes craintes un petit chien contre lui » mais ce « lui », c’est moi, le type qui a vécu de drôles de choses, l’auteur qui sait que ce qui ressemble à un délire va bien au-delà de la simple fantaisie. Par moment, ça colle bien, tout a l’air normal, pour trente secondes, une minute puis ça se met à cloquer et je dois me battre pour ne pas passer à la troisième personne du singulier. Je suis ballotté au gré de petits mouvements intérieurs crainte-ennui-crainte-amorce de terreur-crainte-ennui-paix-ennui-etc. Cette nui, je suis retourné « de l’autre côté », je ne sais pas s’il s’agissait d’un transit ou d’une « simple » possession. J’étais membre d’une famille recomposée, un immense appartement, à la campagne, un rez avec jardin. Je suis un adolescent de 13-14 ans accueilli par cette famille, très à l’aise. Ils ont une fille qui vit avec son ami dans une sorte de studio attenant, il y a les jumelles métisses qui ont leur chambre et moi, qui occupe une chambre avec sa propre salle de bain, de l’autre côté, vue sur le lac mais je trouve la campagne bien plus belle. Mes « parents » occupent la chambre la moins confortable, au bout d’un couloir, murs violets ou cerise et de grandes taches d’humidité. Je suis choqué qu’ils soient si mal logés ; ils semblent touchés et répondent que la chambre est saine toutefois. Je n’y vois rien de métaphysique ou allégorique. La géographie de cette campagne m’était inconnue, l’espoir qu’Oméga existe encore/à nouveau ? On est dans un schéma quantique, d’où les choix x/y et non x et y ou x ou y. Je suis face à un catalogue de possibles indifférenciés. J’étais bien dans ce rêve, en totale adéquation avec mon personnage et, surtout, le bonheur de cette campagne ; le chien d’un voisin est même venu me lécher la main. Je pouvais ressentir le paysage, le vivre, le goûter bien mieux que ma réalité présente qui se dérobe en saynètes grotesques et délavées, dans une répétition dénuée de sens. On va dire que j’ai accepté une mission, d’un genre particulier. Sous couvert de divertissement – un roman uchronique fantasque – je dois raconter Oméga afin de préparer sa révélation … son dévoilement. Si je mène bien bravement ma mission avec succès, j’aurai le droit de retourner dans ma vie, celle de mon personnage en l’occurrence.

Je me souviens clairement des paroles de l’autre bellâtre déguisé en intello de gauche avec quelques envies de faire carrière derrière la tête. C’était une conférence pédagogique au cours de laquelle était discuté le programme d’un support de cours. J’ai dû avancer un truc du genre « l’interprétation de l’histoire est une question de point de vue … » et l’autre nouille de se rengorger parce que mon propos était dénué de pédigrée, qu’il n’y avait du reste pas assez de références dans le support de cours en question, le chapitre évoqué, certainement un texte de mon cru. Point de salut hors la note de bas de page ! J’eusse dû lui gerber dessus, pratiquement, lui rendre physiquement la monnaie de sa pièce virtuelle. Impossible de lui dire « écoute, Dugenou, je viens d’une autre possibilité, j’ai testé grandeur nature la notion de point de vue et vous, là, en Alpha, avec vos petites disputes mesquines et vos courtes visées (je n’ai pas dit p’tites bites), vous êtes coincés dans l’interprétation la plus merdique que vous puissiez faire de la situation ». Non, vraiment, impossible.

dimanche, novembre 17, 2019

La servante écarlate

Elisabeth Moss alias June

Depuis combien de temps ne s’est-on plus parlé ? vraiment parlé ? Ça doit remonter aux Clochetons, mon vieil appartement, la vue sur le lac, l’été étouffant, les murs jaunis mais cette flamme, ce quelque chose que j’avais avec toi, mon lecteur … Je ne sais plus exactement depuis combien de temps nous nous rencontrons sur ce blog, sur le monde de Frevall. C’était hier, avant-hier mais si je fixe mon reflet, je ne suis pas sûr de me reconnaître. J’en ai partagé des crises avec toi. La fin de mon histoire viennoise, mon cauchemar dans le bled d’homophobes chez Mme de S., etc. Des joies aussi. Je ne sais pas pourquoi j’ai cessé de te parler ? Je ne voulais pas t’embarrasser, entre la gêne et l’orgueil. Et pour te dire quoi ? Le doute, la fatigue, l’usure, l’ennui et les ors passés de la jeunesse ! Des regrets peut-être, aussi, et le mal-être, comme une tache de beurre sur le pantalon, bien imprégnée, une auréole plus large à chaque tentative de nettoyage. Et tu vas encore t’inquiéter, et je devrais te rassurer … On se connaît depuis assez longtemps pour que je t’avoue que je me suis déjà senti mieux.

Dans le même registre, je n’arrive plus à te parler avec autant de franchise de ce qui me touche, vraiment. Cela fait plus d’une année que j’ai commencé à visionner la série « La servante écarlate », une production Hulu, le site de vidéo à la demande, dans un genre Netflix hybridé avec « Bad Robot », la société de production de Fringe, Person of interest, Westworld, etc. Bref, du lourd, du divertissement pour la forme et des questions fondamentales dans le fond. Le pitch se résume en quelques mots : dans un proche avenir, les Etats-Unis, frappés comme tous les pays de l’hémisphère nord d’une chute de la natalité, basculent dans la guerre civile et la mise-en-place d’un nouvel ordre basé sur une interprétation rigoriste et dictatoriale de la bible. Les femmes fécondes dont on juge les mœurs discutables sont réduites à l’état de servante, méticuleusement violée de manière rituelle par des commandants alors que leurs épouses, sur le lit conjugal, maintiennent les bras des servantes. Ces Messieurs peuvent besogner leur servante cravaté et le pantalon juste entrouvert. On est au niveau zéro de l’érotisme.

Sur trois saisons, bientôt une quatrième, on suit June, une servante, au prise avec le système, le désir de vivre, tout de même, en dépit du fait qu’elle est séparée de son mari qui a réussi à fuir et qu’elle est aussi séparée de sa fille, placée dans une autre famille. Rajoutons à ce système que les femmes ont l’interdiction de lire et de travailler en dehors de leur foyer. Le viol rituel est issu d’une scène biblique, Sarah donnant sa servante égyptienne Agar à son époux, Abraham, afin qu’il connaisse la joie d’une descendance. « … et elle enfanta sur ses genoux ». Toute la folie sectaire des évangélistes et leur peu de jugeote dans l’interprétation des textes de l’Ancien Testament !

Ce monde n’est pas si éloigné et nous sommes tous des servantes écarlates, quel que soit notre sexe. Dans un tel système, le « violeur » n’est pas moins abusé que sa « victime ». Et si le commandant n’honore pas son esclave sexuelle durant sa période de fécondité, il s’expose à une condamnation. Je ne vais pas refaire ici tout le scénario mais les auteurs ont habilement liés intégrisme évangéliste, intégrisme écologiste et morale patriarcale afin d’imaginer cette société hyper fliquée, hiérarchisée et persuadée non seulement d’être dans le juste mais de détenir la SAINTETÉ.

Je n’étais déjà pas au mieux avec moi-même quand j’ai commencé à regarder cette série, je crains que les trois saisons n’aient pas contribué à une amélioration quelconque. L’ombre du dictat de la bienpensance couvre déjà nos écrits, nos pensées, nos échanges et la presse. Un effroyable rouleau-compresseur « bienveillant » venu aplatir toutes nos différences est déjà en train de nous broyer les jambes et nous n’aurions pas même le droit de hurler – ça n’entre pas dans les schémas de la communication non-violente. Je viens de terminer le dernier épisode de la saison 3, je ne peux, mon lecteur, que t’enjoindre de visionner à ton tour cette série. Je n’ai pas les mots pour t’expliquer l’urgence et la nécessité à prendre conscience du danger qui rôde. Tu trouveras donc, pour ton édification, les trois saisons en question sur un célèbre site de streaming basé dans les îles Tonga ( .to)