Je n’ai pas
emporté Mcj (Mon cher journal) avec
moi, lui raconter, me raconter Berlin quasi en forme de retrouvailles. Je l’admets,
je me suis brouillé avec la ville. Un été pourri, une prostate en berne, un
logement de vacances sinistre, une fatigue mortelle et, surtout, je n’avais plus 20, 30 ni,
même, 40 ans. Berlin ne m’avait pourtant jamais promis la jeunesse éternelle. J’ai
donc boudé ma petite ourse qui s’offre trop facilement à des hordes de
touristes imbéciles, d’où le voyage à Alicante. Je comptais sobrement présenter mes devoirs à la ville, à C. et à Li. lors de ce week-end élargi. Il était aussi prévu une
visite chez Dussmann, le disquaire-libraire géant ouvert jusqu’à 23h30 le
samedi (minuit le reste de la semaine, fermé le dimanche). Pas le temps
pour la peinture, visite de musées, expositions temporaires ou galerie, juste
quelques haltes dans des cafés méconnus de moi jusqu’à présent et très
berlinois tout de même. J’ai logé aux sources du Ku’damm, là où il prend des
airs de boulevard périphérique, avec de vrais gens qui promènent leur chien le
soir et des commerces utilitaires : pharmacie, pressing, boulangerie Steh’Café,
cabinets médicaux. Histoire de sceller cette réconciliation, j’ai même retrouvé
chez Ludwig, la librairie-kiosque à journaux de la gare Friedrichstrasse, mon
fameux mini-plan de la ville; j’en ai déjà usé trois ou quatre. J’avais perdu
le dernier avant qu’il ne se délite complètement. J’avais décrété que c’était
un signe. J’avais bien cherché ici où là un nouveau modèle qui le remplacerait,
sans conviction. Du coup, chez « Ludwig », de joie, j’en ai acheté
trois exemplaires, de quoi « voir venir », en tout cas dix ans de relation
avec Berlin assurées, dix ans de déambulations, de listes à commissions, d’expos, de réflexion
autour, à côté, au-dessus, dessous de ça, le cas allemand, le pays des
méchants devenus gentils mais qui risquent de redevenir méchants et pire que ce
que l’on craignait d’imaginer.
Je vais donc renouveler le bail, moins par curiosité
pour mes teutons que pour conserver mon point de vue unique sur mon terroir, la
distance idéale afin d’en déceler le motif culturel, motif indéchiffrable en
moi-même. L’éloignement est un moyen thérapeutique du même acabit que « Mon
cher journal », une mise à distance, intégrer mon terreau, sa nature
spécifique, le comprendre plutôt que de le ressentir, le subir, rapport à ses
codes, sa logique, ses lubies, ses tocs. Je devrais dire merci, le Pays de Vaud m’a finalement « fait une place ». Je mène avec Cy. et les chiens, une
existence, somme toute, plutôt confortable. Remarquez les modalisateurs « somme
toute » et « plutôt », la preuve s’il en fallait de ma
bonne vaudoisité. Cela m’a pris plus de quarante ans pour y arriver et près de quinze ans de fréquentation de Berlin, la
nonchalance de la capitale allemande, son pourquoi-pas-isme ahuri – le pourquoi-pas-isme
est le versant positif de l’à-quoi-bonnisme.
Le sommet de ma vaudoisité aurait
dû s’exprimer dans « Bananaland », histoire de la démocratie
helvétique et condensé de mon expérience politique dans ma bonne ville, les
délires urbanistiques du saint patron local, le petit numéro de duettistes du
PLR-S (contraction de la droite diffuse et protéiforme du parti libéral-radical
et de la pseudo gauche de la nouvelle
majorité du parti socialiste). Ces deux là nous font, motions après postulants,
un joli pas de deux, chaloupé façon tango je t’aime-moi-non-plus. Un numéro
pour la galerie, amuser l’électeur qui compte les points, le coups sans prêter
attention aux vrais enjeux, notre vie au quotidien, sa qualité faite de places
de parc, de transports publics efficaces, de passages-piétons adaptés,
réverbères, bancs publics, horaire d’ouverture des commerces, etc. Rien de palpitant
et, pourtant, tout d’essentiel. […] Un joli petit théâtre où on ergote beaucoup, pas de quoi remplir les deux cahiers
d’un manuscrit. Il y a un peu plus à dire sur la Suisse, une construction
maladroite à l’origine qui a fini par accéder à une légitimité de droit. Au
mieux, je pourrais écrire le faux journal intime de la confédération, depuis
son adolescence en 1803 avec l’Acte de Médiation, en passant par sa majorité en
1848 jusqu’à nos jours, le clivage casques-à-boulons-latins, le bricolage de l’histoire
officielle. Je pourrais embrayer sur les sectes et autres mafias si nombreuses
dans un si petit pays. Leur but : enrégimenter le consommateur, affilier
les acteurs économiques et, de l’autre côté, s’activer aux menus travaux de
lobbying. Matière trop pauvre, trop commune. Tout le truculent consisterait à
dézinguer, miner des édiles aux petits pieds, leur régler leur compte en deux
mots … Ce ne serait pas charitable, et ça pourrait faire plaisir à plus con, la
masse, celle qui l’ouvre pour ne rien dire, qui récrimine mais n’en fout pas
une rame et dont la principale préoccupation touche à sa coolitude et comment l’empaqueter
dans des fringues de carnaval, comment la chausser de baskets en plastic
fabriquées en Chine pour des marques tendance, comment maquiller cette
coolitude, sans parler des exigences de cette masse, ce qu’elle imagine lui
revenant de droit. Comparé à cet extrait de néant civique, mes pantins politiques
sont des cracks, des phénix, des génies altruistes.
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