A quoi sert l’histoire ?
L’instant présent n’est pas issu d’une succession de hasards,
d’incidents plus ou moins prévisibles ou de coups de chance. Soit, le hasard a
sa place dans l’histoire mais l’époque dans laquelle nous vivons est le
résultat d’une succession d’événements, les uns emboîtés dans les autres à la
manière d’un jeu de construction en perpétuelle évolution. Déclarer à propos de
l’histoire que « ça ne m’intéresse pas » ou que « ça ne sert à
rien » est aussi idiot que de ne pas vouloir se servir de ses deux yeux.
L’être humain s’inscrit dans un plan géographique et dans un plan historique.
Ne pas connaître l’histoire revient à avancer dans une rue, dans une ville sans
avoir aucune notion d’où l’on se trouve. L’histoire sert donc à s’orienter dans
le temps.
Comment
raconter l’histoire ?
Le récit de l’histoire n’est pas
neutre. Cette neutralité est un mythe véhiculé par les livres d’histoire
officiels, à croire qu’il existe UNE HISTOIRE. En fait, l’histoire dépend
étroitement du point de vue de celui qui la raconte. On peut dire qu’il s’agit
d’une manipulation mais il s’agit avant tout des choix moraux des historiens
qui étudient les événements et les interprètent selon leur regard, leur
conviction. Le récit de l’histoire est honnête lorsque son auteur explique sous
quel angle il a étudié son sujet, quelles sont ses convictions et, surtout, il
doit assumer son texte en le signant.
A chaque grande évolution de notre
société, nous pouvons réécrire l’histoire dans son entier. Notre morale a
changé, notre vision du monde aussi. Parfois, des découvertes archéologiques
viennent contredire ce que l’on considérait comme une vérité éternelle. Pendant
longtemps, par exemple, on a cru que les constructeurs des pyramides étaient
des esclaves. Faux, des fouilles sur le plateau de Gizeh ont prouvé que les
ouvriers étaient fort bien traités, bien nourris et salariés. Un Egyptien ne
pouvait refuser d’aller travailler sur les chantiers de pharaon, c’était une
sorte de conscription.
Un autre exemple, Philippe d’Orléans,
Régent de France. A la mort de Louis XIV, son successeur, Louis XV, n’avait que
cinq ans. On désigna Philippe son cousin régent jusqu’à la majorité du roi.
Cela veut dire que Philippe d’Orléans était une sorte de roi temporaire. Cet
homme était ce que l’on nomme un « viveur », il aimait la fête et la
vie libertine. Il a tenté de mener plusieurs réformes, invention de la bourse,
introduction du papier monnaie en France, etc. C’était un homme intelligent et
avisé. L’histoire a retenu de lui un portrait très contrasté. A la fin du
XIXème siècle, on le considérait comme un précurseur, au début du XXème comme
un débauché et, de nos jours, on considère qu’il n’avait pas une vie très
réglée mais que ses réformes économiques étaient bonnes mêmes si elles n’ont
pas toujours abouti. Vous voyez qu’une même personne, que les mêmes actions
peuvent être jugées tour à tour de manière positive ou négative.
L’histoire,
une construction (souvent) artificielle.
Le récit de l’histoire est devenu, dès
le mi-XIXème siècle, un enjeu des politiques nationales. Les pays tels que nous
les connaissons aujourd'hui sont souvent l’agglomération d’Etats plus petits,
plus anciens ou de territoires conquis, pris aux Etats voisins. De ce fait, toutes les nations ont
intérêt à raconter leur histoire sous l’angle d’une unité immémoriale. On
raconte une version de l’histoire qui tend à prouver que chaque pays existait
depuis l’antiquité. En France, on cultive l’idée que la Gaule faisait un Etat
homogène qui, petit à petit, deviendra le pays que nous connaissons. Pareil
pour l’Italie, l’Espagne, etc. Ce n’est pas faux en soi, c’est une sorte de
manipulation qui permet de se faire une idée générale de l’histoire d’un pays.
Ce serait beaucoup trop compliqué de connaître tous les aléas de la formation
d’un Etat. Le plus simple et le plus juste serait de connaître les grandes
lignes de l’histoire régionale, nationale et internationale. Pour reprendre
l’image du premier paragraphe de cette introduction, vous connaissez
parfaitement bien la rue dans laquelle vous vivez, bien la ville dans laquelle
vous vivez, assez bien le pays dans lequel vous vivez et plus ou moins bien le
reste du monde. L’histoire procède de la même manière.
L’histoire
suisse, un cas particulier ?
La Suisse est formée de 26 cantons,
fonctionnant chacun comme un petit Etat. La Suisse n’est pas tout à fait une
exception sur ce plan-là. Chaque pays
est composé de sous-ensembles plus ou moins autonomes. L’Espagne est organisée
en provinces autonomes qui cultivent des différences culturelles et/ou
linguistiques comme la Catalogne par exemple. L’Allemagne est divisée en
Länder, ces derniers étant la survivance de nombreux royaumes indépendants plus
anciens comme la Bavière par exemple. La France en tant qu’entité politique
centralisée s’est construite dès le Vème siècle, à partir du règne de Clovis,
le premier roi des Francs. Cette construction va se poursuivre jusqu’au XIXème
siècle lorsque la Haute-Savoie va être cédée par le roi d’Italie à Napoléon
III, le dernier empereur français.
Quant à la Suisse, elle n’est devenue
un véritable Etat organisé que de manière très tardive, après une guerre
civile, la guerre du Sonderbund qui eut
lieu en 1847 et dura trois semaines. Cette guerre doit être regardée
comme un cri de détresse de la part de petits cantons ruraux catholiques (UR,
SZ, NW/OW, LU, ZG, FR, VS) qui ne se sentaient pas reconnus par les riches
cantons urbains et protestants. Après cette guerre, la Suisse proclama sa
première vraie constitution, se dota d’une capitale (Berne), d’un tribunal
fédéral, d’une école polytechnique et « s’inventa » une histoire.
C’est-à-dire que cette nouvelle Suisse fédérale choisit parmi l’histoire de ses
cantons les éléments les plus marquants et les plus consensuels. On transforma
quelques mythes en vérité historique incontestable et on minimisa les anciens
antagonismes entre cantons. Par exemple, le pacte du Grütli de 1291 est, selon
certains experts, une copie du Moyen-âge d’un original disparu et certainement
moins éclatant. Ce pacte proclamait une alliance défensive entre les cantons
d’Uri, Schwyz et Unterwald qui se considéraient très différents les uns des
autres. A l’époque, ces trois cantons ne défendaient aucun idéal de liberté ou
de démocratie. Cette interprétation date de 1848.
Cette pratique à la limite de la
manipulation perdure encore aujourd’hui dans les livres d’histoire suisse à
caractère scolaire. Toutefois, ce genre consensuel a ses limites.
Dans « Histoire suisse »,
édition LEP, page 31, sous le paragraphe consacré aux deux guerres de Kappel,
on peut lire le paragraphe suivant :
•
1531- Un véritable affrontement a lieu deux ans après au même endroit
(Kappel). Zwingli veut réformer toute la
Confédération mais, isolés militairement, les Zurichois ne peuvent prendre que des
mesures économiques en fermant leurs marchés aux cantons catholiques. Ceux-ci
réagissent en écrasant les Zurichois à Kappel. Zwingli meurt dans la bataille.
Apparemment, ce texte semble clair et
cohérent. Toutefois, il traduit d’une manière diplomatique une réalité
historique un peu dérangeante, c’est-à-dire la volonté hégémonique de Zürich
sur ses voisins en se servant de la foi protestante comme justificatif. Faisons
de l’analyse de texte. A la fin de la première ligne, on nous dit que Zwingli,
un pasteur réformateur zurichois, veut imposer la Réforme dans toute la
Confédération. Lorsqu’on est un homme de religion et que l’on veut convaincre
son auditoire en matière de foi, on le fait par des arguments. A la deuxième
ligne, le texte nous dit que « les Zurichois sont isolés
militairement ». Etrange ! Nous parlions de religion. Depuis quand
faut-il des troupes pour évangéliser ? Et dernier hiatus, lignes deux et
trois, il est dit que « Ceux-ci (les Zurichois) ne peuvent prendre que des
mesures économiques » pénalisant les cantons catholiques. On voit ici où
voulait vraiment en venir Zürich : imposer sa domination économique sur
ses voisins. Zürich finit par être battu par les cantons catholiques qui témoignent
en dépit de leur victoire de leur forte dépendance économique à leur
« ennemi ».
L’histoire
vaudoise, un cas particulier ?
Avant que vous ne passiez à l’étude de la Révolution vaudoise,
sujet assez peu consensuel et, donc, traité de manière relativement succincte
dans les livres d’histoire officielle, il est nécessaire de connaître les
grandes lignes de l’histoire suisse de 1517 à 1798. Vous pouvez vous référer au
livre d’ « Histoire suisse », édition LEP, illustré par Mix et
Remix, pages 30 à 39. Même si les faits historiques y sont interprétés d’une
manière que l’on peut discuter, voire contester, les faits relatés restent
exacts. Il me semble toutefois que l’on ait « oublié »
deux ou trois choses. A aucun moment, on n’explique que le Pays de Vaud fut
envahi par les troupes bernoises sans autre raison que de le soumettre et en
exploiter les riches ressources. A aucun moment, on n’explique que les Bernois,
aidés des confédérés, vont chasser les prêtres catholiques et les religieux
catholiques du canton, piller les églises, fermer et détruire les cloîtres et
les monastères et imposer par les armes le protestantisme. Nulle part, on ne raconte
que les Vaudois furent privés de leurs droits civiques, qu’il leur fut interdit
de pratiquer leur folklore, de porter de la dentelle, des bijoux et, même, de
se marier sans le consentement de l’autorité bernoise. Ces faits sont pourtant
historiques même s’ils peuvent être regardés comme trop critiques envers Berne
et ses alliés. Il ne faut pas oublier que les tensions entre cantons étaient
très importantes jusqu’en 1848. Il en existe encore aujourd’hui mais chacun a
appris à en minimiser la portée. C’est peut-être une raison pour laquelle on ne
présente jamais l’histoire suisse que sous un angle très consensuel.
La Révolution vaudoise, élément précurseur du
renouveau suisse
14 juillet 1789, date que l’histoire a retenue comme
étant le début de la Révolution française ! En fait, il s’agit de la prise
de la Bastille, prison royale dans laquelle le roi de France pouvait faire
enfermer qui il voulait sans autres formes de procès. On parle d’un symbole de
l’absolutisme. Absolutisme ? Oui, il s’agit du système politique qui avait
cours dans quasiment toute l’Europe, y compris en Suisse dans une forme un peu
spéciale. En substance, le pouvoir politique ne s’appuie pas sur la volonté
populaire mais sur la volonté divine, sur l’Eglise tant catholique que protestante.
Si le roi règne, c’est que Dieu lui a confié la direction de son peuple, du
pays. Dans le canton de Vaud, les représentants du pouvoir bernois que la
population vaudoise devait appeler « Leurs Excellences de Berne »
prétendaient aussi diriger le canton de Vaud selon la volonté de Dieu.
La Révolution française va ébranler
toute l’Europe. Le système va s’emballer et sombrer dans les pires excès (La
Terreur). Un homme va s’imposer en France dès 1795 (période du Directoire), il
s’agit de Napoléon Bonaparte. Il se fera connaître en tant que brillant général
révolutionnaire avant de devenir un homme politique incontournable. A la fin du
XVIIIème
siècle, la France donne le ton. Il s’agit de la plus grande puissance
européenne continentale. Lorsqu’on toussote à Paris, c’est un séisme dans les
capitales étrangères.
Or, en 1789, le précepteur des
grands-ducs Alexandre et Constantin, petits-fils de la grande Catherine,
impératrice de toutes les Russies, reçoit la nouvelle de la prise de la
Bastille. Il ne cache pas son enthousiasme et voit dans cet événement la
promesse de la libération de son propre pays, occupé par une oligarchie
autocratique. Cet homme se nomme Frédéric-César de la Harpe (1754-1838), sa
patrie est le Pays de Vaud occupé depuis 1536
par Leurs Excellences de Berne. Les Bernois ont obtenu la domination du Pays de
Vaud par conquête militaire. Les Vaudois étaient des citoyens de seconde zone
vis-à-vis des Bernois. Privée de certains droits fondamentaux (liberté de
pratiquer sa religion, son folklore, liberté de se marier) la population ne
vivait pas dans la misère mais elle n’était pas libre. Il était interdit à ses
élites d’accéder aux postes à responsabilité de la République de Berne. Il y
avait donc une inégalité de traitement. C’est la raison pour laquelle
Frédéric-César de la Harpe avait quitté la Suisse. Il était pourtant avocat et
plaidait les affaires en appel à Berne.
Depuis la cour de Russie à
Saint-Petersbourg, Frédéric-César de la Harpe écrivit des pamphlets contre la
domination bernoise en terres vaudoises qui circulèrent dans la presse
européenne. Il rédigea aussi des
pétitions à l’adresse de ses concitoyens vaudois, exhortant les
autorités bernoises à accorder une égalité de traitement entre Bernois et
Vaudois. Leurs Excellences de Berne n’en furent pas très heureuses et se
plaignirent auprès de la grande Catherine. Cette dernière ne renvoya pas le
bouillant précepteur de ses petits-fils, elle l’appréciait énormément. Elle le
pria de se tenir à l’écart de la chose politique vaudoise, ce qu’il fit.
Toutefois, sa réputation de révolutionnaire força l’impératrice à se séparer de
ce précieux pédagogue. La Harpe rentra en Suisse, à Genthod, sur le territoire
genevois où il acquit un domaine. Il ne pouvait résider en terre vaudoise sous
peine d’être arrêté par l’occupant bernois.
Alors qu’il ne comptait se consacrer
qu’aux techniques agronomiques modernes, à la lecture et à une vie paisible
auprès de son épouse Dorothée, le hasard mit La Harpe en contact avec le
général Bonaparte. Sur l’un des flancs de l’Arc de Triomphe, à Paris, on peut
lire le nom d’Amédée de la Harpe, général mort durant les guerres d’Italie. Cet
homme se trouve être le cousin de Frédéric-César de la Harpe. A sa mort, il
laissa une veuve et des orphelins fort démunis en terre vaudoise lorsque
l’autorité bernoise saisit les biens de feu le général. Impossible à sa veuve
d’aller demander un soutien quelconque du gouvernement français, on ne l’aurait
certainement pas laissée rentrer sur le
territoire vaudois. Elle pria donc son cousin d’aller plaider sa cause auprès
du général Bonaparte qui tenait Amédée de la Harpe en haute estime. Non
seulement, Napoléon fit verser une rente à la veuve de feu son ami le général
Amédée de la Harpe mais il retint auprès de lui Frédéric-César de la Harpe qui
en profita pour plaider la cause du pays de Vaud.
Le gouvernement bernois reçut un
ultimatum du Directoire français : Berne devait quitter le territoire
vaudois sous peine de représailles françaises. Le 24 janvier 1798 fut proclamée
l’indépendance vaudoise. Laharpe (dès lors Frédéric-César de la Harpe
orthographia ainsi son patronyme) avait gagné ! Le pays de Vaud était
libre. Les troupes françaises trouvèrent tout de même un prétexte pour pénétrer
le territoire helvétique.
La révolution se répandit à travers tout
le pays. Bonaparte voulait, en sus de ses motivations idéologiques, s’assurer
le contrôle des cols alpins et les ressources du pays. Il organisa la Suisse en
un Etat moderne et centralisé. Toutefois, cette organisation ne convint pas aux
cantons trop accoutumés à une grande indépendance les uns par rapport aux
autres. Bonaparte donna encore à la Suisse (nommée alors République Helvétique)
sa première constitution fédérale : l’Acte de médiation. La Suisse
retrouva alors une certaine paix, une unité et une cohésion qu’elle n’avait encore
jamais connue mais n’en demeura pas moins un Etat satellite de la France (voir
pp. 44-45 du livre d’Histoire Suisse Mix & Remix).
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