Je vous écris de Berlin, au milieu de sa nuit, près de Vicktoria-Luise Platz, le beau Schöneberg. Je suis retourné dans mes chères Allemagnes à l’occasion de la pause pascale. Je suis arrivé par le train, la ligne Bâle-Berlin qui passe, entre autres, par Francfort. J’y ai fait une halte de deux jours, découvrir cette ville d’Empire que je ne connaissais pas encore. Un grand boulevard commerçant, le Zeil, une gare gigantesque, un centre historique plus très historique à force de restaurations, de grandes tours façon la Défense. Mais, surtout, une rencontre, au Städel Museum, le grand musée d’art francfortois, la rencontre avec Ottilie Wilhelmine Roederstein, une oubliée de l’histoire de l’art, ou plutôt une déportée du modernisme révolutionnaire post-seconde guerre mondiale.
Ottilie vit le jour à Zürich en 1859 au sein d’une famille de commerçants en textiles. Elle étudia auprès du peintre zurichois (tout aussi oublié qu’elle) Pfyffer, un ami de la famille Roederstein. Ottilie fit de rapides progrès, son talent nécessitait l’ouverture à un autre horizon artistique. Le mariage de sa sœur avec un commerçant berlinois en 1879 donna à notre artiste la possibilité de fréquenter dans la capitale du jeune empire allemand l’atelier de Karl Gussow. Elle y connut sa première amie, Annie Hopf, une autre élève de Gussow qui partit s’installer à Paris en 1882. Ottilie la suivit. Elle y resta jusqu’en 1887 et vécut de son travail. Pleinement émancipée de la tutelle familiale, financièrement indépendante, son oeuvre s’épanouit pleinement.
Sans entrer dans les détails de sa biographie, cette grande oubliée connut une immense reconnaissance dans l’Allemagne wilhelminienne et durant la République de Weimar. La société commerçante et cosmopolite francfortoise ne démentit jamais son admiration pour la peintre suisse qui travailla même un certain temps dans un atelier dépendant du Städel Museum. Ottilie finit par s’installer à Hofheim am Taunus (entre Francfort et Wiesbaden) avec sa seconde amie, Elisabeth Winterhalters (1856-1952, première chirurgienne allemande). Les deux femmes vivront ensemble sans qu’il n’y eût publiquement le moindre doute quant à la nature de leur relation. Ottilie décéda auprès de son amie en 1937.
La guerre ? Son art du portrait ? Son homosexualité affirmée et vécue au grand jour ? Le fait qu’elle était une femme ? Quelles sont les raisons de son oubli ? Difficile de se prononcer. Son style dépourvu d’affectation moderniste, de « trucs » ni de sujets gratuitement provocants ne permet pas une reconnaissance immédiate de sa griffe. On la trouva certainement trop classique. Pourtant, sa technique ne cessa d’évoluer. S’il fallait la comparer, elle tient de Vallotton pour les paysages et Cuno Amiet pour les portraits.
On ne peut que rester songeur devant le dernier autoportrait d’Ottilie, une toile en pied datée de 1936 dans laquelle l’artiste se représente des clefs à la main. Le regard est perçant, douloureux, curieux et doux à la fois. Voit-elle le monde qu’elle connut définitivement disparaître ? Comme un dernier regard jeté sur une pièce avant de la quitter. Elle s’apprête à sortir, à cause des clefs, c’est évident. Elle sait que, jamais elle ne reverra ce sur quoi elle fermera la porte.
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