samedi, mai 25, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 7

John Archibald Wheeler

Tout reste à écrire. Selon la physique cantique – voir l’expérience des fentes de Young[i], le fait d’observer un événement le cristallise en un résultat logique, rationnel, compréhensible alors que si l’on tourne la tête, le résultat ressemble alors à un catalogue de possibilités, tous les possibles, du plus au moins probables. De plus, le fait d’observer influencerait le déroulement de l’action, même si l’on commence par regarder ailleurs et que l’on jette un coup d’œil à l’événement vers la toute fin de sa réalisation. Du champ de possibles indéterminés, on passe au résultat logique. La sanctuarisation d’une période de l’histoire en Alpha, 1930-1948, aurait pour but de modifier l’histoire, s’ouvrir à d’autres perspectives, recomposer le scénario, donc tout reste à écrire, CQFD. On s’entend bien, l’expérience du choix retardé, à savoir on regarde ou pas après que l’événement se soit noué mais avant sa conclusion tout de même, on regarde (donc on influence) n’est prouvé qu’en mécanique cantique ! Appliquer le concept à l’histoire tiendrait de la science fiction même pour des physiciens et des philosophes vivant dans une version Alpha du monde, connaissant et ayant accès à une version Oméga de ce même monde sans passer par un mystérieux trou de ver mais du simple fait de leur conscience, quoique certains stakhanovistes en Alpha et en Oméga auraient déjà réussi à passer de l’autre côté tout d’une pièce, corps et esprit … Partant de là, des objets qui s’animent, des types qui vieillissent plus vite que ne tourne l’horloge ou rajeunissent, même, sont des phénomènes tout à fait admissibles. D’où la nécessité pour Stéphane de retrouver dans le passé en Alpha ou Oméga un dénommé Ulrich, modèle de non-héros d’un roman (ou d’une théorie philosophique selon où que l’on se trouve, Alpha ou Oméga) afin de lui poser quelques questions. Stéphane n’est ni plus, ni moins qu’un … Maigret New Age. Il ne peut fouiller à froid le passé en Alpha, voyager dans le temps ! ça se saurait. Il doit juste transiter d’Alpha en Oméga puis retour en Alpha soit dans l’instant contemporain, soit dans le passé d’Alpha. Pour l’avenir, il faudrait connaître une circonstance, un événement, un récit déjà noué ; ça ne peut être que de la prospection et ça pourrait changer le passé et, jusqu’à présent, personne n’a encore su transiter vingt ans plus tard par exemple, même dix, ou deux, ou six mois. Pour en revenir à 1930-1948, imaginons que ces 18 années représentent l’écran sensible (rapport à l’expérience des fente de Young). Considérons les actions des individus qui vécurent durant ces moins de deux décennies comme des particules élémentaires. Hitler aurait pu être peintre, mourir lors de la Première Guerre mondiale, suivre la même voie que son père et entrer dans l’administration autrichienne … ou devenir réalisateur à  Babelsberg et poursuivre sa carrière à Hollywood. Ou être un dictateur initiateur de la solution finale comme ce fut le cas. Interdire tout transit durant cette période, en faire une sorte d’absence, un blanc dans le continuum du récit de l’Histoire et vous pourrez réécrire le scénario, le conformer avec celui d’Oméga … L’Agence ne faisait guère d’efforts pour expliquer le tenants et les aboutissants des missions auprès de ses collaborateurs et les services impériaux qui l’ont remplacée sont tout aussi nébuleux. Stéphane n’est pas physicien. Lou’, l’un des chihuahuas, a beau lui réexpliquer pour la troisième fois l’expérience du choix retardé de Wheeler[ii], ça reste un peu confus. Stéphane ne parle peut-être pas suffisamment bien le chien … Il finit par aller se coucher, après avoir embrassé les chiens. Il se dit encore en se brossant les dents que, dans les romans noirs, il n’est pas rare que le héros, schizophrène, enquête sur lui-même. Il faudra qu’il investigue aussi de ce côté-là demain. Ça doit faire partie du catalogue des possibles.




[i] Les fentes de Young (ou interférences de Young) désignent en physique une expérience qui consiste à faire interférer deux faisceaux de lumière issus d'une même source, en les faisant passer par deux petits trous percés dans un plan opaque. Cette expérience fut réalisée pour la première fois par Thomas Young en 1801 et permit de comprendre le comportement et la nature de la lumière. Sur un écran disposé en face des fentes de Young, on observe un motif de diffraction qui est une zone où s'alternent des franges sombres et illuminées.
Cette expérience permet alors de mettre en évidence la nature ondulatoire de la lumière. Elle a été également réalisée avec de la matière, comme les électronsneutronsatomesmolécules, avec lesquels on observe aussi des interférences. Cela illustre la dualité onde-particule : les interférences montrent que la matière présente un comportement ondulatoire, mais la façon dont ils sont détectés (impact sur un écran) montre leur comportement particulaire ( définition tirée de l’article Wikipédia consacré aux fentes de Young).

[ii] L 'expérience retardée de choix Wheeler est un ensemble d’expériences coneptuelles conçu par John Archibald Wheeler basé sur une refonte de l 'expérience de la double fente, qui ont été réalisées concrètement en 1978 et en 1984.

lundi, mai 06, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 6


Il n’arrive même plus à se raconter des trucs, une petite broderie maison à des fins existentielles, répondre à deux ou trois questions lancinantes, du genre qui n’appellent aucune réponse à moins de faire un gros, un très, très gros effort d’imagination ou d’atteindre un niveau de biture digne de la Pologne, de la Russie et des Balkans réunis. Stéphane devait retrouver un auteur à Berlin Oméga, un auteur … un philosophe, un prophète ! Un certain Muzil, avatar du Musil en Alpha afin de débusquer Ulrich son héros, Viennois de la Sécession, le fameux « homme sans qualité ». Du coup, Stéphane vit avec les deux volumes du roman éponyme, 5000 pages en édition de poche, tout à fait le genre de chose à laquelle il n’aurait rien pigé du temps de son sommeil. Et puisqu’il y a de la friture sur la ligne, comme un léger brouillage au niveau du transit, et plus encore lorsque l’on triangule, Stéphane a dû se rendre à Berlin Alpha comme le dernier des blaireaux débarqués dans la capitale allemande en lowcost. Désigner la situation de floue tient du truisme ! En haut lieu, on ne sait pas trop si Ulrich a existé en Alpha ou Oméga ? Musil ou Muzil l’aurait rencontré, connu, pratiqué d’une manière ou d’une autre et fait de lui un sujet d’étude philosophique pour Muzil, un « simple » personnage de roman pour Musil. Ulrich serait passé de Muzil à Musil ou l’inverse par la liaison inconsciente directe que chacun entretien avec son double. Ulrich serait, peut-être, un avatar de Stéphane ?! Même si ça ne marche pas comme ça, pas à travers une si grande distance temporelle à moins que ce ne soit à mettre sur le compte des distorsions dues à la grande conjonction ou la barrière de Wheeler ? un trou de ver inopportun ? Stéphane s’en cogne, même s’il investigue sur le sujet. Il veut juste vivre des choses, ressentir sur sa peau, sous sa langue, dans ses membres et son esprit le contentement de la bonne vie et de tout ce qui va avec. Il est persuadé que cela participe de la mission, sa mission, son destin biologique car chacun a son utilité, ne serait-ce que cinq minutes alors que l’on vous emprunte à votre insu un peu de votre bande passante.

Ce soir, il est rendu … Il a fait des choses avec son corps, il en a tiré du bien-être, de la joie, du contentement. Il a rencontré un membre de la légation impériale, enfin il croit avoir parlé à un type de la légation, échanger sur les dossiers en cours, se tenir au fait de l’actualité en Oméga où il ne transite plus, ne pendule plus comme du temps quand il était Steeve ou Steve, ou Wesley mais il ne s’en rappelle plus. Il y retourne, parfois, comme dans le passé, à temps perdu, au cours d’épisodes de sommeil profond et ça lui reste par fragments dans sa phase paradoxale. Ça se met à fourmiller avec la musique, de la pop des eighties’, du jazz ou du classique mi-dix-neuvième. Stéphane a l’impression de se dégourdir les circonvolutions du cervelet, il croit comprendre des choses, leur évidence mais pas un mot ne vient. Il tourne des pages mais des pages blanches et finis par s’endormir quelque part au début du tome 2 de L’Homme sans qualité.

mercredi, avril 24, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 5


Il a tout de même un peu merdé à Berlin ; il a voulu prendre appui sur un assistant extérieur réquisitionné : le type s’est jeté par la fenêtre après être passé à travers la vitre ! Il est en vie ; il a eu de la chance, les secours ont dû le rattraper, il voulait retourner se coucher, à présent qu’il avait réussi à éclater sur le trottoir ce qui le possédait … Stéphane s’en veut d’avoir choisi un sujet aussi « sensible », il était pris de court. Du temps de l’Agence, il faut avouer, on avait tout de même du meilleur matériel mais c’était une autre époque et il ne va pas pleurer la disparition de cette association d’abrutis. Il est plus libre, les autres aussi, ça complique le dessin et ses transits sont moins complets. Il raccrocherait bien mais on a besoin de lui, rien que de lui, uniquement lui. On ne se donnerait pas même la peine de lui glisser un petit merci ou de lui offrir les attributs du chevalier blanc. A part le délire d’un gobeur d’extas lambda, la petite sorcellerie maison des objets qui s’animent, des tableaux qui parlent et de la musique comme porte vers de nouvelles perceptions, il traîne un vieux corps, mille bobos, une sorte d’épuisement irréductible … une note de frustration. Stéphane ne voit pas l’intérêt de se jeter par la fenêtre. Il va en rester à ses « devoirs », il ne sait rien faire d’autre. De l’autre côté, un empereur compte sur lui. Si, si, un empereur avec la couronne, le trône et tout le toutim, un César, un Habsbourg qui règne en plein XXIème siècle sur l’Europe et les Etats-Unis du Mexique, un autre XXIème siècle, parallèle, auquel on accède à gauche, au fond du couloir. Histoire de calmer ses … angoisses ? troubles ? bobos ? son vague à l’âme ! on lui a ouvert un ravissant bar à café dans la bonne ville du mec gazeux, là où il loge pour l’instant, parce que pour des questions éthériques, il ne peut habiter ailleurs que dans les marches ouest de l’empire. Il est lié à son terreau, on a découvert ça il y a peu, l’un des effets de la grande conjonction. Sinon, il risquerait de devenir encore plus gazeux que le mec gazeux. Même en Alpha, on s’est aperçu qu’on ne pouvait pas déplacer les gens à gauche, à droite, les mélanger parmi, les renvoyer à l’autre bout de la planète sans que leur pauvre physiologie et leur esprit n’en souffre de manière irrémédiable ; le cas des Australiens de souche européenne qui se font dévorer par des mélanomes, des Afro-Américains qui souffre de rachitisme, des natifs sud-américains ou sub-sahariens déplacés en Europe ou au États-Unis et dont les enfants souffrent du trouble de l’attention ou révèlent un autisme tardif ?! Le grand méli-mélo postmoderne a commencé par accident puis s’est révélé être une stratégie mexicaine (issue des États-Unis du Mexique), soutenue par l’Agence que l’on n’a pas fini de détricoter.

Stéphane émerge derrière un double expresso, au son d’un jazz léger, le petit bar qu’on lui a ouvert, des murs anthracite, une longue banquette  de bois, un petit genre à caractère urbain-chic-bohême-industriel. Histoire de toujours y trouver de la place, le café y est à une tune ! Lorsque Stéphane n’arrive pas à ré-embrayer, il marche vers l’Ouest, ça le calme toujours, le mouvement universel, la course solaire, etc. On va toujours vers l’Ouest, la conquête du Grand Ouest, les nouveaux mondes, ça tient de la routine de remise à zéro. On dirait un héros de mauvais roman d’espionnage quoique, les deux petits chiens qui trottinent sur ses talons, ça casse un peu le mythe. Outre la déglingue consécutive à ses allées-et-venues entre Alpha et Oméga, il traîne un menu problème d’éveil. « Heureux les simples d’esprit … » mais Stéphane s’est rempli la tête depuis ses débuts. Il était bien plus con avant la perméabilité et l’ouverture, question de milieu, de moyen. Il « dormait », les yeux ouverts. Il n’est toutefois pas devenu bouddhiste, tantriste et tout le bazar new-age orientalisant. Il vivait mieux, pourrait-on dire, il était plus en adéquation avec lui-même, son milieu, la débilité ambiante. Il est donc permis de considérer, selon le niveau intellectuel et émotionnel moyen de la population terrestre en Alpha, que l’éveil est une tare.

jeudi, avril 11, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 4


Il en avait vraiment besoin, Il s’est immédiatement senti … désaltéré ?! C’est la sensation la plus porche de son état émotionnel, il n’avait pourtant pas soif. Stéphane écoute les valses de Chopin au casque, une intégrale quelconque chopée sur Youtube, pas mal, deux ou trois toquades de la part d’un jeune pianiste à bonne gueule et patronyme russe ou polonais. La musique le rafraîchit et lui rend un certain sens de la situation (haut, bas, gauche, droite). C’est un besoin récent pour lui. Il avait déjà dû se faire une culture exprès en peinture et, à présent, il lui faut « nourrir » l’oreille. Chopin passe toujours bien, un peu ornementé, rien de trop lourd toutefois, dansant, joyeux quand c’est étiqueté comme tel, mélancolique quand c’est plus sérieux. La musique de Chopin, s’il s’agissait d’un âge de la vie, serait la trentaine, à la fois pleinement adulte et cette persistance de la jeunesse. Lorsque Stéphane se sent par trop cerné par des fantasmagories, des animaux grotesques et rigolards, des diableries symbolistes et tout le toutim de quand ça s’est noué, il se rafraîchit avec du Chopin. Ça devient plus simple. Ça en a l’air du moins. Avec le déploiement du paysage préalpin à travers les fenêtres du train, ça lui compose un bel épisode, un bout de vie sympa, trois-quarts d’heure pris à l’ennemi, à savoir le chaos qui menace parce qu’Oméga risque de s’effondrer sur Alpha un de ces jours et qu’il est le héros de la dernière chance. « Comment vivre pleinement le moment présent ? » questionne une publicité sur son smartphone, entre deux morceaux. « Par des rituels riches de sens ! » répond encore la publicité. On voit qu’on en est plus à la retape lourdingue de l’Agence, démantelée avec fracas il y a quelques temps, remplacée par les services impériaux en Alpha. La nouvelle règle peut se résumer par « l’éveil est l’expérience de chacun ». La documentation interne illustrait ce nouveau concept à l’aide de la toile de Nolde, 1946, deux animaux fantastiques et patauds, sourires béats devant un hibou sur une branche, le hibou d’Athéna. La toile s’intitule « Triomphe de la raison ». Il est permis de considérer ce titre comme ironique, rapport à la tête des bestiaux, mi-chien, mi-cheval et le hibou placide au bord de l’endormissement. Les concepteurs du psychomarketing ont argumenté en ce sens. « Seul le regard de l’intéressé, sa weltanschauung peut faire basculer le message de l’ironie à la révélation évidente et joyeuse. Il faut fédérer  les vertus du plus grand nombre sans interdire les aspects les moins lumineux de leur psyché. »

lundi, mars 25, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 3


Sa couverture est minable, ou totalement branque. Heureusement qu’ils ne sont pas trop dégourdis dans les parages sinon il aurait été percé à jour après quelques semaines. Il préférait sa précédente identité de « marchand d’art ». Il en connaît tout de même un rayon sur le sujet, à présent. Et il trouvait ça un rien plus chic que « flic retraité », et pourquoi pas les pieds plats, tant qu’on y est ! Il est devenu un peu snob, ma foi, avec le temps, une certaine conscience de soi et comme l’envie d’arranger son image. Il a repris l’appartement du type gazeux et de son conjoint, et les tableaux, les tapis, la vaisselle, le décor de vieille fille, et les petits chiens sont en pension, pour un bon mois ; pour le reste, c’est une sous-location, deux ans, on verra pour la suite. En haut lieu, au plus haut, on a voulu compenser les menus désagréments causés par l’état de collaborateur externe informel et non-consentant du type … gazeux de ce fait. On en a fait un élu du parlement et conseiller spécial auprès du département fédéral des affaires étrangères. Il a pris le mandat au vol, vient-ensuite. En ce moment, il est en vacances, avec son homme, une croisière, peut-être gay, histoire qu’ils se détendent un peu en couple … ou se retendent à plusieurs, question de point de vue. Stéphane vient de rentrer de Berlin, l’un des petits chiens, le mâle, inspecte son bagage, la petite femelle pour fêter son retour lui montre comme elle danse bien, une vraie petite ballerine les pattes avant relevées dans un ovale gracile au-dessus de sa tête, et elle tournoie. Stéphane ne sait jamais trop s’il doit croire tout ce qu’il voit. Le petit mâle lui apporte un mot, dans sa gueule, le responsable local des services « impériaux » qui s’est occupé de les garder, arroser les plantes. Il souligne en PS que la petite Jade est très douée pour la danse. Stéphane se dit qu’il n’a pas survécu pour rien, ç’aurait été dommage de quitter ce monde sans avoir été le témoin des talents chorégraphiques d’une femelle chihuahua ! Et comme il est bon publique, et qu’il les aime bien, ces deux agents canins d’un genre particulier, il a applaudi Jade. Lou’, le mâle, a fait les saluts.

Le séjour ou la serre abrite des succulentes et d’autres variétés arborescentes dont les feuillages s’écartent au passage de Stéphane qui se laisse tomber sur le canapé. Il défera les bagages plus tard, à moins qu’il ne trouve ses affaires retournées seules dans les tiroirs, sur les rayonnages et dans la penderie.

Son modèle, son idéal était plus eigthies’, plus jazzy, plus « sexy ». Il se serait bien vu en Remington Steel, la très belle gueule de Pierce Brosnan, sa taille étroite de fille, les costumes toujours élégants, des brushings impeccables et la répartie assortie. Et les voitures, des cabriolets, les décors, de la moquette beige, partout. Son truc n’a rien à voir avec les belles bacantes de François-Joseph. Stéphane a toujours nourri son « rêve américain », un ailleurs où tout est possible, sur le papier du moins. Il en était resté à une scène façon Sissi revival, un bastringue très officiel où l’assistance recouverte de passementerie à rideaux attendait l’entrée de l’empereur, un trône, la salle du trône, et tout un palais en faux vieux « à l’identique » autour. C’était à Berlin. Il y avait … cette femme. Il se souvient de la jeune fille qu’elle fut, il ne s’appelait pas encore Stéphane, il était encore normal. Ça lui a tout de même fait quelque chose de la voir ; on lui a expliqué qu’ils avaient eu une histoire, du très sérieux. On ne lui a rien dit d’autres. Ça ne changerait rien à la situation, de toute manière. Ça ne ferait que lui compliquer la vie et l’alourdir de quelques regrets supplémentaires.

samedi, mars 16, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 2


« Votre mission, si vous l’acceptez … », pchiiiiit, fumées. Si seulement les choses pouvaient être aussi simples. Deux ou trois tours de passe-passe techniques, des méchants, des gentils, des justiciers de l’ombre et le couple mythique Barbara Bain – Martin Landau. Stéphane ne se rappelle plus de grand-chose. Pour faire simple, on dit qu’il était mort ce qui, dans les faits, n’est pas totalement faux, question de point de vue. Parfois, dans la rue, on croit le reconnaître, on lui dit qu’il ressemble à … mais ils n’auraient pas le même âge. Ça n’émeut pas Stéphane plus que tant, il ne s’en souvient plus, juste des bribes, comme pour « Mission impossible », les premières saisons, en noir-blanc, et Barbara, et Martin dans la petite trentaine. Stéphane se souvient d’eux aussi dans « Cosmos 1999 ». Il y associe un canapé en skaï blanc, fauteuil club affaissé. C’était tout de même plus « moderne » que son logement actuel ; c’était un temps quand le siphon de l’histoire n’était pas bouché, reflux, et maintenant il y a de la vieillerie partout, ça remonte comme les débris  d’un paquebot de luxe après naufrage, de la vaisselle et des panneaux d’acajou que la marée échoue régulièrement sur les côtes. Inutile de dire que Barbara Bain et Martin Landau étaient des transitaires. Stéphane se souvient de « Goldorak » aussi, et même de « Candy Candy ». A l’époque, l’Agence recrutait chez les moins de douze ans. Ils n’imaginaient pas le succès que le genre prendrait ni qu’il serait détourné à des fins bêtement commerciales. Quoique le souffle de Miyazaki, son infinie poésie, la clef sera donnée par les poètes, les magiciens, les enchanteurs. Lorsque Stéphane est attiré loin des petits chiens, de la porcelaine en Zsolnay, en Meissen, en China Blau, loin des horloges anciennes à carillon, des précieuses carpettes en soie, loin de ce logement dont le salon d’été donne sur le lac, ce « cantonnement » qui lui a été attribué, il n’y a personne pour surveiller son sommeil, pour le veiller, le garder ici et en une pièce. Parfois, ce sont des figurines de verre, les mêmes que dans « The glass menagerie » qui prennent d’assaut sa chambre, s’introduisent par une fenêtre entrouverte ou sorte de son sac après s’y être secrètement glissées. Stéphane revient toujours hâve et épuisé de ces « missions », les bagages plein de ces petits riens, poissons multicolores en cloisonné, ballerine de porcelaine et tutu en tulle empesée, santon de terre cuite, médaillon chinois animalier. Son « cantonnement » est sans fond… Les nouvelles troupes qu’il ramène filent se faire oublier le long d’étagères chargées de livres, ou vont se camoufler entre deux piles d’assiettes. Il y a  une hiérarchie extrêmement précise qui va des objets en pierre, en minerais, en alliage, en céramique (porcelaine, china bone, faïence, terre cuite, etc.), en verre, en cristal, en bois (de l’ébène au sapin en passant par le chêne). Parfois, un ordre suprême vient modifier la préséance et ces troupes muettes, secrètes se retrouvent au bord de la mutinerie. Stéphane n’a pas à s’en préoccuper ; l’élite des transitaires est tenue hors de ces contingences. De nouvelles troupes en bakélite, en plastique, en polymère viennent de rejoindre la grande armée secrète des objets, même des figurines en coquillages. La situation l’exigeait.

Stéphane est à Berlin. Il était « en automatique » lorsque, subitement, il est monté dans un train, direction Kloten, son billet d'avion l’attendait à l’accueil. Ce genre de procédure fait bien peser une dizaine d’années sur ses épaules. On a beau le décontaminer, le régénérer, il en subsiste toujours quelques semaines. On évite, autant que possible, de le soumettre à un tel stress. Il faut savoir ménager le chevalier blanc de la légende.   

lundi, mars 04, 2019

L'homme sans autre qualité ... - feuilleton

Préface en deux mots

Un nouveau feuilleton, en attendant une prochaine publication et parce que je garde un magnifique souvenir d'une expérience similaire. Aujourd'hui le titre existe, un joli petit livre, "Dernier vol au départ de Tegel".  Avec "L'homme sans autre qualité ... ", le ton sera plus onirique, il s'agit d'un hybride Musil-Carroll et d'une suite, on va commencer par le café, le plat principal finira par arriver. 

Chapitre I

L’autre soir, les fleurs aux tons fanés du tapis ont attiré son regard, l’ont littéralement captivé. Il s’est demandé si elles n’avaient pas spontanément changé, à croire qu’elles ont leur vie propre. Jusqu’à leur dessin qui semble s’être … affaissé ?! Les objets ont une existence indépendante et, loin de nos regards, ils s’animent, Steeve en est persuadé. Il est bien placé pour le savoir. Lui-même a changé, alors qu’il n’était qu’une chose, le « jouet de son destin », il a même changé de nom, il s’appelle Stéphane, il a 55 ans et vit une préretraite active, selon l’expression consacrée, quoiqu’il hésite sur le « sacrée » de l’expression en question. Son grand plaisir consiste à s’allonger sur le lit, soutenu par trois-quatre oreillers, et regarder des séries policières françaises, allemandes, britanniques dans la pénombre. C’est normal. Officiellement, il est un représentant des forces de l’ordre en retraite. Il n’a pas toujours connu ce rôle. Il a déjà été un jeune étudiant rentier paumé fils d’entrepreneur. Une autre fois, il a été un assassin, à moins qu’il n’ait été le cadavre. Dans cette histoire-là, il s’est même retrouvé dans la peau d’un ado danseur alors que sa tête, ses pensées avaient passé la quarantaine. Il y a très longtemps, il a été une femme, enfermée dans ses névroses familiales et une histoire qui se confondait avec l’Histoire ! Ça s’est bien fini avec elle. Parfois, alors qu’il est au bord du sommeil, il redevient cette femme, de plus de cinquante ans. Il y a aussi la fois quand il était agent auprès d’artistes lyriques, dans une ville en été, une canicule poisseuse et des nuits hallucinées. Il a été un jeune gay aussi, à Genève, qui vivait en colocation à la rue Liotard. A Genève, il a aussi endossé la peau d’une jeune fille trahie qui avait commandité un meurtre. C’est depuis elle qu’il traîne un sentiment de culpabilité récurrent. Il a souvent été un amoureux malheureux, éconduit. Il a fait de la politique, de la résistance, il a porté des uniformes, il a parlé français, allemand, espagnol, italien et, peut-être, ukrainien ou russe.

Allez savoir … Il a laissé plein de monde derrière lui, et ça lui fait mal. Alors, pour le consoler, le calmer, on lui a envoyé deux petits chiens ; ça ressemble du moins à deux petits chiens. Et les fleurs fanent en silence parmi les nœuds faits main d’un tapis de facture iranienne. Lorsque Stéphane est très fatigué, que les chiens sont auprès de lui, à le veiller, il est quasi persuadé que les petites figurines en bronze viennois qu’il a trouvées un peu partout dans cet appartement se réunissent au pied de son lit, le veiller de même, lui donner un peu de cette vie dont ils sont secrètement animés.

samedi, janvier 26, 2019

Assemblée des délégués de l'UDC


Assemblée des délégués, UDC-SVP, Gossau, samedi 26 janvier. Il est question du programme de la prochaine législature, 78 pages et, à la dernière quelques propositions quant à la famille, l’individu, la communauté … Un amalgame, l’impair, je cite « L’UDC s’oppose à : - la polygamie, à l’égalité totale du mariage et des partenariats homosexuels ainsi qu’à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels ou des dites familles monoparentales, refuse les mariages forcés et la mutilation sexuelle des filles ; le Code pénal doit être strictement appliqué à ces cas. »

Deux délégués, Beat Feurer et Roger Bartholdi, ont proposé la suppression de tout ce qui se trouvait entre « polygamie » et « mariages forcés ».

Je suis intervenu durant le débat avec la déclaration suivante.

Monsieur le président, Mesdames, Messieurs, cher camarades de l’UDC, liebe Freunde von SVP,

Nous ne sommes ni l’Union Démocratique Fédérale, ni le Parti Démocrate Chrétien, je vous demande de soutenir la suppression telle que proposée par Beat Feurer et Roger Bartholdi. Mélanger dans le même paragraphe la demande légitime d’une égalité sur le plan du mariage entre personnes du même sexe, la polygamie et l’excision est une maladresse insultante. Comme le disait le président Rösti, nous sommes le parti des gens normaux, des gens issus d’une norme inclusive et non pas exclusive, à savoir un parti qui unit urbains et agrariens, catholiques et protestants, croyants et athées, et défenseurs de la famille qu’ils soient hétérosexuels ou gays. Le mariage pour les personnes de même sexe est une question d’égalité.

Je ne parle pas de l’adoption ni de la procréation pour autrui mais de cette institution qui s’appelle LE MARIAGE. Le partenariat enregistré est stigmatisant. Les personnes homosexuelles sont souvent en butte à de la discrimination, être partenarié revient à se promener avec un triangle rose cousu sur la poitrine. Imaginez que vous deviez postuler pour un emploi et vous retrouver devant un responsable RH homophobe : votre dossier indique « partenarié » ce qui reviendra à ne pas être engagé ! Les personnes homosexuelles ne sont pas des citoyens de seconde zone, ne pas éliminer l’alinéa en question du programme de l’UDC reviendrait à déclarer ce parti homophobe et je ne me verrai plus siéger parmi vous. Merci

Silence de l’assistance.

L'assemblée a voté. Elle a suivi l'avis du comité et maintenu le paragraphe en question, l'amalgame douteux par la même occasion.
A suivre …



mardi, janvier 01, 2019

Chapitre VII ou Bananier !




Une année de plus, une année de moins, Silvester in Deutschland, avec Cy. et les chiens, et mes beaux-parents. Les années s’écoulent encore plus vite que je n’écluse ma tasse de thé, une légère mousse, moins qu’une trace sur la porcelaine, tenace une fois sèche. Qu’ai-je donc retenu de l’année écoulée ? Un peu de bruit ? de l’agitation ? des clichés, le cliché de l’auteur, du politicien, du pieux paroissien et quelques autres postures chez autrui, et pas plus de malaise que les années précédentes. Deux-trois choses émergent tout de même de la brume. La première : « Le corps du héros », de William Giraldi, une voix de l’autre côté de l’Atlantique, un écho. Ce texte m’a raconté William, un peu, et étonnement beaucoup de moi. Une sensibilité, des questions, des bobos communs vous lient bien plus qu’on ne l’imaginerait. « Construction », ce manuscrit, ou comment donner la réplique à Giraldi, une sorte de passage de témoin car la transmission ne passe pas uniquement par le sang, le père mais par les pairs de même.

La seconde chose : les deux premières saisons de « La servante écarlate », la série choc sur les dangers que l’évangélisme cul-serré fait peser sur le monde occidental. Ajoutez à cela un délire de maternité impérieuse et vous obtenez cette si probable fable, limite une projection. On y fait allègrement la chasse aux LGBT, aux prêtres catholiques, aux médecins, aux universitaires lettreux. L’esthétique y est réaliste, pas de futur improbable, juste des raclures d’hérétiques appliquant le deutéronome à la lettre sans la moindre distance, comme si un écrit aussi ancien n’avait pas besoin des lumières de la philologie, le remettre en contexte, comprendre le texte. June (l’héroïne centrale) transformée en pondeuse-objet-sexuel-sans-plaisir-même-pour-son-abuseur afin de satisfaire le violent désir de mioche de Serena, épouse du commandant Waterford, un soupçon de délire écolo, et la bible partout, tout le temps, la contrainte par la force et l’appel au sens moral. Je n’ai pas réussi à écrire la moindre ligne jusqu’ici sur mon blog à propos de cette série, à peine quelques évocations ici ou là. Pareil pour « Le corps du héros », des sujets, des récits dans lesquels j’étais et suis encore trop investi émotionnellement parce que je suis William Giraldi, je suis le personnage de June Osborne. Dans quelle mesure ? de quelle manière ? Nous sommes tous des martiens pour nos familles, nous sommes tous des citoyens lâches et bien-pensants avant de devenir des victimes du système, le nouveau Moloch qu’il faut servir aveuglément en échange de maigres privilèges, le pseudo-confort des laborieux occidentaux, divertissements, logements chauffés, nourriture et tout peut nous être arraché, comme à un chien que l’on jette dehors !

La troisième chose : le rappel dérangeant, inconfortable, un devoir négligé, le devoir chrétien de l’amour d’autrui, un devoir de compassion, un appel à la conversion qui ne souffre ni crainte ni demi-mesure. Je ne me souviens plus exactement du prêche à l’origine de cette prise (re-prise) de conscience. Aimer l’autre en dépit de lui-même. Aimer le tout autre sans pour autant trahir ses choix (de vie, politiques, moraux). Faire la part des choses pour faire une place à l’autre ou comment tout changer pour que rien ne change, pour que l’on continue à suivre le concert de Nouvel An en direct de la salle du Musikverein, Vienne, chaque 1er  janvier, autrement dit comment clore la parenthèse du jeunisme, de la mauvaise éducation en norme comportementale, du mélangisme mondialiste, de la croissance perpétuelle pour en revenir à un idéal bourgeois modéré, genre l’État k und k de l’Autriche-Hongrie.


mercredi, décembre 12, 2018

"Construction", livre II, chapitre IV


 
Je n’ai pas emporté Mcj (Mon cher journal) avec moi, lui raconter, me raconter Berlin quasi en forme de retrouvailles. Je l’admets, je me suis brouillé avec la ville. Un été pourri, une prostate en berne, un logement de vacances sinistre, une fatigue mortelle et, surtout, je n’avais plus 20, 30 ni, même, 40 ans. Berlin ne m’avait pourtant jamais promis la jeunesse éternelle. J’ai donc boudé ma petite ourse qui s’offre trop facilement à des hordes de touristes imbéciles, d’où le voyage à Alicante. Je comptais sobrement présenter mes devoirs à la ville, à C. et  à Li. lors de ce week-end élargi. Il était aussi prévu une visite chez Dussmann, le disquaire-libraire géant ouvert jusqu’à 23h30 le samedi (minuit le reste de la semaine, fermé le dimanche). Pas le temps pour la peinture, visite de musées, expositions temporaires ou galerie, juste quelques haltes dans des cafés méconnus de moi jusqu’à présent et très berlinois tout de même. J’ai logé aux sources du Ku’damm, là où il prend des airs de boulevard périphérique, avec de vrais gens qui promènent leur chien le soir et des commerces utilitaires : pharmacie, pressing, boulangerie Steh’Café, cabinets médicaux. Histoire de sceller cette réconciliation, j’ai même retrouvé chez Ludwig, la librairie-kiosque à journaux de la gare Friedrichstrasse, mon fameux mini-plan de la ville; j’en ai déjà usé trois ou quatre. J’avais perdu le dernier avant qu’il ne se délite complètement. J’avais décrété que c’était un signe. J’avais bien cherché ici où là un nouveau modèle qui le remplacerait, sans conviction. Du coup, chez « Ludwig », de joie, j’en ai acheté trois exemplaires, de quoi « voir venir », en tout cas dix ans de relation avec Berlin assurées, dix ans de déambulations, de listes à commissions, d’expos, de réflexion autour, à côté, au-dessus, dessous de ça, le cas allemand, le pays des méchants devenus gentils mais qui risquent de redevenir méchants et pire que ce que l’on craignait d’imaginer.
 
Je vais donc renouveler le bail, moins par curiosité pour mes teutons que pour conserver mon point de vue unique sur mon terroir, la distance idéale afin d’en déceler le motif culturel, motif indéchiffrable en moi-même. L’éloignement est un moyen thérapeutique du même acabit que « Mon cher journal », une mise à distance, intégrer mon terreau, sa nature spécifique, le comprendre plutôt que de le ressentir, le subir, rapport à ses codes, sa logique, ses lubies, ses tocs. Je devrais dire merci, le Pays de Vaud m’a finalement « fait une place ». Je mène avec Cy. et les chiens, une existence, somme toute, plutôt confortable. Remarquez les modalisateurs « somme toute » et « plutôt », la preuve s’il en fallait de ma bonne vaudoisité. Cela m’a pris plus de quarante ans pour y arriver et près de quinze ans de fréquentation de Berlin, la nonchalance de la capitale allemande, son pourquoi-pas-isme ahuri – le pourquoi-pas-isme est le versant positif de l’à-quoi-bonnisme.
 

Le sommet de ma vaudoisité aurait dû s’exprimer dans « Bananaland », histoire de la démocratie helvétique et condensé de mon expérience politique dans ma bonne ville, les délires urbanistiques du saint patron local, le petit numéro de duettistes du PLR-S (contraction de la droite diffuse et protéiforme du parti libéral-radical et de la pseudo  gauche de la nouvelle majorité du parti socialiste). Ces deux là nous font, motions après postulants, un joli pas de deux, chaloupé façon tango je t’aime-moi-non-plus. Un numéro pour la galerie, amuser l’électeur qui compte les points, le coups sans prêter attention aux vrais enjeux, notre vie au quotidien, sa qualité faite de places de parc, de transports publics efficaces, de passages-piétons adaptés, réverbères, bancs publics, horaire d’ouverture des commerces, etc. Rien de palpitant et, pourtant, tout d’essentiel. [] Un joli petit théâtre où on ergote  beaucoup, pas de quoi remplir les deux cahiers d’un manuscrit. Il y a un peu plus à dire sur la Suisse, une construction maladroite à l’origine qui a fini par accéder à une légitimité de droit. Au mieux, je pourrais écrire le faux journal intime de la confédération, depuis son adolescence en 1803 avec l’Acte de Médiation, en passant par sa majorité en 1848 jusqu’à nos jours, le clivage casques-à-boulons-latins, le bricolage de l’histoire officielle. Je pourrais embrayer sur les sectes et autres mafias si nombreuses dans un si petit pays. Leur but : enrégimenter le consommateur, affilier les acteurs économiques et, de l’autre côté, s’activer aux menus travaux de lobbying. Matière trop pauvre, trop commune. Tout le truculent consisterait à dézinguer, miner des édiles aux petits pieds, leur régler leur compte en deux mots … Ce ne serait pas charitable, et ça pourrait faire plaisir à plus con, la masse, celle qui l’ouvre pour ne rien dire, qui récrimine mais n’en fout pas une rame et dont la principale préoccupation touche à sa coolitude et comment l’empaqueter dans des fringues de carnaval, comment la chausser de baskets en plastic fabriquées en Chine pour des marques tendance, comment maquiller cette coolitude, sans parler des exigences de cette masse, ce qu’elle imagine lui revenant de droit. Comparé à cet extrait de néant civique, mes pantins politiques sont des cracks, des phénix, des génies altruistes.

dimanche, novembre 18, 2018

"Construction", premier extrait


« Libérer la parole !», berk, concept de loosers geignards, là où la victime devient le héros, un héros en crotte de nez, en nouilles trop cuites, en algues moisies. Instinctivement, il est permis de supputer qu’il y a manipulation, une façon d’enfermer une fois pour toute la victime dans son rôle. Le seul état de victime acceptable, être victime du sort, du « destin », « des dieux » mais les dieux sont morts, emportés par leurs affaires de turlutes foireuses, leurs petites jalousies, leurs manies sacrificielles, leur amour immodéré de l’or, des honneurs. Il n’y a plus de « victimes » qui soient depuis que l’Autre, Celui qui mangeait des galettes de blé et un peu de poisson grillé, Celui qui a foutu dehors les prévaricateurs du Temple, Celui qui, un jour, a planté ses parents pour aller faire la leçon aux ergoteurs de la loi alors qu’il n’était encore qu’un gamin, Celui qui s’est laissé insulter, malmener, épingler sur du bois, est mort, est descendu aux enfers, est ressuscité d’entre les morts, est monté aux Cieux, est assis à la droite du Seigneur (et pas « saigneur ») (Son Père soit dit en passant) d’où il viendra juger les vivants et les morts. Il paraît du reste que nous sommes fait à l’image de ce Père et que, par extrapolation, nous sommes tous des étoiles, nous sommes tous des empereurs. Je n’ai pas de compte à régler, je gère mes finances à vue. Il y a eu des circonstances qui ont fait que … et voilà, à l’approche de la cinquantaine, je me retrouve parmi plein de toiles achetées sur ricardo et anibis, à regarder « Le jour du Seigneur », dimanche matin, avec deux petits chiens  dans le lit alors que j’entends Cy. prit, une fois de plus, de déménagite aigüe qui pousse les meubles.

lundi, octobre 08, 2018

Trois titres : "Le voyage à Paris", "Poussière demain", "L'ordre du jour"







L’Ordre du jour, d’Eric Vuillard, prix Nobel 2017, un bref opus, pour une fois, d’habitude les prix de la rentrée sont des pavés. Le sujet est très simple, un rien de politique fiction et beaucoup, beaucoup de recherches historiques. Vuillard, avec le petit air de ne pas y toucher, rhabille les alliés pour l’hiver, et très chaudement, ce qui explique peut-être l’accueil un rien froid d’une certaine intelligentsia, dont font partie ceux qui savent, les thuriféraires de la bien-pensance officielle. Vuillard remet à sa juste place les « crimes » de la méchante Allemagne. On y voit les complicités de l’économie déjà mondiale, la lâcheté des uns des autres, le désespoir des « coupables ». Petit ouvrage subtile et jouissif pour l’historien ou l’iconoclaste quasi professionnel que peut être votre serviteur. Le style est alerte, sophistiqué sans qu’il n’y paraisse, parfaitement rythmé. Enfin UN Goucourt à glisser dans toutes les bibliothèques.


Le voyage à Paris, de Raphaël Aubert, chez art&fiction, un titre à la Borgeaud pour un précieux livre, un très bel objet, l’hommage d’un fils à son père, Pierre Aubert, peintre et graveur. Le fils nous emmène dans ses souvenirs familiaux, nous ouvre à l’intimité de son père, relate des extraits des notes de voyage de ce dernier et, surtout, nous le laisse suivre dans son « voyage à Paris ». Il s’agit d’un leporello, vingt croquis au stylo, du 29 novembre au 2 décembre 1968, des scènes attrapées sur le vif, un Paris trop beau pour être vrai. Aubert fils nous fait revivre la ville avec minutie, une précision d’enquêteur, pas un élément qui ne soit lancé à la légère, la reconstitution est exacte ! Comment expliquer mon émerveillement à retrouver ce Paris que j’ai eu aimé mais que je n’aime plus. Mon dernier séjour était un cauchemar, un hôtel en pseudo-chic péteux, minable au final, la pression de la foule, partout, écœurante, répugnante. Les mots du fils, les dessins du père m’ont profondément émus, retrouver une personne que l’on croyait … morte. Et quand bien même elle le serait, laissez-moi, encore un instant, serrer sur mon cœur ces quelques belles pages, plus qu’un souvenir.

Poussière demain, sous-titré « Les aventures d’Europe : de Zeus à l’UE », un ouvrage non pas sorti de la cuisse de Jupiter mais de l’outil scriptural très fécond de Pierre Yves Lador ! Il s’agit d’une somme, quasiment le couronnement de l’œuvre littéraire du grand PYM, de l’inaltérable et du magistral auteur qui, de ses hauteurs, nous délivre sa weltanschauung. Le monde, l’infini stellaire, l’humour, quelques-uns et moi-même vraisemblablement, dans le personnage de Frédéric le catholique se retrouvent au fil des 354 pages du joli volume des Editions Morattel. Si notre auteur avait quelques velléités à se lancer dans une carrière de gourou, son Poussière demain - ou une cosmogonie à l’usage des contemporains et des générations futures - ferait un récit prophétique et révélatoire tout ce qu’il y a de plus crédible. On y trouve tout ce qui peut concerner la nourriture spirituelle mais, de plus, la nourriture physique ! Lador a la précision de l’artisan horloger pour évoquer le menu de dîner et goûter, une cuisine magique, propre à accompagner de roboratives conversations philosophiques en mine de rien Et vous vous languirez de connaître bientôt les vertus gustatives de l’impératoire (en tarte).

dimanche, septembre 09, 2018

Introduction à l'histoire (vaudoise, suisse, etc.)


A quoi sert l’histoire ?

L’instant présent n’est pas issu d’une succession de hasards, d’incidents plus ou moins prévisibles ou de coups de chance. Soit, le hasard a sa place dans l’histoire mais l’époque dans laquelle nous vivons est le résultat d’une succession d’événements, les uns emboîtés dans les autres à la manière d’un jeu de construction en perpétuelle évolution. Déclarer à propos de l’histoire que « ça ne m’intéresse pas » ou que « ça ne sert à rien » est aussi idiot que de ne pas vouloir se servir de ses deux yeux. L’être humain s’inscrit dans un plan géographique et dans un plan historique. Ne pas connaître l’histoire revient à avancer dans une rue, dans une ville sans avoir aucune notion d’où l’on se trouve. L’histoire sert donc à s’orienter dans le temps.

Comment raconter l’histoire ?

Le récit de l’histoire n’est pas neutre. Cette neutralité est un mythe véhiculé par les livres d’histoire officiels, à croire qu’il existe UNE HISTOIRE. En fait, l’histoire dépend étroitement du point de vue de celui qui la raconte. On peut dire qu’il s’agit d’une manipulation mais il s’agit avant tout des choix moraux des historiens qui étudient les événements et les interprètent selon leur regard, leur conviction. Le récit de l’histoire est honnête lorsque son auteur explique sous quel angle il a étudié son sujet, quelles sont ses convictions et, surtout, il doit assumer son texte en le signant.

A chaque grande évolution de notre société, nous pouvons réécrire l’histoire dans son entier. Notre morale a changé, notre vision du monde aussi. Parfois, des découvertes archéologiques viennent contredire ce que l’on considérait comme une vérité éternelle. Pendant longtemps, par exemple, on a cru que les constructeurs des pyramides étaient des esclaves. Faux, des fouilles sur le plateau de Gizeh ont prouvé que les ouvriers étaient fort bien traités, bien nourris et salariés. Un Egyptien ne pouvait refuser d’aller travailler sur les chantiers de pharaon, c’était une sorte de conscription.

Un autre exemple, Philippe d’Orléans, Régent de France. A la mort de Louis XIV, son successeur, Louis XV, n’avait que cinq ans. On désigna Philippe son cousin régent jusqu’à la majorité du roi. Cela veut dire que Philippe d’Orléans était une sorte de roi temporaire. Cet homme était ce que l’on nomme un « viveur », il aimait la fête et la vie libertine. Il a tenté de mener plusieurs réformes, invention de la bourse, introduction du papier monnaie en France, etc. C’était un homme intelligent et avisé. L’histoire a retenu de lui un portrait très contrasté. A la fin du XIXème siècle, on le considérait comme un précurseur, au début du XXème comme un débauché et, de nos jours, on considère qu’il n’avait pas une vie très réglée mais que ses réformes économiques étaient bonnes mêmes si elles n’ont pas toujours abouti. Vous voyez qu’une même personne, que les mêmes actions peuvent être jugées tour à tour de manière positive ou négative.

L’histoire, une construction (souvent) artificielle.

Le récit de l’histoire est devenu, dès le mi-XIXème siècle, un enjeu des politiques nationales. Les pays tels que nous les connaissons aujourd'hui sont souvent l’agglomération d’Etats plus petits, plus anciens ou de territoires conquis, pris aux Etats voisins. De ce fait, toutes les nations ont intérêt à raconter leur histoire sous l’angle d’une unité immémoriale. On raconte une version de l’histoire qui tend à prouver que chaque pays existait depuis l’antiquité. En France, on cultive l’idée que la Gaule faisait un Etat homogène qui, petit à petit, deviendra le pays que nous connaissons. Pareil pour l’Italie, l’Espagne, etc. Ce n’est pas faux en soi, c’est une sorte de manipulation qui permet de se faire une idée générale de l’histoire d’un pays. Ce serait beaucoup trop compliqué de connaître tous les aléas de la formation d’un Etat. Le plus simple et le plus juste serait de connaître les grandes lignes de l’histoire régionale, nationale et internationale. Pour reprendre l’image du premier paragraphe de cette introduction, vous connaissez parfaitement bien la rue dans laquelle vous vivez, bien la ville dans laquelle vous vivez, assez bien le pays dans lequel vous vivez et plus ou moins bien le reste du monde. L’histoire procède de la même manière.

L’histoire suisse, un cas particulier ?

La Suisse est formée de 26 cantons, fonctionnant chacun comme un petit Etat. La Suisse n’est pas tout à fait une exception sur ce plan-là.  Chaque pays est composé de sous-ensembles plus ou moins autonomes. L’Espagne est organisée en provinces autonomes qui cultivent des différences culturelles et/ou linguistiques comme la Catalogne par exemple. L’Allemagne est divisée en Länder, ces derniers étant la survivance de nombreux royaumes indépendants plus anciens comme la Bavière par exemple. La France en tant qu’entité politique centralisée s’est construite dès le Vème siècle, à partir du règne de Clovis, le premier roi des Francs. Cette construction va se poursuivre jusqu’au XIXème siècle lorsque la Haute-Savoie va être cédée par le roi d’Italie à Napoléon III, le dernier empereur français.

Quant à la Suisse, elle n’est devenue un véritable Etat organisé que de manière très tardive, après une guerre civile, la guerre du Sonderbund qui eut  lieu en 1847 et dura trois semaines. Cette guerre doit être regardée comme un cri de détresse de la part de petits cantons ruraux catholiques (UR, SZ, NW/OW, LU, ZG, FR, VS) qui ne se sentaient pas reconnus par les riches cantons urbains et protestants. Après cette guerre, la Suisse proclama sa première vraie constitution, se dota d’une capitale (Berne), d’un tribunal fédéral, d’une école polytechnique et « s’inventa » une histoire. C’est-à-dire que cette nouvelle Suisse fédérale choisit parmi l’histoire de ses cantons les éléments les plus marquants et les plus consensuels. On transforma quelques mythes en vérité historique incontestable et on minimisa les anciens antagonismes entre cantons. Par exemple, le pacte du Grütli de 1291 est, selon certains experts, une copie du Moyen-âge d’un original disparu et certainement moins éclatant. Ce pacte proclamait une alliance défensive entre les cantons d’Uri, Schwyz et Unterwald qui se considéraient très différents les uns des autres. A l’époque, ces trois cantons ne défendaient aucun idéal de liberté ou de démocratie. Cette interprétation date de 1848.

Cette pratique à la limite de la manipulation perdure encore aujourd’hui dans les livres d’histoire suisse à caractère scolaire. Toutefois, ce genre consensuel a ses limites.

Dans « Histoire suisse », édition LEP, page 31, sous le paragraphe consacré aux deux guerres de Kappel, on peut lire le paragraphe suivant :

• 1531- Un véritable affrontement a lieu deux ans après au même endroit (Kappel).  Zwingli veut réformer toute la Confédération mais, isolés militairement, les Zurichois ne peuvent prendre que des mesures économiques en fermant leurs marchés aux cantons catholiques. Ceux-ci réagissent en écrasant les Zurichois à Kappel. Zwingli meurt dans la bataille.


Apparemment, ce texte semble clair et cohérent. Toutefois, il traduit d’une manière diplomatique une réalité historique un peu dérangeante, c’est-à-dire la volonté hégémonique de Zürich sur ses voisins en se servant de la foi protestante comme justificatif. Faisons de l’analyse de texte. A la fin de la première ligne, on nous dit que Zwingli, un pasteur réformateur zurichois, veut imposer la Réforme dans toute la Confédération. Lorsqu’on est un homme de religion et que l’on veut convaincre son auditoire en matière de foi, on le fait par des arguments. A la deuxième ligne, le texte nous dit que « les Zurichois sont isolés militairement ». Etrange ! Nous parlions de religion. Depuis quand faut-il des troupes pour évangéliser ? Et dernier hiatus, lignes deux et trois, il est dit que « Ceux-ci (les Zurichois) ne peuvent prendre que des mesures économiques » pénalisant les cantons catholiques. On voit ici où voulait vraiment en venir Zürich : imposer sa domination économique sur ses voisins. Zürich finit par être battu par les cantons catholiques qui témoignent en dépit de leur victoire de leur forte dépendance économique à leur « ennemi ». 

L’histoire vaudoise, un cas particulier ?


Avant que vous ne passiez à l’étude de la Révolution vaudoise, sujet assez peu consensuel et, donc, traité de manière relativement succincte dans les livres d’histoire officielle, il est nécessaire de connaître les grandes lignes de l’histoire suisse de 1517 à 1798. Vous pouvez vous référer au livre d’ « Histoire suisse », édition LEP, illustré par Mix et Remix, pages 30 à 39. Même si les faits historiques y sont interprétés d’une manière que l’on peut discuter, voire contester, les faits relatés restent exacts. Il me semble toutefois  que l’on ait « oublié » deux ou trois choses. A aucun moment, on n’explique que le Pays de Vaud fut envahi par les troupes bernoises sans autre raison que de le soumettre et en exploiter les riches ressources. A aucun moment, on n’explique que les Bernois, aidés des confédérés, vont chasser les prêtres catholiques et les religieux catholiques du canton, piller les églises, fermer et détruire les cloîtres et les monastères et imposer par les armes le protestantisme. Nulle  part, on ne raconte que les Vaudois furent privés de leurs droits civiques, qu’il leur fut interdit de pratiquer leur folklore, de porter de la dentelle, des bijoux et, même, de se marier sans le consentement de l’autorité bernoise. Ces faits sont pourtant historiques même s’ils peuvent être regardés comme trop critiques envers Berne et ses alliés. Il ne faut pas oublier que les tensions entre cantons étaient très importantes jusqu’en 1848. Il en existe encore aujourd’hui mais chacun a appris à en minimiser la portée. C’est peut-être une raison pour laquelle on ne présente jamais l’histoire suisse que sous un angle très consensuel.


drapeau vaudois
La Révolution vaudoise, élément précurseur du renouveau suisse

14 juillet 1789, date que l’histoire a retenue comme étant le début de la Révolution française ! En fait, il s’agit de la prise de la Bastille, prison royale dans laquelle le roi de France pouvait faire enfermer qui il voulait sans autres formes de procès. On parle d’un symbole de l’absolutisme. Absolutisme ? Oui, il s’agit du système politique qui avait cours dans quasiment toute l’Europe, y compris en Suisse dans une forme un peu spéciale. En substance, le pouvoir politique ne s’appuie pas sur la volonté populaire mais sur la volonté divine, sur l’Eglise tant catholique que protestante. Si le roi règne, c’est que Dieu lui a confié la direction de son peuple, du pays. Dans le canton de Vaud, les représentants du pouvoir bernois que la population vaudoise devait appeler « Leurs Excellences de Berne » prétendaient aussi diriger le canton de Vaud selon la volonté de Dieu.

La Révolution française va ébranler toute l’Europe. Le système va s’emballer et sombrer dans les pires excès (La Terreur). Un homme va s’imposer en France dès 1795 (période du Directoire), il s’agit de Napoléon Bonaparte. Il se fera connaître en tant que brillant général révolutionnaire avant de devenir un homme politique incontournable. A la fin du XVIIIème siècle, la France donne le ton. Il s’agit de la plus grande puissance européenne continentale. Lorsqu’on toussote à Paris, c’est un séisme dans les capitales étrangères.

Or, en 1789, le précepteur des grands-ducs Alexandre et Constantin, petits-fils de la grande Catherine, impératrice de toutes les Russies, reçoit la nouvelle de la prise de la Bastille. Il ne cache pas son enthousiasme et voit dans cet événement la promesse de la libération de son propre pays, occupé par une oligarchie autocratique. Cet homme se nomme Frédéric-César de la Harpe (1754-1838), sa patrie est le Pays de Vaud occupé depuis 1536 par Leurs Excellences de Berne. Les Bernois ont obtenu la domination du Pays de Vaud par conquête militaire. Les Vaudois étaient des citoyens de seconde zone vis-à-vis des Bernois. Privée de certains droits fondamentaux (liberté de pratiquer sa religion, son folklore, liberté de se marier) la population ne vivait pas dans la misère mais elle n’était pas libre. Il était interdit à ses élites d’accéder aux postes à responsabilité de la République de Berne. Il y avait donc une inégalité de traitement. C’est la raison pour laquelle Frédéric-César de la Harpe avait quitté la Suisse. Il était pourtant avocat et plaidait les affaires en appel à Berne.


Depuis la cour de Russie à Saint-Petersbourg, Frédéric-César de la Harpe écrivit des pamphlets contre la domination bernoise en terres vaudoises qui circulèrent dans la presse européenne. Il rédigea aussi des  pétitions à l’adresse de ses concitoyens vaudois, exhortant les autorités bernoises à accorder une égalité de traitement entre Bernois et Vaudois. Leurs Excellences de Berne n’en furent pas très heureuses et se plaignirent auprès de la grande Catherine. Cette dernière ne renvoya pas le bouillant précepteur de ses petits-fils, elle l’appréciait énormément. Elle le pria de se tenir à l’écart de la chose politique vaudoise, ce qu’il fit. Toutefois, sa réputation de révolutionnaire força l’impératrice à se séparer de ce précieux pédagogue. La Harpe rentra en Suisse, à Genthod, sur le territoire genevois où il acquit un domaine. Il ne pouvait résider en terre vaudoise sous peine d’être arrêté par l’occupant bernois.

Alors qu’il ne comptait se consacrer qu’aux techniques agronomiques modernes, à la lecture et à une vie paisible auprès de son épouse Dorothée, le hasard mit La Harpe en contact avec le général Bonaparte. Sur l’un des flancs de l’Arc de Triomphe, à Paris, on peut lire le nom d’Amédée de la Harpe, général mort durant les guerres d’Italie. Cet homme se trouve être le cousin de Frédéric-César de la Harpe. A sa mort, il laissa une veuve et des orphelins fort démunis en terre vaudoise lorsque l’autorité bernoise saisit les biens de feu le général. Impossible à sa veuve d’aller demander un soutien quelconque du gouvernement français, on ne l’aurait certainement  pas laissée rentrer sur le territoire vaudois. Elle pria donc son cousin d’aller plaider sa cause auprès du général Bonaparte qui tenait Amédée de la Harpe en haute estime. Non seulement, Napoléon fit verser une rente à la veuve de feu son ami le général Amédée de la Harpe mais il retint auprès de lui Frédéric-César de la Harpe qui en profita pour plaider la cause du pays de Vaud.

Le gouvernement bernois reçut un ultimatum du Directoire français : Berne devait quitter le territoire vaudois sous peine de représailles françaises. Le 24 janvier 1798 fut proclamée l’indépendance vaudoise. Laharpe (dès lors Frédéric-César de la Harpe orthographia ainsi son patronyme) avait gagné ! Le pays de Vaud était libre. Les troupes françaises trouvèrent tout de même un prétexte pour pénétrer le territoire helvétique.

La révolution se répandit à travers tout le pays. Bonaparte voulait, en sus de ses motivations idéologiques, s’assurer le contrôle des cols alpins et les ressources du pays. Il organisa la Suisse en un Etat moderne et centralisé. Toutefois, cette organisation ne convint pas aux cantons trop accoutumés à une grande indépendance les uns par rapport aux autres. Bonaparte donna encore à la Suisse (nommée alors République Helvétique) sa première constitution fédérale : l’Acte de médiation. La Suisse retrouva alors une certaine paix, une unité et une cohésion qu’elle n’avait encore jamais connue mais n’en demeura pas moins un Etat satellite de la France (voir pp. 44-45 du livre d’Histoire Suisse Mix & Remix).



Epilogue : après la chute de Bonaparte en 1815, devenu entre temps empereur des Français, la Suisse faillit disparaître. Genève et le Valais auraient été cédés à la France, le pays de Vaud et l’Argovie seraient à nouveau passés sous domination bernoise et tous les autres cantons souverains suisses auraient été agrégés à la Confédération germanique. Alors que l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche et la France (à nouveau dirigée par un roi de la famille des Bourbons) s’étaient mises d’accord sur l’avenir de la Suisse, Laharpe sauva l’unité du pays par la voix de son ancien élève le grand-duc Alexandre, devenu le tsar Alexandre Ier. Ce dernier était considéré par les coalisés (pays cités ci-dessus) et la royauté restaurée en France comme le grand vainqueur de Napoléon Ier. Le tsar Alexandre exigea donc le respect des frontières nationales suisses, ainsi que l’indépendance du canton de Vaud et du canton d’Argovie par rapport à Berne.

jeudi, août 09, 2018

"Parcours" de Jacques Dubochet


Nous ne sommes pas du même bord politique, nous n’intervenons pas forcément sur les mêmes points au Conseil Communal mais c’est avec un plaisir sincère que j’ai officiellement salué notre prix Nobel au début de notre séance du mercredi 6 décembre 2017. J’ai, par la suite, eu le plaisir encore plus grand de le voir vêtu d’un frac ! Habituellement, notre homme donne plutôt dans le look père Noël en chemise hawaïenne. Cela m’a beaucoup touché qu’il m’offre un exemplaire de « Parcours », son essai autobiographique scientifique fourre-tout. Le texte est sympa, comme l’auteur, échevelé, comme souvent l’auteur, drôle, pertinent, optimiste, toujours comme l’auteur et, indépendamment de la volonté de l’auteur, un rien aveugle sur certaines choses. On mettra ça sur le compte de l’optimisme.

Jacques Dubochet est un excellent vulgarisateur, il s’intéresse à plus d’un domaine hors de sa zone de confort, il fait l’effort de débrouiller ce qui lui paraît obscur et, du coup, devient à son tour une référence ressource pour ses lecteurs. L’éthique dans les sciences, la génétique, le changement climatique sont des sujets à propos desquels notre illustre Morgien réfléchit, beaucoup, et construit une opinion personnelle argumentée à valeur universelle. L’auteur possède son style fait de ruptures, d’humour, d’à-coups et d’une syntaxe décontractée ; c’est une voix et on aimerait l’écouter encore plus longuement dans ses recensions scientifiques, ça ferait une excellente rubrique dans la presse locale – pour une fois que l’on y lirait quelque chose d’intelligent qui ne chlipote pas la plus grossière des manœuvres politiques – bref, ce serait faire œuvre d’éveil public.

« Parcours » traite aussi du … parcours de son auteur. Ce dernier l’admet, il a eu de la chance, c’est toujours une grande chance de naître dans une famille éduquée, sensée, sans problème financier… Ça vous change la perspective. Jacques Dubochet  a même réussi à faire de sa dyslexie un atout, il l’avoue. Il a eu la chance d’être « tombé » sur les bons enseignants. J’en connais qui, grandis dans des clapiers moisis, quartier de prolos, n’ont fréquenté que les écoles primaires et secondaires de prolos avec, il va sans dire, l’enseignement assorti et qui n’ont jamais pu jouer de l’excuse avérée ou non d’une dys-je-ne-sais-trop-quoi-ie. Personnellement, j’ai découvert il y a peu que j’étais dysorthographique si ce n’est dyslexique ce qui expliquerait pas mal de choses. Enfin, les prolos qui n’ont pas de chance, les HLM de lapins et l’éducation publique à l’avenant, ce n’est pas chez nous, ce n’est pas à Morges, ça se saurait … Tenez, la preuve, même sans avoir été correctement diagnostiqué j’ai réussi à devenir président du Conseil Communal. Bref, les chats ne font pas de chiens et les socialistes ne font pas d’UDC.

Revenons à l’angle mort, une certaine vision d’une réforme écologique qui se trompe d’étage. Oui, les histoires d’empreinte carbone, de surconsommation des ressources, de développement durable et autres sont de première importance mais il faut regarder le problème dans son ensemble avec un rien de distance. Le climat a toujours changé, l’activité humaine n’est qu’un facteur, aggravant diront certains, l’historien vous dit qu’il y a des cycles et que chaque problème appelle une solution, et le problème, en l’occurrence, s’appelle surpopulation ! Pour revenir aux susmentionnés lapins, il faudrait peut-être arrêter de se multiplier. Quelle est l’empreinte carbone de chaque nouvelle vie ? Il faut que le consommateur soit responsable et pourquoi cette exigence de responsabilité ne s’étend-elle pas aux géniteurs/trices ? Notre économie saurait très bien faire avec une main d’œuvre de robots pour une production durable de qualité destinée à une population appelée à diminuer à terme. Evidemment, ça ne fait pas le jeu de la finance, de ses promesses à courte visée et de son modèle basé sur une croissance perpétuelle. Il faut rompre avec la pression sociale qui veut qu’une vie de couple aboutie donne du fruit, une descendance ! Et si vous tenez absolument à transmettre votre nom, adoptez, il y a bien assez d’orphelins malheureux dans les pays en voie de développement. Ce droit impérieux à « avoir des enfants » à tout prix se fait au détriment de notre avenir commun. 7,55 milliards d’individus humains sur terre au 1er juillet 2017 ! Je n’ose imaginer à combien s’élève ce chiffre aujourd’hui. Pour qu’un individu humain puisse devenir un être humain, il a besoin de minimas : attention, éducation, espace, projets, avenir. Sans cela, on oscille entre le bout de viande et la machine, une machine en viande, berk.

« Parcours » ou un chemin de réflexion pour son lecteur.


lundi, juillet 16, 2018

Zauberberg II, extrait

[…] Non, trois fois non, il n’ira pas à Berlin, il n’ira plus à Berlin. Le petit auteur romand pense pareil, parce que Nino l’a mis dans la confidence de ses hésitations. Le petit auteur lui a fait l’inventaire de tout ce qui avait disparu et pourquoi c’était mieux « avant », comme disent les vieux qu’ils ne sont pas encore, et tout se tient dans les limites du « encore ». C’est un charmant inventaire à la Prévert, dans lequel défilent d’humbles tea-rooms, des maisons de légende, des cafés-brocantes, des salles de cinéma, des bars à culs, des saunas gay, des soirées mythiques, des circonstances, des couchers de soleil depuis un pont, qui n’est pas un pont et ne s’appelait pas encore « Warschauer Brücke ». Il y a encore des WG à Friedrischshain, de folles amours, un prince charmant, des chagrins baroques, des courses dans le Kaiser’s du coin, le Palais de la République, des places, des rues … Rien, vraiment rien, le temps n’a rien respecté, surtout pas les espoirs d’un jeune auteur au talent littéraire en pleine formation. Objectivement, Nino ne pourrait pas se rendre à Berlin ; il paraît que le restaurant turc en-dessous de chez Shlomo, littéralement le stamm de ce dernier, ne va pas fort, désaffection populaire. Depuis le soutien massif de la diaspora turque à l’élection de Recep Tay-machin truc, on se méfie de ces cafés où les hommes parlent trop fort et semble prendre de haut la clientèle allemande et les touristes. Il paraît que Shlomo traverse la rue en babouches – rue devenue quasi piétonne, avec des espaces de jeux à mioches protégés par d’épais blocs de béton barbouillés de couleurs – il traverse donc pour se rendre dans un autre café turc, pile en face, décors kitsch de rigueur, musique kitsch, très bonne cuisine et une clientèle féminine exotique, maquillée à la manière de bagnoles volées et pas le moindre voile à l’horizon. Friedhelm et Ditmar ont quasi déménagé à Cologne ; Friedhelm s’apprête à intégrer l’alma mater de la Colonia Claudia Ara Agrippinensium et Ditmar a trouvé du travail dans une clinique du centre. Monsieur Robert et Eldrid pense laisser les rênes de l’Institut Benjamenta à « Présence suisse », à son faiseur de directeur et se retirer au Tessin. Magda et son second époux se sont fait construire une jolie maison en bois au bord de la plage, à Warnemünde. Nino n’a d’aucune manière participé à la légende, il a pris le train en marche. Il ne va pas se mettre à courir après un mirage. Il y aura encore des printemps magnifiques à Berlin, des étés paresseux, de romances merveilleuses et des grosses tantes anglophones qui aboient bruyamment à la fin de chaque phrase aussi. Tout ça se fera sans Nino et sans que l’intéressé n’en conçoive le moindre regret.