dimanche, juin 16, 2013

Credo



Je crois en la Vertu, le génie de ce siècle,
Créateur de progrès et de compassion.
Et en notre Nature, son héritière légitime,
l’Humanité,
qui est issue de son sein,
et née de la Terre,
a souffert sous Roosevelt,
a été gazée, est morte et a été jetée dans une fosse,
a connu l’enfer
trente ans plus tard s’est relevée de la guerre,
a cru décrocher la lune,
a voulu s’asseoir à la plus haute place,
là où règne la vérité
à la lumière de laquelle toute chose finira pour briller.

Je crois en l’esprit de ce temps,
au doute créatif,
à la logique des faits,
à la rémission des mensonges,
à l’édification d’une Foi sincère,
à une vie libérée
Amen

Et je me considère comme l’ambassadeur de ce siècle, en dépit la critique parfois sévère que j’en fais. Comme le juif errant de la légende qui attend l’arrivée de son messie, jeté sur les routes du monde afin de récolter les poussières de sainteté que le Très-Haut aurait répandu à travers sa création, j’ai collectionné mille petits riens de Barcelone à Berlin, de Bordeaux à Florence, à travers l’œuvre de Thomas Mann, François Mauriac, Julien Green, Flaubert, Fontane, sans parler de la peinture qui me plaît. Et mille autres références, mille nuances du temps dont je témoigne pour ceux qui me lisent ici, ailleurs et bien plus loin peut-être. Je réponds à un appel, mon « sacerdoce » d’auteur.  

mercredi, juin 12, 2013

Vallotton et moi


Vallotton et moi

Coucher de soleil à Grâce, par Félix Vallotton
Vu, peu avant qu’elle ne ferme ses portes, l’exposition Vallotton-Katz au musée des Beaux-Arts. Dialogue surprenant entre les deux artistes qui ne se connaissaient pas, deux artistes dont les œuvres sont distantes de plus de soixante-dix ans. Katz naît en 1927, Félix est mort en 1925. Le plus jeune ne s’est jamais réclamé de son aîné, il le connaissait à peine de nom. Il a pleinement fait connaissance de l’œuvre de Vallotton à l’occasion de la double exposition lausannoise.

Sunset, d'Alex Katz
 Les deux artistes dépassent toute forme de classement, ne sont attachés à aucune école, ou si peu. Ils partagent un regard aigu sur le monde qui les entoure, un regard qui fait d’eux des solitaires, des hommes en retrait, la petite musique de la mélancolie qui m’est si familière. Chez Katz, cette mélancolie a la douceur d’une arrière saison américaine, lumière atlantique, un quelque chose à la Hoper. Vallotton a moins de souffle, sa douceur est souffreteuse, retenue et porte sur mille petites choses domestiques. Vallotton aime la grande ville, son anonymat, sa vie intellectuelle mais il a besoin de la paix d’un certain nombre de campagnes choisies, de villégiatures de vieille fille. Il a laissé un journal, interprété de manière très conventionnelle par des « experts » qui ne veulent pas lire entre les lignes.

 Vallotton est des plus pudiques quant à son intériorité, ses sentiments. Aujourd’hui, il serait  transparent car incapable de vomir ses états d’âme sur un plateau télévisée ou dans la presse « people ». Sa pusillanimité ne ferait pas recette. Je m’interroge quant à mon illustre cousin, je le comprends sans la moindre parole et, surtout, sans le moindre commentaire autorisé. J’ai très envie de documenter son parisianisme, laisser parler la sensibilité de l’homme, entendre ce que je crois percevoir dans ses toiles, une biographie de Vallotton par Vallotton.

 

mardi, mai 28, 2013

La grande Bellezza, le film

« La grande Bellezza » de Paolo Sorrentino ou la jeunesse du regard en dépit de l’âge, de la subtile faillite des corps, l’élite romaine, le crépuscule de la dolce vita, une certaine indignité aussi. Le scénario est simple : un journaliste mondain, auteur à succès d’un unique roman, fête ses soixante-cinq ans et perçoit la vacuité de son monde, l’inutilité de son milieu, son indécence aussi. Le constat est douloureux comme la dernière bouchée d’un chocolat au massepain.

Film de « vieux », les plus jeunes ont la trentaine bien tassée sur l’écran, pas moins dans la salle. Deuil de nos soleils de vingt ans, le temps a filé et, pourtant, le chant du merle au lever, la fraîcheur du matin et l’innocence du regard n’ont pas changé. Il est des choses comme frappées d’éternité dans la ville éternelle, cette Rome à laquelle nous ne pouvons que revenir sans cesse.

"La grande Bellezza" est servie par une bande son exceptionnelle (signée Lele Marchitelli) et une photographie léchée sans être maniériste. Une belle lumière estivale éclabousse le spectateur tout au long des 2h20 d’un conte moral, une sorte de réinterprétation et conclusion du « Roma » de Fellini. Quarante ans d’intervalle entre les deux films (1972-2013), quasi mon âge … Impression d’avoir 65 ans sans avoir pourtant épuisé mes soleils de vingt ans.

Terminer sur un mot, une scène fantastique, une religieuse de plus de cent ans façon « mère Teresa », missionnaire en Afrique, de passage au Saint-Siège.  Après une énième soirée mondaine dont elle était l’invitée d’honneur, une terrasse, les toits de Rome et la « sainte » de s’expliquer sur son régime alimentaire, quarante grammes de racines par jour et rien d’autre, « car les racines c’est l’essentiel ». Racines dont je ne cesse de témoigner à chacun de mes livres, particulièrement dans « Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise ». Venez « vernir » ce texte avec moi ce jeudi 30 mai dès 18h00, au café Le Sycomore, 31 rue de l’Ale à Lausanne. Peut-être aurez-vous vu « La grande Bellezza », nous pourrons en parler.

jeudi, mai 23, 2013

Coming home


Vue du port militaire de Morges. Je le vois
depuis nos fenêtres
Paris me manque, Saint-Eustache, les Halles, celles que j’ai connues avec leurs terrasses fleuries, pyramide inversée. Barcelone me manque, la promenade sur le front de mer, jusqu’à la « Playa Tchernobyl », la messe à San Augustin et un café à la pâtisserie en face, ou un « bocadillo con jamon cerano », et le café Mauri sur la rambla de Catalunya. Berlin me manque, les cafés de l’Akazienstrasse, le cinéma Odéon, le café Atalante à Steglitz. Et Bordeau me manque, et Montpellier, et Stuttgart, Quimper, Bruxelles, Soleure …
 Je suis de retour, de retour à Morges, chez moi. Nous avons déménagé il y a une semaine avec Cy. Je retrouve petit à petit tous les paysages de mon enfance, et des habitudes qui ont forgé mon goût pour mes mille villégiatures. Ce dimanche, je suis allé assister à la messe de 18h30, à la Longeraie, le quartier de Préllionnaz où j’ai grandi. A l’époque, la chapelle était tout le temps close et je n’étais pas encore baptisé.
 Parmi cette révolution quasi copernicienne, les cartons, les mille tracas domestiques, j’en ai perdu de vue mon dernier, « Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise » et son vernissage le jeudi 30 mai, avec les quatre autres auteurs des pamphlets Hélice Hélas 2013.
 … il se fait tard, rompons ici, prenez note de notre rendez-vous, au café le Sycomore, rue des Terreaux, à Lausanne, dès 18h, le 30 mai. Il y aura des lectures et une belle compagnie.

vendredi, mai 03, 2013

Revenir sur "La Passante du Sans-Souci"

Revenir encore sur "La Passante du Sans-Souci", revenir sur l’horreur de la déchéance du corps, la perte de ce subtil prestige qui permet à l’âme d’évoluer avec aisance. La beauté physique comme un élégant vêtement d’été, mocassins légers en daim à porter pieds nus, cotonnades fluides, veste de lin, bermuda pastel et ce fabuleux bien-être à être au monde sur un mode délicat de séduction. Elsa Wiener témoigne de l’inutilité, de l’inanité du courage, de la détermination, de la constance, du sacrifice quand on a perdu l’éclat de la … jeunesse. On finit toujours par le perdre. Le respect n’est qu’un lot de consolation face à l’amour.

"La Passante du Sans-Souci "ou le dernier rôle de Romy Schneider. L’actrice s’est suicidée peu après. Il n’y avait pas de rapport de cause à effet, la barque était trop pleine, Romy était usée par les mille rôles tenus, difficiles lorsqu’il s’agissait de film de Tavernier ("La Mort en direct" par exemple), profondément blessée par la mort accidentelle de son fils et traquée par cette peur, celle de déchoir, physiquement. Elle retrouvait ainsi le rôle de Sissi, loin de son interprétation d’opérette.

Lire "La Passante du Sans-Souci" et en conclure que c’est la faute à la fatalité, ainsi que le dirait le bon Charles Bovary. La littérature est – par excellence – le moyen de démêler sentiments et intention sans accuser, sans juger, dans un simple mouvement de compassion intime. C’est donc dans cet état d’esprit que je pars retrouver mon texte "Tous les États de la mélancolie bourgeoise", au salon du livre, sur le stand de mon éditeur Hélice Hélas, ce vendredi de 17h à 18h15

dimanche, avril 28, 2013

"La Passante du Sans-Souci" versus "Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise"

Romy Schneider tient le rôle d'Elsa Wiener
dans le film de Jacques Ruffio, en 1981
Roman choc, roman de la dérive, de l’exil, de la faillite physique et de l’amour aussi, une dévotion aveugle face à l’horreur sans nom ; le texte date de 1936 mais il n’a rien perdu de sa force, de sa valeur symbolique. Elsa Wiener pourrait être une femme syrienne aujourd’hui, elle aurait pu être une dissidente russe d’avant ou après la chute du mur. On tue encore aujourd’hui en Russie pour délit d’opinion. Elsa Wiener est le prototype de la victime collatérale à tout système totalitaire. Simple épouse d’un opposant, elle doit fuir sa patrie et connaît une longue chute physique et morale.

La Passante du Sans-Souci, de Joseph Kessel, est aussi un texte haletant, prenant, beau, parfois un peu poseur, lorsque le narrateur tend à trop s’étendre sur sa propre vie. Kessel était déjà un auteur en vue, un journaliste reconnu, le genre bourlingueur bonne gueule qui a tout vu avec ses convictions en bandoulière. Toutefois, le cœur est généreux, la plume talentueuse et la vision politique juste. Il s’agit de l’une des premières dénonciations publiques du régime hitlérien et des camps de concentration.

Il est question de la faillite physique et morale d’une belle femme, d’une artiste fine et cultivée, réduite à l’alcoolisme, l’héroïnomanie et la prostitution. Qui s’intéresse vraiment au sort de toutes les Elsa Wiener que l’on trouve encore aujourd’hui à Paris, Londres ou Genève ? Elsa est aussi le prototype même de cette bonne vie allemande, de cette bonne vie bourgeoise après laquelle je cours et me réfugie, ce petit genre « Mittel Europa », comme une pochette de soie qui bouillonne sur une veste bien taillée. Cette bonne vie serait-elle un mensonge ? Oui et non, j’en ai fait le tour dans Tous les États de la mélancolie bourgeoise.

Je serai présent au salon du livre de Genève, le vendredi 3 mai de 17h à 18h30 et le samedi 4 mai de 17h30 à 19h. Je présenterai mon texte mais ne pourrai m’empêcher de penser qu’aucun essai au monde n’aurait sauvé Elsa Wiener.

mercredi, avril 24, 2013

Pas grand chose / Alex Beaupain

Alex Beaupain
« Quel malheur de parler français ! » Regard interrogateur de Cy, déclaration vérité sur une route de campagne, une heure du matin passé et Alex Beaupain sur France Inter. Il est tard, après une longue semaine, mais je suis sincère et sens sur moi le sortilège mélancolique de cette culture française (la culture suit la langue) qui n’en finit pas de s’éteindre dans les tous derniers éclats de la mitterrandie, un ultime sursaut universaliste.

Tous les transits à potron-minet ne m’offriront jamais la moindre possibilité de fuite ; Berlin même ne me libérera jamais du joug du français, de cette langue admirable et triste que je maîtrise avec aisance, élégance et passéisme. Je sais que violenter la grammaire ne sert de rien, réaction désespérée de jeunes auteurs, chiens fous littéraires qui tirent rageusement sur leur chaîne. Et la voix douce, légèrement dissonante, le ton affecté d’Alex Beaupain qui me racontent mon exil intérieur. Jamais je ne partagerais la jeunesse de la culture allemande, sa vitalité ni le succès bon-enfant des sociétés anglo-saxonnes, cette manière de s’offrir au monde et de le bouffer avec appétit.

Quel malheur de parler français, d’être pris dans les filets d’un certain état d’esprit, une logique dont j’essaie de me défaire depuis dix ans, depuis ma rencontre avec Berlin. Autant se le dire : aucune échappatoire n’est possible. Au mieux, je serai juste un naufragé que l’onde renverra sur les côtes de cette culture au charme si délicat, photos jaunies, clichés doucereux et proustiens, thé, madeleines, Art Nouveau, après-midis fleuries. Et des larmes sucrées …

mercredi, avril 17, 2013

Salon du Livre de Genève 2013

Quelle est la place de l’auteur ? Et que recouvre l’étiquette d’auteur ? Version basse : quelqu’un qui écrit … Version haute : une voix, un regard, une singularité qui se déploie avec plus ou moins d’élégance, un peu moins d’obligeance mais avec style … et syntaxe. Quant à la place de l’auteur, le Salon du Livre de Genève est un bon début. On s’y croise dans le brouhaha d’allées qui n’en finissent pas, façon marché médiéval avec échoppe de chiromancien et taverne du coin. On y voit les princes de l’empire des Lettres françaises et les membres de la cour pressés par la foule des lecteurs. On y voit aussi de preux chevaliers au service d’un idéal non-littéraire qui rejettent tout système – et règles de grammaire par la même occasion – mais participent tout de même.

Je suis très heureux de (sup)porter ma prochaine publication, « Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise », un essai autofictif, présenté sur la stand de mon éditeur Hélice Hélas, à côté de Plonk et Replonk. Je ne serai pas seul, il y aura mon éditeur, Stéphane Bovon, et mon très cher collègue de plume Pierre-Yves Lador , et d’autres dont le brillant Olivier Morattel qui a publié il y a deux ans de cela mes « Mémoires d’un Révolutionnaire ». Mais mon petit dernier, un essai, un texte à la fois un peu trop délicat, un peu trop critique, un peu trop écrit, quel lecteur va bien pouvoir le trouver ? Je n’ai pas de quoi lutter face à la bonne gueule de très, très, très jeunes « auteurs » ayant publié il y a peu, et à succès. Je n’ai plus ni la jeunesse, ni la nouveauté. Je n’ai que mon œuvre, un travail de vingt ans, qui m’a valu la déglutition de quelques couleuvres, l’encaissement de quelques coups bas et un petit tas de désillusions.

Du 1er au 4 mai, je serai donc présent au Salon du Livre de Genève, j’y présenterai un peu de mon activité, un volume papier publié car le blog est aussi une partie de mon travail littéraire. J’espère la visite de Jacques Bonnard, qui a illustré « Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise », quelques amis, quelques connaissances peut-être aussi, venues déposer leur hommage aux pieds des grands feudataires de « Galligrasseuil ».





lundi, avril 08, 2013

Une artiste oubliée

Je vous écris de Berlin, au milieu de sa nuit, près de Vicktoria-Luise Platz, le beau Schöneberg. Je suis retourné dans mes chères Allemagnes à l’occasion de la pause pascale. Je suis arrivé par le train, la ligne Bâle-Berlin qui passe, entre autres, par Francfort. J’y ai fait une halte de deux jours, découvrir cette ville d’Empire que je ne connaissais pas encore. Un grand boulevard commerçant, le Zeil, une gare gigantesque, un centre historique plus très historique à force de restaurations, de grandes tours façon la Défense. Mais, surtout, une rencontre, au Städel Museum, le grand musée d’art francfortois, la rencontre avec Ottilie Wilhelmine Roederstein, une oubliée de l’histoire de l’art, ou plutôt une déportée du modernisme révolutionnaire post-seconde guerre mondiale.
Ottilie vit le jour à Zürich en 1859 au sein d’une famille de commerçants en textiles. Elle étudia auprès du peintre zurichois (tout aussi oublié qu’elle) Pfyffer, un ami de la famille Roederstein. Ottilie fit de rapides progrès, son talent nécessitait l’ouverture à un autre horizon artistique. Le mariage de sa sœur avec un commerçant berlinois en 1879 donna à notre artiste la possibilité de fréquenter dans la capitale du jeune empire allemand l’atelier de Karl Gussow. Elle y connut sa première amie, Annie Hopf, une autre élève de Gussow qui partit s’installer à Paris en 1882. Ottilie la suivit. Elle y resta jusqu’en 1887 et vécut de son travail. Pleinement émancipée de la tutelle familiale, financièrement indépendante, son oeuvre s’épanouit pleinement.
Sans entrer dans les détails de sa biographie, cette grande oubliée connut une immense reconnaissance dans l’Allemagne wilhelminienne et durant la République de Weimar. La société commerçante et cosmopolite francfortoise ne démentit jamais son admiration pour la peintre suisse qui travailla même un certain temps dans un atelier dépendant du Städel Museum. Ottilie finit par s’installer à Hofheim am Taunus (entre Francfort et Wiesbaden) avec sa seconde amie, Elisabeth Winterhalters (1856-1952, première chirurgienne allemande). Les deux femmes vivront ensemble sans qu’il n’y eût publiquement le moindre doute quant à la nature de leur relation. Ottilie décéda auprès de son amie en 1937.
La guerre ? Son art du portrait ? Son homosexualité affirmée et vécue au grand jour ? Le fait qu’elle était une femme ? Quelles sont les raisons de son oubli ? Difficile de se prononcer. Son style dépourvu d’affectation moderniste, de « trucs » ni de sujets gratuitement provocants ne permet pas une reconnaissance immédiate de sa griffe. On la trouva certainement trop classique. Pourtant, sa technique ne cessa d’évoluer. S’il fallait la comparer, elle tient de Vallotton pour les paysages et Cuno Amiet pour les portraits.
On ne peut que rester songeur devant le dernier autoportrait d’Ottilie, une toile en pied datée de 1936 dans laquelle l’artiste se représente des clefs à la main. Le regard est perçant, douloureux, curieux et doux à la fois. Voit-elle le monde qu’elle connut définitivement disparaître ? Comme un dernier regard jeté sur une pièce avant de la quitter. Elle s’apprête à sortir, à cause des clefs, c’est évident. Elle sait que, jamais elle ne reverra ce sur quoi elle fermera la porte.

dimanche, mars 31, 2013

De l'archétiype de l'auteur

L’auteur, afin d’exister, se doit d’être lisible. Il ne lui suffit pas de produire du texte à caractère plus ou moins littéraire, il doit, de plus, s’en tenir à une ligne, une posture. Il doit être aussi facilement assimilable que n’importe quel produit de marque dans un linéaire de supermarché. Prenons l’exemple d’un célèbre fabricant de cosmétiques qui, afin d’habiller sa gamme de gel capillaire, s’est assez largement inspiré de l’esthétique de Mondrian. Non pas de son œuvre mais de l’aspect général de celle-ci : effet moderniste, technique et haut de gamme assuré. L’auteur doit être pareil, facilement assimilable à un certain nombre de qualités, donnant dans « le genre de … », c’est plus simple pour le marketing.

 J’ai moi-même décidé de cultiver un genre, de me tenir à une ligne, de m’associer à un archétype. Il ne s’agit pas du style d’jeune auteur rebelle et sans syntaxe ni de celui de l’ex-noceur bogoss gay  écrivain repentant à l’alpage et revenu de la coke et des folles nuits que lui accordaient sa beauté passée. Il ne s’agit pas plus du style romancier intello engagé en tricot difforme et conviction écologisante à défaut des susmentionnées nuits d’ivresse et de débauche. J’inscris mon inspiration, et donc mon œuvre, à la suite de Mauriac, Mann ou Green, trois auteurs très catholiques et passablement gay. Ils sont surtout les témoins et les analystes de leur époque. Ils en tirent un suc ensemencé par leurs convictions personnelles profondes, distillé au fil d'un style impeccable.
 
L’archétype auquel j’adhère n’est toutefois pas … congruent. Plus personne ne sait qui est Julien Green; quant à Mann et Mauriac, ils vivaient leur homosexualité en un mode si mineur qu’on ne retient d’eux que le Nobel de littérature qu’ils reçurent en 1929 pour Thomas, et 1952 pour François. J’aurais dû rester dans une veine néo-guibertienne et chercher la trame de mes récits dans les histoires de si peu d’intérêts du "milieu" hystérique et vain ; j’aurais dû continuer de fréquenter les « Jungles », les « Trixx » et quelques autres établissements ou soirées plutôt que de fréquenter la messe, fréquentation qui ne me rend pas forcément aimable, évasif et universellement positif. Difficile d’être lu lorsqu’on est catholique, gay et critique.

mercredi, mars 27, 2013

Citation page 10

[… ] la " mélancolie bourgeoise " est un état archétypique qui résulte de l’opposition des éléments les plus vulgaires du quotidien en ce début de XXIème siècle et de toutes les délicatesses qu’une société d’abondance à prétention démocratique offre à ceux dont l’éducation et les goûts sont aboutis.

Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise, extrait, p. 10, essai autofictif, éditions Hélice Hélas, à paraître début mai.
 
Me voici sociologue amateur, essayiste dilettante, auteur sérieux sans l’adoubement de l’alma mater ou d'un solide réseau. Toutefois, je ne suis pas aussi sentencieux tout du long des 90 pages de mon prochain et court ouvrage. Il y aura de l’humour, du lyrisme, des coups de gueule, ce petit quelque chose de « too much » qui m’interdit toute étiquette et peut-être même une reconnaissance populaire. En vrac et en résumé, je me suis donné le droit d’inventer une sorte de nouvel état d’âme, un délicat cocktail composé d’une goutte de bovarysme, d’un rien de snobisme, d’une rasade d’élitisme et d’un vieux fond de misanthropie. La boisson est capiteuse, un peu âpre, guère plus raide, ivresse assurée !

Explication de texte. Les susmentionnés éléments les plus vulgaires du quotidien font référence à des produits culturels et à leurs médias de masse : la télé poubelle, le sport spectacle truqué, les mégas concerts d’artistes formatés comme un gadget jetable, la presse gratuite et de mauvaise qualité (qualification redondante, existe-t-il seulement de la presse gratuite de qualité ?!). J’oppose à cela des délicatesses, à savoir le mirage du luxe et du bien-être, tant physique que moral, quasi un droit du citoyen-consommateur lambda des nations d’économie libérale (sociétés d'abondance à prétention démocratique). Ces délicatesses ne sont pourtant pas à la disposition de tous. Seules deux sous-catégorires de citoyens y accèdent : les aisés et les cultivés. Et, souvent, les individus cultivés sont issus des milieux aisés. Quant aux autres ? Ils bouffent des trucs gras, avachis sur leur canapé pseudo-design I*** ou C***, en regardant un programme mi-pathétique sur M6.

Un éclat de lucidité, que faire ? Eteindre la télé ? manger des carottes ? lire un livre ? Plus simple : se rassurer en achetant des babioles de marque ou estampillées nostalgique bourgeois.

 

dimanche, mars 17, 2013

"Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise"

BG Café, à Lausanne, l'un des lieux clé de mon essai
« Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise », mon prochain titre à paraître, aux Editions Hélice Hélas, sortie prévue pour le prochain salon du livre … Je ne suis pas très disert quant à mes processus de « fabrication ». Lorsque Stéphane Bovon – qui avait obtenu mon manuscrit de manière détournée, je ne pensais pas particulièrement à proposer ce texte à la publication – lorsque donc Stéphane m’a fait part de sa volonté de publier, j’ai été très fier à l’idée de rendre public un message, une réflexion, sans trop me soucier des questions de réalisation. Voilà le pourquoi d’une légère désaffection de ma part dans ce blog.

Se relire, soupeser chaque affirmation, contacter un illustrateur, négocier quant à la forme finale des illustrations, traquage de pinaillage orthographique … le pire ! J’ai remis la première épreuve corrigée et les illustrations à mon éditeur jeudi dernier. Dans un prochain, message, je parlerai du travail de Jacques Bonnard (le peintre, le graphiste, le performeur, l’artiste, le faiseur d’images !), un proche ami à qui j’ai fait la proposition mi-honnête d’illustrer mon texte. Je lui ai soumis le manuscrit : il a dit oui ! Donc, au pire, on achètera mon « essai autofictif » pour ses Bonnards.

Je vais tenter de répondre à la question standard, la question fondamentale que posent aussi bien la critique, les distributeurs et les lecteurs : de quoi ça parle, vot’bouquin ? Euh … c’est un essai … autofictif … à caractère pamphlétaire … Non, ça ne le fait pas ; une telle étiquette est aussi vendeuse que la notice d’utilisation d’une boîte de suppositoires laxatifs. Avec « Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise », j’ai tenté de faire le tour des mensonges doucereux dont notre société se berce, il s’agit de l’état des lieux d’une fable qui fait plaisir, la fable du calme bonheur bourgeois. Je suis allé chercher dans ma propre expérience un certains nombres d’épisodes et je les ai analysé à la lumière d’un petit événement, trois fois riens, une petite manipulation étalée dans la presse. Comme la maille défaite d’un tricot, j’ai tiré sur le fil et ai défait l’étoffe.

dimanche, mars 10, 2013

Notre Dame de Lausanne


Nef de la cathédrale Notre Dame de Lausanne
J’avais oublié la blondeur et le carmin des pierres de Notre Dame de Lausanne ; j’avais oublié l’héritage catholique des temps jadis, lorsque le Pays de Vaud et le diocèse de Lausanne vivaient sous le joug d’autorités naturelles et bienveillantes. Jamais, je n’avais prêté attention à la grâce et à la solidité des colonnes de la « Cathé’ », ainsi que l’appelle de manière réductrice les protestants. Près du chœur, de part et d’autre, avant que les travées ne viennent buter contre la voûte ogivale qui conclut la nef, il se trouve deux colonnes corinthiennes qui évoquent des palmiers stylisés, un petit air de Jérusalem, royaume chrétien d’orient. Lorsque, depuis la Riponne, on se prend à regarder Notre Dame, flanquée d’un cèdre près de son parvis, on peut se croire à Beyrouth.
 
Elève au gymnase voisin, je venais parfois chercher la paix dans la cathédrale. Ses voûtes étaient sales, sa pierre morte, des graffitis balafraient les cénotaphes, la maison était vide. Un hall de gare gothique et inutile, sans indicateur des horaires ni train. On y rencontrait de rares touristes hagards et des courants d’air. Le Maître était absent. Ai-je jamais été touché par la moindre émotion religieuse en ce lieu en ce temps ? Je me faisais l’impression d’un voyageur tentant de se protéger de l’averse sous la tôle ondulée disjointe d’un abribus, halte très peu desservie.
Depuis 2009, l’Eglise protestante vaudoise, dans sa grande sagesse, son esprit de partage œcuménique, son goût du dialogue, nous a autorisés à réinvestir les lieux, à « resacraliser » Notre Dame, à y ramener le Saint Sacrement à l’occasion de messes occasionnelles. Ce retour a coïncidé avec une campagne de restauration des lieux. On a tenté de leur rendre leur aspect original. Depuis, la Maison n’est plus vide ; une présence discrète invite le visiteur au recueillement. L’autre soir, alors que j’assistais à une Passion selon saint Jean donnée par l’Ensemble Baroque du Léman et un chœur J.S. Bach de Lausanne, il m’a été permis de constater ce renouveau. Je n’ai toutefois pu m’empêcher de me demander quand notre évêque serait définitivement de retour dans la cathédrale de son diocèse.   

dimanche, février 24, 2013

Café Steinecke - Wilmersdorf


Café Steinecke, à la Güntzelstrasse, dans son état originel

Ce n'était pas un lieu très chic, ni d'une élégance très recherchée mais c'était un lieu authentique. On entrait par la boulangerie, son carrelage à damier noir et blanc, un comptoir aux verres bombées, une horloge prise dans l'étagère à pain puis la salle, avec ses petits guéridons de marbre éraflé, lourd pied de fonte, des chaises bistrots, assurément pas d'origine, des banquettes Art Déco tardif aux ressorts fatigués et les claustras canés de la vitrine, des appliques en laiton aux murs, un lustre hollandais dans le même style 30-40 et, dans une niche, un vaste portrait de femme Jungendstil, un décors de papier peint, une banquette dont les accoudoirs s'enroulaient à chaque coin de la niche. Je ne sais pas même si cet endroit se nommait "Café Steinecke" à son ouverture. Je ne sais pas de quand date ce tea-room. D'après les meubles, leur style, les aménagements, les stucs, je pense que cet établissement a ouvert ses portes durant la période de la République de Weimar. Ce lieu a survécu aux bombardements dans une ville détruite aux trois-quarts, il était porteur d'une histoire, de cette petite histoire des anonymes, la musique des rues berlinoises. Soit, les peintures étaient écaillées, des travaux s'avéraient nécessaires. Il n'y avait jamais foule mais toujours quelques clients. J'en avais même fait le théâtre d'une scène du roman que je vous ai servi sur ce blog, "Dernier Vol au départ de Tegel" et ce café Steinecke a disparu. Pire qu'une fermeture, on l'a "remis au goût du jour", c'est à dire que tout le mobilier original a disparu, les luminaires, le sol ... Tout a été refait dans ce genre cafétéria cosy et design où l'on mange de la boulangerie précuite et congelée. Peut-être que des victimes du régime nazi fréquentaient cet établissement, des victimes des bombardements aussi ? Ils sont morts à nouveau avec la transformation vulgaire et commune d'un lieu publique témoin de cette bonne vie d'avant.

lundi, février 18, 2013

Lire Mauriac à Berlin

Fasanenstrasse par André Krigar
Il ne s'agit pas de savoir qui a tort ou raison toutefois Berlin n'est pas cette "capitale de la culture alternative" que l'on veut croire. Une telle vision de la ville est un mythe véhiculé et entretenu par des hordes mal-élevées, incultes et sales qui trouvent ainsi le moyen de se  justifier et se croient tout autorisées à se vomir sa bière dessus ... en tricots difformes, crasseux et troués, il va de soi !

Berlin représente la bonne vie calme et ample, heureuse et pleine, la simplicité de la liberté : le corps est libre, l'esprit aussi. Voici la ville où vous avez le droit d'être vous-même et, souvent, être soi-même signifie retrouver l'enfant indépendant que nous portons - sous quelques kilos de chaînes - cet enfant réfréné et maltraité à dessein dans nos sociétés mollement coericitives.

Le rapport à l'enfance et à son émerveillement tiennent une place importante dans l'oeuvre mauriacienne. Le petit François n'a de cesse de hanter ses lecteurs, de leur faire partager le monde sensible dans lequel s'est éveillée sa conscience. On connaît tout du bruit des feuilles mortes sous le pas de ses personnages, de l'odeur des sous-bois en été, du parfum poudré et légèrement moisi du salon des grandes demeures familiales. On souffre aussi avec l'auteur de tous ces manques, ces petits riens si importants quand on a sept, huit, douze et, même, dix-sept ans.

J'ai lu mon premier Mauriac à Berlin, je l'avais emprunté dans la bibliothèque de Christine chez qui je logeais à chacun de mes séjours. Ce me semblait un étrange hasard; aujourd'hui, je sais que le hasard n'y est pour rien. J'étais en état de recevoir les romans de Mauriac au-delà de leur aspect anecdotique, le petit genre littérature bien comme il faut que l'on "enfile" aux lycéens. J'étais libre et capable d'évaluer avec précision le poids de la moindre chaîne. Mauriac me parlait de ma propre coércition.

Dix ans après mon premier séjour berlinois, j'ai vu changer la ville; on a tenté d'en faire un disneyland pour bobos. Peine perdue. La ville a beau se couvrir de nouvelles constructions, de tours d'hôtels, de galeries commerciales et d'autres galeries dites d'art, les salons de thé se multiplient, les cafés avec de vraies personnes aussi. C'est une ville fervente qui se presse dans les églises catholiques, une Babylone qui, jamais, ne perdra son enfance.

dimanche, février 03, 2013

"Blancanieves", le film événement


Scène du film Blancanieves
Berlin me manque tant ... Robert, Ditmar, Friedhelm, Eldride et les autres aussi (voir Dernier Vol au départ de Tegel). Impression d'être livré aux "méchants" sans le moindre appui, vertige et tout ce que la sensibilité littéraire autorise de plaintes tragiques et surfaites. Les auteurs, si peu lus soient-ils, ressentent les moindres riens de manière amplifiée et finissent toujours par découvrir au combien on les comprend peu.
Trêve d'atermoiements, je viens partager mon enchantement pour Blancanieves, film muet en noir et blanc du réalisateur espagnol Pablo Berger. Il s'agit d'un hybride Buñuel-Burton, un conte délicat, touchant, fantastique et doucereusement douloureux. La trame s'inspire de Cendrillon, Blanche-Neige et autre malheureuse du même genre. En l'occurrence, il s'agit d'une Blanche-Neige qui torrée. Il y a l'arène, et l'Espagne autour, très catholique, passionnée, séduisante et ces larmes que l'on verse avec le bonheur du soulagement, une compassion profonde comme le chocolat que l'on sert dans les pâtisseries, un liquide sombre, sucré et un peu âcre. L'Espagne sans le kitch anecdotique, là où vous verrez danser des taureaux, étinceler les lourds pendants d'oreille et tomberez amoureux d'une garçonne, d'un nain ou d'un toréador paraplégique. Vous danserez une sévillane avec Macarena García. De plus, Blancanieves est porté par une bande originale signée Alfonso Vilallonga, un compositeur catalan reconnu, dans le plus grand art de la musique cinématographique.

dimanche, janvier 27, 2013

Commentaire

Dernière page de "Dernier Vol au départ de Tegel"
Voilà une semaine que l'expérience s'est terminée, une semaine que j'ai posté le dernier épisode de "Dernier Vol au départ de Tegel" Je vous ai fait partager la construction d'un roman jour après jour, en léger différé. J'avais deux ou trois chapitres d'avance sur vous, mes lecteurs et, pour motivation, le désir de faire vivre mon texte, le faire partager sans intermédiaire. Il est évident que "Dernier Vol ..." a moins de poids, de légitimité qu'un ouvrage papier, distribué et vendu en librairie mais il a le mérite d'exister. Je vais même travailler à lui donner une carrière classique.

Ce blog va donc reprendre le cours d'un journal littéraire. Vous pourrez suivre les étapes de la publication de mon prochain ouvrage, un essai à caractère pamphlétaire, une analyse dans laquelle vous allez retrouver Berlin, de la mauvaise humeur, mes auteurs favoris et des lieux agréables où prendre le thé. 

Pour ce soir, rompons ici, je ne suis pas très disert, je reste toujours frappé d'une sorte de stupéfaction après avoir mis un point final au roman sur lequel je travaillais. Cela dure une, deux,  voire trois semaines durant lesquelles je n'écris que peu ...  quoique, j'ai déjà une petite idée derrière la tête. A suivre.

lundi, janvier 21, 2013

Dernier Vol au départ de Tegel - Epilogue

Loewen Apotheke, Lörrach
Epilogue

Nous sommes bien trois ans après le second mariage de Robert, voire quatre même, et n’allons pas tarder à nous rendre à Lörrach, bourgade versée dans l’industrie textile en son temps. Von Bukow le faiseur y avait commencé sa carrière. Il en avait retiré un grand crédit auprès des milieux immobiliers berlinois. Robert, donc, est de passage en Suisse, un voyage dans l’urgence ; Josiane sa mère a eu un malaise, une première alerte. Il a pris le vol du matin pour Genève et, après quelques jours, à demi-rassuré, s’est laissé éconduire par la malade qui lui a même suggéré un détour par Lörrach, y retrouver peut-être une trace de l’aïeul von Bukow, un témoignage quelconque. «On parlait parfois de sa famille avec ta grand-mère paternelle. Maintenant, je sais que les racines, c’est important» a conclu la convalescente. Robert et son quasi-non-cancer sont partis pour la région de Bâle, pour la bonne petite ville allemande de l’autre côté de la frontière. C’est un samedi matin, un début de journée affairé sous un ciel gris, le panorama vallonné, le vignoble alentour. Robert descend d’un train de banlieue transfrontalier et longe la Baslerstrasse. Sur ce qui semble être la place centrale, il veut s’arrêter dans un salon de thé mais l’établissement est plein de la foule suisse-allemande venue profiter des bons prix, de la bonne vie allemande. Robert passe son chemin et remarque aussitôt un bâtiment élégant d’un goût Biedermeier et, tracé en lettre d’or sur sa façade, « Loewen Apotheke ». Au cours de ses conversations avec Bruder Augustus, ce dernier lui avait parlé des débuts de l’ancêtre, il faisait le commerce de denrées coloniales et de plantes médicinales avec une importante officine, voire la plus importante de ce côté-ci du grand-duché de Bade. Par curiosité, Robert passe le seuil du commerce. Et, puisque la vie de Robert s’est jusqu’à présent déroulée comme dans un roman, inutile de remettre en cause cette logique. Tout naturellement, sur les étagères garnissant un mur de la pharmacie, parmi d’anciens bocaux de porcelaine frappés de caractères gothiques, il s’en trouve un portant l’inscription « Mischung von Bukow ». Mine de rien, alors qu’il paie une boîte de pastilles, Robert relève auprès du personnel le bel effet que produisent ces pots … en décoration. La pharmacienne, la gérante de l’établissement, s’empresse de rétorquer que ces « bocaux » sont tous d’époque et étaient encore utilisés avant la guerre. Robert prend un air édifié et s’enquiert de la teneur du « Mischung von Bukow », jamais encore il n’avait entendu parler d’une telle chose. Recette de « bonne fame » lui répond-on, un mélange d’herbes locales et de champignons chinois. « Von Bukow était pharmacien ? » ajoute encore finement Robert. Oui et non, c’était un associé du pharmacien, ça remonte à loin, quasi à l’ouverture du négoce, à l’époque la Bade était encore un Etat indépendant. Von Bukow venait de Hambourg ou de Poméranie ou … allez savoir. Il importait du thé, de la résine, des teintures, tout ce qu’on pouvait trouver dans une pharmacie. Son mélange était un remède universel efficace contre les verrues plantaires, le typhus, les mauvais rêves et les ballonnements. On l’a même prescrit contre le cancer au début du XXème siècle. Si ça ne faisait pas de bien, ça ne faisait pas de mal au moins. « Autre chose avec ça ? »

Robert ressort amusé. Il laisse la bonne ville de Lörrach où tout a commencé et tout fini à ses visiteurs suisses-allemands encombrants. Il a trouvé un vol retour de dernière minute et qu’importe l’aéroport où il atterrira, qu’importe le nombre de vols qu’il connaîtra encore au départ de Berlin, ou de Bâle, qu’importe les détails puisque le roman est écrit et son intrigue ourdie de longue date.

dimanche, décembre 30, 2012

Dernier Vol ... - 70

Eglise Sankt Matthias sur la Winterfeldplatz, Berlin
Magda et son second époux sont partis pour un long voyage, une sorte de lune de miel tardive. Ils en parlaient depuis la vente de leur affreuse maison. Ils ont laissé leur appartement de la Schönhäuser Allee à Friedhelm ; il y vit avec Ditmar. Friedhelm étudie l’histoire, le français et la sociologie à la Humboldt Universität. Il fait aussi du théâtre, des spectacles expérimentaux dans un cabaret de Nollendorf. Il se produit avec Ditmar, un numéro dont le magazine gay Siegesaüle a fait une excellente critique.

Eldride s’est découvert des talents d’organisatrice qu’elle ne se connaissait pas. Elle enchaîne les galas, les soirées et autres activités néo-festives afin de financer la publication de la revue de l’Institut, publication de plus en plus épaisse, luxueuse et fréquente. Et Robert regarde passer le temps à travers les rideaux ventre-de-biche de son bureau. Pour lui, son dernier vol au départ de Tegel, c’était hier et sa fréquentation amoureuse de Paris avant-hier. Il vit une autre forme de temps, plus long, plus sage, plus détaché. Il voit passer les saisons parmi les frondaisons qui encadrent la silhouette sombre, énigmatique de Sankt Matthias. Il fait le tour de cette église, de la Winterfeldplatz tous les soirs, peu avant de se coucher. Il écoute le chuchotis des feuilles, offre une caresse aux chiens qui viennent la lui réclamer, des habitués de la promenade nocturne. Robert n’a pas déménagé, Eldride campe avec lui. Elle aimerait bien trouver quelque chose de moins commun mais n’en a pas le temps. Les chroniqueurs et journalistes des pages culturelles de la presse quotidienne et magazine défilent régulièrement dans la cuisine design de Robert, le Spiegel en a même publié quelques clichés, sous le titre « Ce à quoi ressemble la cuisine littéraire ». Et tous s’émerveillent devant ce « manifeste du design domestique », cet « exercice de rigueur et d’élégance allemande ».

Robert regarde aussi les saisons lorsque, tous les deux mois, il va à Dresde, contrôler le bon déroulement des projets immobiliers du second époux de Magda. Il y passe la nuit et flâne par les rues, attentif à la moindre manifestation du sortilège. Il descend à l’Hôtel du Monde, dans la Louisenstrasse, ses cafés, ses terrasses, son atmosphère toujours très conviviale, très sud même, quoique la nuit s’arrête sur le coup des vingt-trois heures, à part au « Times Square Dresden », un café-théâtre signalé par les nombreux néons de sa façade.

lundi, novembre 19, 2012

Dernier Vol ... - 56


Foule habituelle sur la Bahnhofstrasse

Etonnement, les deux femmes ont la même taille, et pas mal de goûts en commun. Lorsque Robert est passé chercher Eldride, il a trouvé Friedhelm avec un sac, devant la porte. Magda a décidé d’emmener Eldride acheter sa robe de mariée, un petit périple de quelques jours ; elle a sommé son second mari de régler au plus vite ses affaires à Dresde, qu’il y reste le temps de son voyage, son fils est chez Robert et elle part en Suisse avec Eldride. Oui, en Suisse, histoire de montrer à la prochaine Mme Leuba au milieu de quelle catastrophe a grandi Robert, parmi quelle perfection constipante, quel bien-être pathogène, quel somptueux cataclysme social. Elles ont pris un avion pour Zurich où elles ont atterri sous le jour bas d’une après-midi pluvieuse. Durant le vol, Magda a forcé Eldride à commencer la lecture de « Mars », de Fritz Zorn, le récit d’un vrai cancer cette fois-ci. Eldride a timidement demandé si elle pouvait poser le livre jusqu’au soir. Dès sa descente d’avion, elle s’est sentie agressée par la foule dense et chic noyant tous les espaces publics, une horde aux gestes mesurés, parlant trop fort dans un étrange sabir guttural. Et partout cette amabilité aussi douce que le miel qui poisse le manche du couteau, sur la table du petit-déjeuner, et bientôt macule l’anse de la tasse, la cuillère, le couvercle du sucrier, etc. Ça donne envie de pleurer à Eldride. Magda de la rassurer, Robert n’a pas grandi à Zürich comme elle le sait certainement … Non ? Ah ! Robert n’est pas très bavard. Il a grandi dans la partie francophone, le canton de Vaud, cette région que l’industrieuse Suisse centrale et alémanique couvre d’un regard tantôt bienveillant tantôt méprisant, on aurait la même réaction pour un petit-fils séduisant dont on réprouverait toutefois l’homosexualité. Enfin, on n’y peut rien, c’est une question de nature … Tant que ça reste discret. Tant que cette Suisse-là ne prétend pas être LA Suisse mais reste à sa place de dominion latin de la « Schweizerische Eidgenossenschaft ».

Paradoxalement, il se dégage une grande douceur de ce paysage social à la fois triste et opulent, le puissant parfum du regret, des notes capiteuses, épicées, orientales. Les deux femmes sont descendues dans un hôtel très correct, même cossu, une rue calme, près de la gare. Pour des raisons pratiques, elles n’ont pris qu’une valise, elles font la même taille, Magda prêtera des vêtements à Eldride, un jeu de vieilles petites filles avec toute la gravité que cela sous-entend. Magda paie pour tout ce dont Eldride aurait besoin, et la robe de mariée. En échange, Eldride a dû se faire passer pour la thérapeute de Magda, téléphoner au directeur de l’établissement où elle travaille, lui signifier que son enseignante est en décompensation, choc émotionnel, rien de trop grave, elle en est aphone, elle reviendra en début de semaine prochaine. Dans l’enseignement public allemand, on n’est pas à ça près …

samedi, septembre 29, 2012

Dernier Vol ... - 39

En Allemagne, on croit en la médecine, des soins pour tous afin de soigner des maux clairement identifiables, et on ne va pas mélanger les genres, donner dans les spéculations psycho-socio-philosophico-médicales. Le jeu consiste à étirer l’une ou l’autre étiquette jusqu’à recouvrir les symptômes que présentent le patient. Dans la clinique d’Alt Tegel, on a tout d’abord reçu fraîchement le trio improbable Ditmar-Robert-Eldride. Le jeune couté-tatoué donnait des instructions, la diva faisait mine de s’évanouir à chaque minute entre ses vocalises et le patient restait absent, silencieux, détaché. On les a crus sous l’emprise d’un psychotrope. Derrière une banque design, une réceptionniste au sourire tatoué lui-aussi s’est fendue d’un laïus propre à faire déguerpir avec douceur mais fermeté ce trio d’hurluberlus : « antécédents médicaux avérés … analyses ordonnées par le  médecin de famille … surcoups probables … refus de la caisse maladie … caution de 3000.- , non, pardon, 5000.- € ». Sourire compris. Robert a tendu une carte bleue et glissé un « je vous en prie ». La demoiselle de la réception a pris le petit rectangle de plastique, réfléchissant déjà à sa prochaine bonne excuse afin d’éconduire ces trois cas relevant assurément de la psychiatrie. Alors qu’elle antiphonait le cantique de la liste d’attente, des délais légaux, etc., elle en laissa tomber son sourire quand son petit sabot numérique gloussa de contentement en recrachant un récépissé : le débit était abouti ! Tout est allé très vite. On a parqué ce patient accompagné dans une chambre claire oû on leur a proposé du thé, du café, du jus de fruit, des biscuits vitaminés, une assistance psychologique pour Eldride, un programme de sevrage pour Ditmar, des implants capillaires, une pédicure, un détartrage avec soin blanchissant et deux ou trois autres babioles wellnesso-esthético-médicalisante. Robert a  dit oui à une grande tasse de thé vu le nombre de tubes d’urine qu’il avait à remplir.

mercredi, août 29, 2012

Dernier Vol ... - 33

Dresde : après le bombardement britannique,
les bombes étaient de type "incendiaire",
même les pierres brûlaient.
Au cours du dîner, chez Hasir, le fameux restaurant turc de la Maassenstrasse où il a ses habitudes, Robert était prêt à s’ouvrir à propos de ses problèmes de santé, de ses craintes mais il s’est mis à raconter l’histoire de son arrivée à Berlin, les raisons de sa présence dans cette ville, cette histoire familiale traversée de secrets, de sang et, vraisemblablement, de larmes. Magda connaissait vaguement la filiation étrange qui liait son ex-mari aux von Bukow. Elle ne savait toutefois pas que cet héritage était, en partie, usurpé. Friedhelm von Bukow, fils d’un capitaine d’industrie, avait su développer le patrimoine familial. Sa fille aînée, Tonie, envoyée en Suisse comme jeune fille au pair, s’y maria et ne revint jamais en Allemagne. Elle avait un frère, Albrecht, déclaré décédé avec son père lors du bombardement de Dresde. Ce n’était pas le cas. Friedhelm trouva effectivement la mort à Dresde mais son fils survécut. Il fit partie des derniers officiers SS à défendre Berlin. Friedhelm, dans sa grande clairvoyance, savait l’Allemagne nazie perdue. Il avait quelques amitiés utiles au sein du clergé catholique saxon et préparait la fuite de son fils via un réseau de monastères vers la Suisse, puis Rome, l’Espagne, l’Amérique du Sud. Le bombardement allié, voulu par les Anglais en pure vengeance sur la Florence du Nord, sur ce poste avancé de la foi catholique, sur cette ville délicate et précieuse, surprit Friedhelm. Albrecht était sur le point de le rejoindre. Il survécut donc, se cacha, comme prévu, sous l’habit religieux et traversa toute l’Allemagne de cloîtres en sacristies jusqu’à atteindre la frontière suisse. Albrecht n’était ni bête, ni inculte. Il raconta toute son histoire à un père abbé jésuite qui vit en lui des qualités nécessaires à tous les membres de la Compagnie de Jésus. On s’informa discrètement auprès des autorités d’occupation quant à la situation des von Bukow père et fils pour le compte d’un cousin novice chez les jésuites. Après de molles recherches, les Russes se contentèrent de faire savoir que les deux hommes étaient considérés comme décédés et que leurs biens seraient employés à la reconstruction d’un Etat socialiste, n’en déplaise à ce vague cousin dont la demande d’information n’était certainement motivée que par l’espoir d’un héritage. Albrecht von Bukow devint frère Augustus et ne quitta plus Soleure. Son père abbé le dissuada même d’entrer en contact avec Tonie, sa sœur, ni avec personne de son ancienne vie. Il était mort pour les hommes et né au service de Dieu.

vendredi, juillet 20, 2012

Dernier Vol ... - 22

Voici le dernier chapitre avant le dimanche 29 juillet. Le feuilleton prend une semaine de vacances, son auteur sera à Palerme, trouver le soleil après la pluie berlinoise. Profitez de cette semaine pour relire les chapitres que vous auriez manqués.



En 88, on avait encore le grand Guillaume Ier puis son successeur de quelques mois, Frédéric III. Friedhelm von Bukow est né en 1889 au milieu des flonflons de l’empire allemand et des brillants débuts du règne de Guillaume II. L’époque était à l’enthousiasme. Le père de Friedhelm avait pour seul bien un certain crédit et une particule qu’une branche aînée et junker des « von Bukow »  lui contestait. Il avait fait de bonnes affaires aux portes de Bâle, à Lörrach exactement, où il fournissait de manière exclusive la pharmacie Löwe en denrées coloniales à caractère médical. Bien mal lui en a pris de se lancer dans les colorants textiles ; l’industrie chimique naissante de la Bâle voisine lui fit des tracasseries de brevet. Il quitta donc les abords du Rhin pour retourner dans son Brandebourg natal où il fit miroiter ses vagues succès d’industriel, força la porte et la bourse de quelques financiers et devint promoteur immobilier à Berlin. Friedhelm hérita du sens des affaires paternel avec juste ce qu’il fallait de réserve afin que l’on ne lui fît plus grief de sa particule incertaine. Il devint chef de famille à vingt-et-un ans, suite à la mort de son père. A l’époque, on ne parlait pas encore de cancer. A vingt-cinq ans, Friedhelm partit à la guerre avec un joli casque à pointe et beaucoup de réserves quant à l’avenir de la Nation. Le hasard voulut qu’il côtoya sur le front autant de spartakistes que de futurs nationaux socialistes. Son sens de l’organisation, son industrie le rendirent populaire et sympathique. Démobilisé, il traversa tous les événements de la République de Weimar au putsch légal de 33 sans encombre et ne cessa de faire croître la fortune familiale.

mercredi, juin 27, 2012

Dernier Vol ... - 17

Martigny, place Centrale
La  visite s’est faite avec cordialité, Robert débarquant au milieu d’une cuisine pleine de voisins, d’enfants, de cousins, de proches et parents de la belle-famille, d’amis aussi, tout ce monde défilant en flux continu autour d’une longue table toujours dressée de verres, de vin blanc local, de café, de viande séchée et de biscuits. Les partants avertissent ceux qui ne seraient pas au courant de la venue inopinée de Robert le Berlinois. Josiane, sa mère, trône aimablement comme une madone laïque, à croire qu’elle a toujours fait partie de cette famille. Elle en connaît les moindres anecdotes, entretient les petits riens d’une piété familiale, d’une tribu ; elle avait épousé un clan avec feu  Bernard Z***. Elle a, comme son fils, « fui » la Suisse à sa manière car le Valais c’est autre chose. Au-delà des différences de mentalité, d’une pratique religieuse resserrée autour d’un petit évêché, il s’agit presque d’une différence de « race ». Il suffit de marcher entre les vieilles maisons de pierre du centre historique de Martigny, quasi au pied de la montagne pour se sentir dépaysé et chercher d’instinct la frontière. Sans vous reconnaître – ou vous méconnaître – physiquement, l’autochtone valaisan sait qu’il a affaire à un non-Valaisan. Si vous faites un peu la conversation viendra la question du jeu  des alliances et de la parenté, l’obtention d’une « valaisanité » d’adoption par le biais d’un cousin, d’un beau-frère ou d’une mère, dans le cas de Robert. S’il venait à évoquer ne serait-ce qu’à mi-mot son « mal », il ne se passerait pas un quart d’heure avant qu’il ne se retrouve dans une voiture, direction l’hôpital de Sion où, par l’intervention d’alliés d’amis de connaissances de parents de Pierre, Jacques ou Jean qui vous doit un service, il rencontrerait au plus vite le meilleur oncologue de la place et il serait hors de question qu’il ne rentre sans que la moitié du canton ne soit rassurée quant à son état de santé. Et il y a tant de bonne humeur autour de lui, il ne geint pas, ne se plaint pas, n’a pas  l’air plus ou moins malade que lors de sa dernière visite, et c’est un froid, le Robert, un posé qu’on a jamais vu ivre, il n’est pas pareil même s’il fait partie de la famille, on ne le comprend pas très bien, peut-être que dans le Haut-Valais ils le décoderaient mieux. De son côté, Robert a fait mine de vouloir partir en fin d’après-midi, c’était une feinte afin de faire passer son départ effectif peu avant le dernier train. Il est hors de question qu’il accepte qu’on le ramène en voiture. Soit, la statistique le proclame, les Valaisans sont les meilleurs conducteurs de Suisse mais Robert a peur en voiture avec un chauffeur légèrement ivre.

vendredi, juin 08, 2012

Dernier Vol ... - 12

Mille excuses à tous mes lecteurs, je n'ai pas eu le temps de placer un nouvel épisode de votre roman de l'été, la faute à la fin de l'année scolaire et à projection de la Walkyrie, une production du Met diffusée dans une salle de Lausanne hier soir !


Le jardin chinois, à Zürich

Fritz Zorn n’a certainement pas connu le jardin chinois ; ça ne l’aurait pas empêché de mourir d’un cancer mais ça lui aurait peut-être apporté une certaine paix. Robert a eu envie de revoir ce lieu. Après plus de deux heures de train, quelques trams, et un plat de nouilles sautées, rapport au risque de brûlures d’estomac en cas d’ingestion à jeun de son super-anti-inflammatoire, il a pris place sur une sorte de trône incrusté de nacre, le regard flottant sur les frondaisons avec le détachement d’un mandarin. Des touristes abrutis – forcément – traînent dans les allées. Dommage qu’il ne pleuve pas. Ils regardent chaque élément, chaque bosquet, chaque sculpture à la façon d’acheteur potentiel dans une maison témoin. Les enfants ne sont pas les pires. Dans leur vacuité culturelle, ils tentent de se raccrocher à ce qu’ils connaissent, demandant si les franges des pompons des lanternes du pavillon du thé sont en spaghetti ? En fait, le jardin chinois ne se visite pas, il se vit. Quel que soit son avenir, Robert aura – au moins – appris cela. Il l’a appris à Berlin ; il n’aurait pas pu l’apprendre à Paris.

Où que l’on porte le regard, la vue compose un tableau raffiné. Une balustrade de pierre travaillée, un bassin double, un pont, une pierraille, une cascade, une pagode, un belvédère, des pierres dressées, des arbres savamment taillés, autant d’éléments symboliquement chargés dont il ne connaît pas le sens exact. Robert – en dépit de son nom – n’est pas une encyclopédie. Aujourd’hui le léger clapotis qu’il perçoit à l’extrémité du bassin lui parle, et de lui. Il se décide à quitter le siège sur lequel il s’était accroupi, déplie ses jambes et glisse presque avec un geste coquet ses pieds dans ses chaussures qu’il avait laissées sous une table basse. Il arpente d’un pas lent et mesuré le jardin clôturé, faisant de nombreuses stations sur le pont, près de la cascade, dans le belvédère, le long de la balustrade de pierres sculptée, au milieu du mini canyon qui traverse la pierraille, dans la pagode et près des pierres dressées, des bosquets odorants, et sous les plus grands arbres savamment taillés. Avant de sortir du jardin, il achète encore une carte postale ; il en envoie une au beau-fils de son ex-épouse à chacun de ses voyages. Deux femmes essaient de quémander une entrée gratuite sur la foi d’une carte journalière des Chemins de Fer Fédéraux mais le sésame n’est pas valable ! Elles gloussent, se rengorgent, récriminent et tournent les talons plutôt que de payer une entrée qui vaut moins cher qu’un café dans n’importe quel établissement de Zürich. Sur la large pelouse séparant le jardin chinois du lac s’étale une foule adolescente et poseuse, des jeunes gens s’enlaçant dans l’amitié et la confusion, des buveurs de bière et des enthousiastes tenant absolument à faire partager leurs non-goûts musicaux. Une patrouille de police semble aux aguets dans un coin. Robert préfère reprendre par des rues parallèles aux quais le long desquelles s’alignent de petits bâtiments d’habitation et ce jusqu’aux abords de la place de l’opéra. Il ne croise que quelques tea-rooms de quartier et de rares épiceries, rien qui n’attire le chaland. Tout le reste de la ville est plein comme un œuf ; les badauds débordent de partout, tous plus élégants les uns que les autres, à croire qu’ils ont été engagés sur casting et que l’on tourne un clip de promotion touristique. Personne ne regarde personne, et tout le monde prend cet air faussement détaché, si propre à la Suisse et particulièrement marqué à Zürich.

dimanche, mai 27, 2012

Dernier vol ... - 10

Champ d'avoines vertes, 1912,
par Félix Vallotton
Entre Champ d'avoines vertes de Vallotton (73x100, 1912), les Baigneurs de Hans Berger (175,5x231, 1922) et un Jardin de paysans de Cuno Amiet (50x64, 1902), il choisit ce dernier paysage nocturne, apaisé et flou au milieu duquel on distingue la croupe d'un cheval. Robert ne visite pas ce jardin, il le hante, voluptueusement, libéré de toute impression physique. Auparavant, il avait aimé chacune des œuvres précédemment citées, surtout les Avoines vertes qui se le disputaient aussi avec une Jeune fille sur fond rouge d'Albert Anker (110x76, 1867), un petit air de Magda jeune fille. S'il tourne la tête sur la droite, alors qu'il est assis sur une banquette de velours vieux rose, en face du sosie de Magda, il a la vue sur les jeunes baigneurs accrochés au milieu du mur latéral de la salle du fond, huit adolescents en pleine santé, offerts à l'eau et au soleil. On ne distingue pas leurs visages, ils se tiennent de dos ou sont trop éloignés. Le regard ne peut que s'attacher à leurs silhouettes filiformes, souplesse et vigueur. Magda n'a jamais rien su de son "portrait" par Anker, il eût fallu que Robert lui parlât du musée des Beaux Arts de Soleure et de la raison de ses visites dans cette ville. Depuis 2006, il n'a plus rien n'à y faire, il y revient tout de même, parfois, la force de l'habitude, une visite au musée, une visite à la cathédrale St-Ursen, à l'église des jésuites et un café dans le tea-room restaurant Suter. Cette fois-ci, ça le distrait de son regrettable séjour lémanique. Soleure a un petit air de Constance, d'Allemagne du Sud aisée, de pays de cocagne. Si la guerre n'avait pas eu lieu, certains quartiers périphériques de Berlin auraient pu ressembler à cela, du côté de Köpenick par exemple.


A présent, Robert est assis sur un petit canapé bas, deux places, cuir rouge, au fond de la salle, chez Suter, alias "Suteria". Le propriétaire, avec fatuité, a nommé ses établissements - il en a deux, le second se trouve à Olten - "Suteria" comme cafétéria, un nouveau genre de café ! Robert aime le lieu pour son style "vieil avant-gardiste", du design eighties', et le petit canapé quoiqu'un peu trop bas est confortable, il peut y enfoncer son mal-être, cette sorte de courbature au creux de lui qu'il a engourdie à grand renfort d'anti-inflammatoires très forts, de ceux que l'on n'obtient que sur prescription médicale en Allemagne mais que l'on finit par acheter sans, en Suisse, parce que l'on connaît le nom du produit, qu'on en a déjà consommé et le pharmacien de se fendre de son laïus néo-médical, et de vous accorder cette vente avec une magnanimité complice. De là à imaginer que le pays est une nation de dealers, Robert n'y pense pas. Il essaie de tromper des maux d'estomac, consécutifs à l'absorption à jeun des susmentionnés anti-inflammatoires et d'un café de trop, en se perdant dans la contemplation d'un lustre aux branches garnies de grosses perles de verre vertes.

mardi, mai 01, 2012

"Dernier vol au départ de Tegel" - 1

Afin de renouer avec la belle grande tradition littéraire de la publication romanesque en feuilleton, je vous offre le roman de ce printemps ! Trois fois par semaine, vous pourrez avancer dans la lecture de ce récit et, pourquoi pas, interagir avec le texte.

Salle du Café Einstein
Il est de ces cafés où il est permis d'aller jusqu'au fond de soi-même, de ces lieux où l'on peut basculer dans ses propres abîmes et le Café Einstein en fait partie. Cela tient certainement à la dignité du décor, de la chaise, de la table, de la banquette pratiques réhaussées de quelques boiseries discrètement  dorées. Les murs de ces lieux ont une histoire, sont plein d'histoires : les parois d'un bassin dans lequel on peut se laisser couler après l'avoir dûment rempli de ses pensées les plus sombres et les plus secrètes. On peut aussi y sourire et badiner en compagnie d'une jeune femme, ou bavarder à bâtons rompus avec des amis. Le café n'est ni trop bruyant, ni trop intime. Son rez-de-chaussée se divise en deux salles, un hall, une sorte d'alcôve et le personnel circule avec aisance et discrétion entre les convives. Pour en revenir aux pensées sombres, à cette sorte de Styx de l'inconscient tourmenté, leurs flots impétueux peuvent dévaler les pentes dépressives de la psyché d'un consommateur anodin sans risque qu'il ne bondisse subitement de sa chaise, se mette à vociférer, ne jette son verre à travers la salle, n'insulte la jeune femme qui l'accompagne ou hurle sur le personnel : le cadre du Café Einstein le réfrène et ce consommateur anodin peut in petto se dire sur le ton de la conversation les pires choses. Rien à voir avec la gentille salade existentialiste des pisse-froid des beaux quartiers; il s'agit plutôt de s'avouer sa fin prochaine, le sordide de la maladie, la douleur, les traitements si peu utiles auxquels on ne peut s'empêcher de se raccrocher. Au Café Einstein, on peut commander encore un verre de riesling en oubliant ce léger mal-être, une sorte de contracture au creux de soi. Tout en faisant la conversation, on dresse hâtivement des bilans, évoquer subrepticement quelques unes des grandes questions : Dieu, après la vie, le paradis, plus rien ? On se dit qu'on a encore le temps, qu'on n'est sûr de rien, qu'il ne faut pas céder à la panique, qu'on en a vu d'autres, qu'on en verra d'autres, qu'on ne se roule pas encore par terre mais que ça finira par arriver, avec d'affreuses angoisses et des fantômes, et des regrets.

La jeune fille remet un peu de gloss sur ses lèvres. Elle n'est pas si jeune mais son maintien souple, sa ligne, son allure lui donne un air de jeunesse. L'homme qui l'accompagne doit avoir le même âge. Il n'a pas l'air malade, pas encore, juste un rien fatigué, ce qui n'a rien d'étonnant vu l'heure et le voyage qu'il a dû faire. Un sac est posé près de lui, sous la table. L'homme papillote des yeux tout en répondant à son interlocutrice. A présent, il en est sûr, ils sont trois à la table : la femme, lui et son mal. Il cherche à le présenter ... mais ce petit trouvera bien à s'imposer. Et l'homme n'a, ce soir, pas le courage  de se laisser rassurer.

lundi, mars 19, 2012

"Le Volcan" et autre forme d'exil



C'est un texte qui commence de manière anodine, comme un roman à lire dans le train, avec une poignée de personnages un peu trop colorés, l'auteur aura voulu accrocher ses lecteurs. Passé les cinquante premières pages se dessine une fresque, terrible, composée d'individus brisés ou révoltés, en fuite en tous les cas. Klaus Mann - le fils de ... - raconte ainsi son exil par suite de l'arrivée des nazis au pouvoir. Il publiera son roman en 1939 mais il laisse entrevoir l'ampleur de la catastrophe à venir. Ce n'est pas qu'une collection de caractères, d'activistes antifascistes mais plutôt la peinture d'une époque, la lâcheté polititque des alliés, les petites compromissions de ceux qui ne se sentent pas concernés et quelques beaux moments imprégnés d'une foi que je ne connaissais pas au fils aîné du grand Thomas. Dès ce roman, Klaus ne pourra plus jamais revenir de son exil, exil intérieur, perte d'une certaine innocence, et personne ni avant, ni pendant, ni après la guerre pour rendre hommage à sa clairvoyance politique et à son appel à la résistance.


C'est une lecture que j'ai mollement entamée il y a un mois de cela et qui me subjugue à présent par sa profonde humanité, par l'empathie de son auteur pour les drames humains de la relégation, quelle que soit la guerre ou l'époque. Il y a des signes avant-coureurs, une sorte de malaise indicible. Avant même que ne commencent les combats, les victimes ont déjà sombré, subjuguées par le néant et le desespoir. Cela fait plus d'une année que, nuit après nuit, je rêve que je passe d'un hôtel à l'autre, de ville en ville, encore bien plus paumé qu'Ulysse en pleine odyssée, "Le Volcan" m'a donc interpellé.


L'exil, au sens large, représente ce moment quand l'on est forcé de quitter ce qui semblait aller de soi : habitudes, certitudes, projet en cours, lieu de vie, etc. Que l'on soit coupé de l'un ou l'autre de ces éléments, et l'ont en souffre. Les conséquences sont à court terme moins dramatiques mais la douleur est réelle. C'est ici que le lecteur peut se sentir directement concerné par "Le Volcan" et l'éventail des réactions des bannis dont il est question. A lire impérativement.

lundi, février 13, 2012

Le désert de l'amour

Ce soir, j'ai vu une très belle adaptation télévisée d'un roman de Mauriac, "Le Désert de l'amour". Emmanuelle Béart, Catherine Mouchet, Didier Bezace - des comédiens rompus aux exigences du théâtre - ont prêté leur talent à l'un des classiques de Mauriac. Je suis "tombé" sur ce film par hasard alors qu'il avait déjà débuté. Dès les premières minutes, j'ai toutefois reconnu la patte du maître : le rythme du récit, la pudeur des sentiments, les louvoiements du coeur face à la chair et le triomphe calme de l'esprit, de la vertu. J'ai tout de suite retrouvé un certain genre "fin de règne" de la bonne bourgeoisie bordelaise dans un dix-neuvième siècle qui joue les prolongations.


Le scénario ? Bête à mourir. L'amour et ses regrets, le parfum d'une jeunesse qui s'en est allée et l'incommunicabilité entre les époux, leurs attentes décalées. On est loin du baratin de la littérature qui "marche", que dis-je, qui court, galope, saute les haies et violente les règles de la grammaire. J'aurais toujours un amour indéfectible pour Mauriac et ses drames d'un autre siècle, pour sa retenue, sa pudeur et sa dignité. Et la politesse du déguisement romanesque ... Pour sûr, ça nous fait des vacances. Rien de vulgaire, pas même les "bas instincts", traités sans pathos, sous l'aspect cru de la douleur qu'ils suscitent. Et quelle syntaxe !


Avec le temps, le jeu des masques, les exigences sociales, impossible de dire le fond de sa pensée. On se tourne alors vers les caractères mauriaciens et leurs silences interdits. On est un peu moins seul et on se dit que les petits romans si lents du grand François durent encore et, parfois, permettent la réalisation d'un beau téléfilm.