lundi, mars 17, 2014

Retour de Zürich : de Matisse au Cavalier bleu en passant par H. van de Velde

Archives Nietzsche, une réalisation de H. van de Velde
Retour de Zürich, une exposition, « De Matisse au Cavalier bleu », l’expressionisme allemand et ses influences françaises. Temps magnifique, accrochage intéressant et le lac, une promenade ensoleillée, une bonne heure sur un banc, face à la rive, Zürichhorn, à travailler à « Zauberberg II », mon dernier projet, une suite au roman de Thomas Mann parce que je me suis attaché à Castorp et Ziemssen.
Un mot quant à l’exposition, beau choix d’œuvres quoique disparate, didactique intéressante mais étendre (distendre) les relations du « Brücke » et du « Blaue Reiter » avec les fauves, les cubistes et les post-impressionnistes à l’entier de l’expressionisme, c’est un peu exagéré ! A croire que l’institution muséale zurichoise redécouvrait un lien oublié après deux guerres mondiales, un lien tiré par les cheveux tout de même. On sent surtout la découverte par l’occident latin et anglo-saxon de la richesse, de la radicalité, de la variété et de l’actualité de la culture allemande, sous tous ses aspects. Et puisque l’étoile de barbouilleux hexagonaux du début XXème commence à pâlir, pourquoi ne pas reficeler dare-dare des liens avec l’Allemagne, le géant d’Europe tout domaine confondus. J’ai tout de même eu le plaisir de « communier » devant quelques Kirchner pas tant Kirchner dans leur exécution et devant de superbes Jawlensky, surtout son « Paysage », une tempera sur carton de 1911, un petit format presque carré. En fait de paysage, il s’agit plutôt d’un coin de rue, l’entrée d’une propriété, un mur orange, une maison ocre, des frondaisons pâteuses et, pourtant, la composition – rigoureuse – est d’un équilibre parfait. Jouir, avant la catastrophe, de la paix d’après la catastrophe ! Zauberberg, la paix des cimes …
Poursuivre dans cette même esthétique par une visite au musée Bellerive, exposition van de Velde, le peintre, l’architecte, le designer, les ombres de la Sécession, d’une sorte de pré-Bauhaus à Weimar, au service du grand-duc. Avant 14, évidemment. Comment est-il possible que l’on ait alors fait … fausse route ? Voie royale vers d’autres errances, et des pires. Au musée Bellerive, tout respire cette plénitude d’avant l’erreur d’aiguillage, toute la quiétude un peu hautaine de la ville tout autour proclame la victoire de la culture germanique. Nous nous sommes fourvoyés entre le parlementarisme à outrance, les ergotages sociologisants, le libéralisme, mai 68, etc. Jusqu’où faudra-t-il encore suivre cette voie que l’on sait en cul-de-sac ?

samedi, mars 08, 2014

"En finir avec Eddy Bellegueule" d'Edouard Louis


Je vomis « En finir avec Eddy Bellegueule », je vomis la complaisance, la méchanceté, le grotesque de l’auteur et la complicité d’une partie de l’intelligentsia lettreuse qui, en portant ce texte aux nues, satisfait avec gourmandise ses tendances voyeuristes. J’ai hésité avant de me lancer dans cette critique vitriolée, la peur d’être taxé de jalousie car l’auteur est jeune, beau et rencontre du succès. De plus, il est gay ; nous chassons sur les mêmes terres. J’ai voulu retenir toute la peine que cette lecture m’a causée. Je me sens sali, tout ce que touche mon regard se met à puer comme les clichés misérabilistes pétris par l’auteur. Et pourtant, je vous écris de Lörrach, je me promène à Bâle, ou dans les jardins de la fondation Beyeler sous un merveilleux soleil, entouré des collines viticoles de la vallée du Rhin, un décor de légende, parmi ma douce, ma tempérante, ma riante Allemagne. Pour en finir avec Eddy Bellegueule, puisque ça ne passe pas, comme le prétendu fœtus que la mère du narrateur aurait perdu – plouf – dans les cabinets et qui ne voulait pas passer, elle a dû le pousser avec la brosse à chiottes, moi aussi, je vais pousser toute cette ordure avec cette critique, une brosse à chiotte métaphorique.

En couverture, il est clairement indiqué « roman » avec tout ce que cela peut sous-entendre. Il n’est pas écrit « témoignage », il aurait pu être écrit « autofiction », ce genre un peu flou mêlant tant les états d’âme de l’auteur, sa réalité intérieure et les faits réels de sa vie. Par cette étiquette, de « roman », l’éditeur (et l’auteur) se défausse et se cache derrière la liberté littéraire. Facile. D’autant plus que, s’il s’agit d’un roman, le texte est enluminé de clichés, tous plus surexposés les uns que les autres. Dans le village d’Eddy, dans le Nord de la France, tous les hommes sont alcooliques, violents, racistes, obèses, abrutis, exhibitionnistes, homophobes, antisémites, islamophobes et finissent forcément chômeurs, cancéreux ou morts d’une attaque cérébrale consécutive à une ultime cuite. La mort les surprend la tête dans le caniveau et parmi leur vomi. Les femmes sont soumises, engrossées dès leur prime puberté ce qui fera d’elles des adultes sans formation, sans avenir professionnel, victimes de maris qui les battent et les violent, et leur font des enfants par douzaine, qu’elles négligent pour devenir des mères honteuses et alcooliques à leur tour. Les maisons sont toutes sales, sans portes, moisies, avec des sols en béton cru, chauffées au bois et, évidemment, ça ne peut que puer : la frite, la clope, les pieds, le chien sale … Apparemment, le délicat Edouard Louis n’aime pas les chiens, parce que ça sent le chien ! Il voudrait qu’ils sentent quoi les chiens ? la fraise ! Chochotte ! Bref, tout est moche, sale et sordide et le narrateur, avatar de l’auteur dont il partage l’enfance malheureuse, passe son temps à se faire morigéner et traiter de «pédé » à chaque coin de page.

Florilège d’aberrations misérabilistes : le fumeux récit du fœtus tombé dans les toilettes et, logiquement, tout ce que la mère trouve à faire est de tirer la chasse et pousser la chose à l’aide d’une brosse ! Il y a aussi le récit fantasque du lit dont le bois a pourri consécutivement à un carreau de la fenêtre brisé suite à la chute d’un volet arraché par la tempête – évidemment, chez les pauvres, il fait toujours moche. Le carreau brisé n’aurait été remplacé que par un morceau de carton, morceau prenant l’eau en dépit du fait que le narrateur le changeait régulièrement, l’eau coulait le long du mur, sur le sol, imprégnait le bois du lit, un lit à mezzanine et le narrateur, qui occupait le couchage du haut, un soir est passé à travers les lattes pourries, s’est retrouvé un mètre au-dessous dans le lit de sa sœur qui a été blessée par un éclat de bois. Le père a rafistolé le fameux lit mais régulièrement, selon ses dires, le narrateur serait tombé d’un étage ! Il y a plus de cent exemples qui, tous, appelleraient des forêts de points d’exclamation afin de marquer et mon étonnement et mon agacement. J’ai grandi dans un clapier à lapins humide, il y avait des taches de moisi au mur de la chambre que je partageais avec ma sœur jusqu’à son départ, j’y ai dormi durant plus de vingt-cinq ans et dans un lit à lattes de bois mais, jamais, je ne suis passé à travers ma literie. J’ai même habité dans un appartement durant bien sept ans où le bois des fenêtres disjoints laissait passer et la pluie, et le vent, et là non plus, les meubles n’ont pas pourris. Mais je ne suis pas normalien, je ne suis pas Edouard Louis, je ne suis qu’un pauvre enseignant vaudois issu d’un milieu populaire, et mes pauvres meubles n’ont pas le sens du tragique littéraire : ils ne savent pas pourrir pour en rajouter dans le pathos de l’autofiction. Dernière approximation, les coups que reçoit le narrateur, comme l’auteur paraît-il. Tous les jours, à la récré, un grand roux et un petit bossu (cliché traditionnel de personnages malveillants dans la littérature médiévale) viennent frapper Eddy, tous les jours ils lui éclatent littéralement la rate à grands coups de pied dans le ventre, lui frappe la tête contre les murs, Eddy en perd quasi connaissance avant de poursuivre sa journée scolaire comme si de rien n’était. Et cela durant deux ans (j’ose à peine conclure par un point d’exclamation). Il est solide, cet Eddy. Quand il dit qu’il est différent des autres, qu’il vient d’un autre monde, il a raison ; je subodore qu’il est tombé de la planète Crypton tout bébé et que ses parents l’ont trouvé et adopté.

Au chapitre des aberrations, on trouve aussi une chronologie très flottante où le narrateur joue au docteur avec son cousin et trois autres camarades à dix ans mais, selon cette même chronologie, il n’a pas d’ami, personne ne l’approche, personne ne veut lui parler, tout le monde le méprise parce qu’il est trop folle. Et ça dure jusqu’à son départ à dix-huit ans (ou seize, ou quinze, c’est un peu confus). Pourtant, il va en boîte avec des potes, se bourre la gueule avec eux, a fait les « conneries » courantes de tout gamin avec eux, vit sa vie. Pour le lecteur qui ne serait pas gay et n’aurait pas grandi dans un milieu populaire, ces énoncés paradoxaux ne sautent pas aux yeux, cette dualité serait l’effet d’une sorte de outing que l’auteur aurait négligé de raconter. Il se trouve que j’ai partagé, dans mon enfance, la même impécuniosité et la même orientation sexuelle que M. Louis. Depuis, je n’ai pas changé d’orientation sexuelle mais j’ai un salaire, dans la moyenne supérieure. Les joies de la vie à prololand, je connais. L’humour gras double, l’incommunicabilité avec les siens, aussi ; la mise au ban parce que trop différent, je connais de même. Mise au ban toute relative car, rétrospectivement, ça ne m’a pas empêché d’avoir eu une enfance, des copains, d’avoir fait des conneries avec eux, d’avoir aussi joué au docteur avec eux. J’ai pareillement connu les crachats. Et, je le répète, je vivais dans un milieu très populaire. Je peux même faire étalage d’un grand-père alcoolique, de la saisie de la télé par l’office des poursuites et de nombreuses coupures d’électricité faute du paiement de la facture. J’ai aussi écrit ma peine, ma douleur, mes hargnes en long, en large et en travers, j’ai vidé mon sac dans une première autofiction « Appel d’air » (éditions de l’Hèbe) dont la lecture a fait dire à ma mère « et bien, je te remercie, dans ton livre, on dirait qu’on habite dans un bidon-ville ». Ah ! l’auteur est un rat, comme je l’ai écrit il y a vieux temps dans ce blog ; une fois que l’histoire est passée, que la lumière est éteinte, que tout le monde a oublié, l’auteur revient sur les faits et remet tout sur la table, et selon sa version.

La version de M. Louis sur son enfance me fait horreur. J’ai de la peine pour ses parents, sa famille qu’il traîne de la première à la dernière page dans la boue et avec une méchanceté sadique. Monsieur, c’est minable de se venger de la sorte. On ne tape pas sur plus faible que soi. Vos parents, votre grand-mère, votre cousin, vos frères et sœurs ne sont pas des lettrés et seront désormais – jusqu’à ce qu’on oublie votre récit – des sortes de lapins crétins humanoïdes. Ils ne pourront jamais vous dire, par publication interposée, « arrête avec tes airs » ! J’ai sincèrement mal pour eux. A maintes reprises, vous décrivez des situations bouleversantes où soit votre père, soit votre mère, dans toute leur maladresse, leur pudeur, leur dénuement émotionnel, tentent de vous témoigner leur amour. Evidemment, votre père vous imaginait différent mais vous restez son fils, et il est fier de vous. Aujourd’hui encore, même s’il est le sujet de votre vindicte, il doit être à la fois fier de vous et confus de vous avoir « manqué », d’avoir raté un rendez-vous. N’avez-vous donc rien appris de toute votre douleur ? Tant que vous ne céderez pas à l’amour de vos proches, vos souffrances resteront vaines. Vous passez à côté des vertus de la commisération. Vous lui préférez les lauriers dévoyés du héros, car dans notre société spectacle, la victime est devenue le héros. Vous refoulez aussi bêtement vos origines, votre milieu aujourd’hui, que vous refouliez votre sexualité durant votre enfance, votre adolescence. Et pourtant, vous les comprenez, vos proches, vous avez su rendre leur langue avec couleur, raillerie mais surtout avec tendresse. Le rythme, la scansion, la logique agrammatique, vous avez rendu cela avec vie, et talent, car vous en avez … tout de même.

La scène de la visite de votre cousin à votre grand-mère représente l’un des rares moments où vous exprimez de l’empathie envers les vôtres. Votre cousin qui est un « dur », suite à un énième écart, est envoyé en prison. Il y vit l’enfer traditionnel de ce genre de séjour (abus sexuel, folie, mal-bouffe, etc., etc., cliché quand tu nous tiens). Il a tout de même droit, pour bonne conduite, à une permission. Vous changez alors de narrateur et vous glissez tantôt dans la peau du permissionnaire, tantôt dans celle de votre grand-mère. Leur sombre existence se met alors à briller comme une légende de saint. Vous les comprenez, la souffrance est aussi votre lot et vous dépassez l’incompréhension, la colère, l’humiliation, vous dépassez votre différence pour nous dire des choses vraies, la saveur d’un bonheur chez ceux dont la vie n’est que peine, peine qu’ils supportent en silence, avec une dignité de martyr. Je ne saurais évoquer cet instant précieux, votre cousin qui explique à la grand-mère qu’il ne retournera pas en prison, il le lui dit entre les lignes, avec autre chose que des mots, cette foutue parole qui leur échappe, qu’ils ne savent pas dompter. Ensuite, c’est une course folle, une tentative un rien minable de suicide, suicide oblatif, les enfants sont à l’arrière, votre cousin est ivre, il a bu, il a fumé. Cela se terminera par des cris de bête folle et traquée, un retour en prison, un cancer du poumon, un refus de se soigner, la mort. Il y a aussi de la compassion lorsque, au début du texte, vous parlez de votre cousine, vingt-cinq ans, déjà usée par son travail de caissière. Le soir, dès son retour à la maison, elle plonge longuement ses mains dans l’eau chaude histoire de calmer ses douleurs arthritiques. Mais elle ne se plaint pas, elle a du travail, et pas le plus dur, dit-elle, et elle n’est pas une fainéante, conclue-t-elle.

Dernier point sur lequel votre talent brille d’un éclat ambigu et intense : l’amour des garçons. Vous racontez avec les mots de la passion, avec le feu du désir, votre découverte de la sexualité avec votre cousin, Fabien et Bruno … surtout Bruno, quinze ans, brun, fort, musclé – subitement, dans ce passage, il n’est plus question de l’obésité ni de la difformité générale des corps dans votre village – donc Bruno, l’aîné, le « chef de bande » chez qui vous avez visionné des films pornos devant lesquels vos trois compères (vous-même peut-être ? aussi ?) vous êtes masturbés. Vous aviez, selon le texte … pardon, votre narrateur avait dix ans, c’est bien jeune, passons. Et votre cousin a proposé de reproduire les scènes des susmentionnés films, « pour se marrer », de tout faire pareil. Vous n’avez pas dit non. Votre désir vous a fait partager l’intimité, la force, la jeunesse, l’éclat apollonien de vos … suborneurs ? Non, de vos amants. Vous accueilliez l’étreinte de votre cousin, son sexe large (aïe, chassez le cliché, il revient au galop ; selon vos descriptions, dans le village tout le monde a un « gros bazar », comme le dirait Zézette), vous jouissez de ses coups de reins. Il se mêle dans votre expérience du sexe un désir de possession de l’autre, de son corps, de sa personne entière par l’assassinat par exemple, ces pages-là brûlent. Dix ans ! Mazette, vous étiez bien précoce.

Au final, cher M. Louis, je ne sais pas si vous êtes un affabulateur ? un malade ? une « vilaine tata » médisante ou, plus simplement, un petit m… de faiseur. Vous êtes un auteur que l’on aurait dû renvoyer à sa copie. Votre texte et si embrouillé, si caricatural qu’il discrédite votre talent. C’était peut-être un plan marketing. Un torchon racoleur histoire de vous lancer dans la presse, les librairies, le public puis un vrai roman l’année prochaine ? Mais pas à ce prix-là, Monsieur, pas avec ce déferlement de méchanceté. En concluant cette longue critique, je pense à vous (oh, là ! qu’on ne se méprenne pas), je vous vois comme une Salomé, à la fois amoureuse de et humiliée par saint Jean-Baptiste, son rejet. Afin d’accomplir cet amour, elle demande, après avoir quasi séduit son beau-père, la tête de son aimé, pouvoir enfin l’embrasser mais il est mort ! Je me réfère évidemment à une certaine lecture de cet épisode biblique, dont la perversité sophistiquée vous correspond bien. Je peux vous prédire beaucoup de succès, Monsieur, mais pas forcément une œuvre, si vous continuez sur la même voie. Vous devriez lire Guibert, si ce n’est déjà fait, « Mauve le Vierge » plus exactement, ou « Mes Parents ». Le bel Hervé avait l’habitude de dépasser les limites mais n’a jamais perdu la touche de distance ni d’humour qui ont fait de lui un Auteur. Je vous souhaite donc bonne suite, je ne veux plus jamais vous lire, je craindrais de devoir à nouveau vous vomir, et aussi longuement. Je vous laisse, je vais me faire une tasse de tilleul.

dimanche, mars 02, 2014

"Musique dans la Karl Johan Strasse", extrait 5

© dandylan.over-blog.com
L’autre jour, dans un café de la Ludwigkirchplatz, Li. m’a raconté, le dernier amour déçu de Goethe, vieillard chenu de bien soixante-dix ans pour une jeune fille d’à peine dix-huit ans. Le poète avait demandé la main de la jouvencelle à sa mère, qui temporisa jusqu’au départ du grand homme. Il séjournait dans une ville de cure pour quelques semaines. Je n’ai pu m’empêcher de trouver l’attitude goethéenne ridicule, à quoi s’attendait donc ce vieux barbon ?! Li., pour sa part, estimait qu’il recherchait l’inspiration et quoi de mieux qu’un chagrin d’amour ! Le poète rentra donc très en verve et malheureux, commettant des vers si éloquents quant à la douleur amoureuse ; un amant de vingt ans n’aurait pas écrit autrement.

Ce matin, c’était une vieille lettrée mais pas trop qui s’étendait, à la radio et dans un texte, sur ses déboires amoureux et Balzac. Elle le faisait avec le talent des auteurs qui aiment se regarder le nombril et théoriser autour. Quelques extraits de sa prose ont été lus. Ça n’était pas désagréable … ni inintéressant, juste un peu vain, comme l’est devenue l’œuvre poussiéreuse de la Comédie humaine. La brave dadame du plateau de radio, alors que son mari lassé pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui l’avait jetée comme on jette les trucs obsolètes, la dadame donc a décidé de donner du sens à sa douleur après avoir épuisé toutes les séries télé à sa disposition. Elle a « écrit » sur sa rupture. Une éditrice – ayant connu le même sort ou le craignant – s’est empressée de publier ce témoignage « si poignant »  et si emmerdant quand on n’est pas une femme divorcée dans la cinquantaine, qu’on se tape le coquillard des élucubrations de Paul Ricœur et que l’on préfère Mann, Green, Mauriac, Fontane, von Keyserling, Flaubert et Walser, et Thomas Bernhard à Balzac !


Entre la dadame et Goethe, mon cœur balance. Etre vieux et se donner du chagrin pour écrire ou écrire pour donner une contenance à son chagrin : rien qui n’apporte de réponse tangible à de pauvres gamins si malheureux qu’ils se trouvent acculés à se jeter sous le train. On appelle ça accident de personne. Pour la dadame, ça s’appelle « vicissitudes de l’existence » et pour Goethe du masochisme esthétisant. Si je venais à proposer « Musique dans la Karl-Johan Strasse » à l’éditrice de la dadame, je ne suis pas même sûr d’être gratifié d’une réponse. On fera comme si le manuscrit avait été perdu, de peur de me refuser … car il faudrait argumenter, penserait-on. Par un simple non – parce que mes histoires de vieux pédé ne l’intéressent pas – l’éditrice donnerait d’elle une image homophobe et gynocentrée, elle pourrait même avoir l’impression d’insulter la mémoire et le fantôme de mon élève suicidé ferroviairement. Elle aurait peur de froisser un auteur qu’elle ne goûte pas, auquel elle ne croit guère plus mais qui pourrait, peut-être, un jour réussir et lui en vouloir rétrospectivement.

lundi, février 24, 2014

"Musique dans la Karl-Johan Strasse", extrait 4


Berlin, un café, se dire des choses ...
On aimerait se réinventer tous les jours, se renouveler sans cesse, et avec talent. On aimerait, de l’intérieur, jouir de ce sentiment confortable de « rénovation », une sorte de travail cosmétique qui devrait vous laisser plus beau, plus propre, plus sage, plus heureux et vous permettrait de retrouver la ligne de vingt ans. Comme si … - ah ! tous les « comme si … » de nos existences – comme si l’on remarquait les murs défraîchis du hall et que, hop, on se décidait à faire repeindre et installer de jolies appliques par la même occasion, et réaménager le salon dans la foulée, faire d’une situation contraignante une opportunité. A chaque fois que j’ai pris « les difficultés de la vie » sur ce ton-là je n’ai fait que désespérément me mentir et me suis retrouvé parmi le sordide de la douleur, des maux sans raison qui finissent par … disparaître après m’avoir laissé ravagé et plus malheureux qu’avant leur survenue. Au milieu de cette débandade, j’ai appris à me consoler avec ce que je trouvais, de restaurer un tant soit peu mon image auprès de moi-même : un rien de donjuanisme, un rien de jeunisme, l’orgueil d’un corps travaillé, à raison de séances de fitness de plus en plus longues et nombreuses, jusqu’au prochain « pépin », encore plus sérieux, plus incompréhensible, plus entravant que le précédent. Peut-être moins grave aussi, mais l’usure et la peur rendent plus sensible, plus douillet, geignard … Et il faudra encore souffrir, se mentir, rebondir une énième fois pour avoir l’immense privilège de poursuivre une vie de moins en moins satisfaisante, et avec le sourire s’il vous plaît ! Il en faudra de la mauvaise foi, des séances de shoping, de cinéma, de bons romans et des expositions de peinture pour surmonter cette nouvelle « épreuve ». Il y a les brefs épisodes de rémission, quand le trouble s’en est allé et que règne  enfin la paix sur votre intériorité ravagée. Vous vous dites que ce n’est pas grave, c’est terminé, un encouragement intime aussi vain  que de ramasser un vase roulé par terre, intact étonnement, parmi votre appartement mis à sac. Et quand vous aurez, enfin, réussi à tout remettre en état, et mieux même, vous replongerez pour un mot de travers de votre hiérarchie, un accident parmi vos connaissances, un peu de jeu dans le scénario ou le suicide d’un élève.

dimanche, février 16, 2014

American Bluff

Christian Bale : chauve et gras
Au mauvais goût des tenues, à la morale défaillante des protagonistes, à leur absence d’hygiène de vie, de sens du ridicule et de toute décence répond la lumière dorée et pleine de promesses d’une merveilleuse époque quand on savait ce qu’était une « belle bagnole », une tenue sexy et une élégance masculine sophistiquée. « American Bluff » raconte cette époque quand une réussite éclatante était à la portée de chacun, qu’importent les petits accommodements avec la loi. Le scénario repose sur le motif de l’arnaqueur arnaqué qui arnaque en retour car il n’est pas le plus malhonnête de l’histoire … Histoire qui serait en partie vraie. Qu’importe.

Qu’importe de savoir si le réalisateur David O. Russell nous développe un récit véridique aux arguties pointues et aux contorsions scénaristiques moyennement crédibles, les vertus de ce film résident dans son « historicité » décomplexée. C’est un conte en vestons à carreaux géants et décolletés vertigineux. La grande vedette de cette production : Michael Wilkinson, le costumier qui impose le ton et donne la réplique aux acteurs. En gros, Irving (Christian Bale), ventripotent faiseur à moumoute,  lors d’une piscine party, séduit Sidney (Amy Adams), provinciale montée à New York et prête à tout. Irivng dévoile toutes ses petites arnaques à la belle qui va lui donner la réplique. Petit couac, Irving est marié à une cruche extravertie et névrosée (Rosalyn/Jennifer Lawrence). L’embrouille fait un tour de plus avec l’intervention de Richie DiMaso (Bradley Cooper) pseudo candidat à l’arnaque et agent du FBI aux dents longues. Quiproquos et rebondissements à tous les étages, c’est Feydeau version rêve américain.


Spectacle assuré, beau moment de cinéma, la machine à remonter le temps nous renvoie la durée d’une séance à cette époque quand la justice et l’honnêteté n’avaient pas encore le tranchant péremptoire de notre temps procédurier et affuté comme un scalpel de chirurgien esthétique. Le bonheur rimait (pouvait rimer) alors avec clopes, kilos en trop et angine de poitrine. 

mardi, février 11, 2014

"La Montagne magique", suite et fin

Vous aurez reconnu une œuvre de Hodler
Il faut éloigner de prime abord la question qui, habituellement, se pose à propos de tout travail littéraire : est-ce bon ? Une œuvre de mille pages  et d’une telle portée morale dépasse de loin les critères d’évaluation traditionnelle. Soit, Thomas Mann se regarde parfois écrire, les disputes qu’il met en scène entre Settembrini et Naphta sombrent dans les arguties absconses ; d’autres fois, il se laisse aller au lyrisme de descriptions pompières de la montagne, sa beauté, etc. Mais il y a la petite musique d’un jour après l’autre, la personnalité de Hans Castorp, l’honnête homme version wilhelminienne, un « Wanderer » modéré transitant d’un siècle à l’autre. Le sanatorium, la tuberculose ne sont qu’une excuse, un mal dont on mourrait honnêtement chez soi avant qu’il n’ait un nom. Cette affection n’a pas encore disparu mais les deux guerres mondiales l’ont reléguée au rang d’avatar sanitaire. Hans se laisse prendre aux bobards scientistes des médecins entrepreneurs qui tiennent le sanatorium du Berghof. Et dans ce XIXème qui n’arrive pas à finir en ce jeune début du siècle suivant, on s’ennuie tant, on se cherche des maladies, des troubles, on se bricole sa croix et on fourbit les clous pour une crucifixion entre gens du monde. Hans n’échappe pas à cette marotte, il se laisse prendre par naïveté.

Thomas Mann, entre le mémorialiste et le fabuliste, raconte les quelques années qui précèdent la Grande Guerre sur un mode allusif. Chaque personnage prend une dimension allégorique, représentant soit une identité nationale, un groupe culturel, une communauté religieuse, une classe sociale. Ils se rencontrent tous quatre fois par jour au moins, dans la salle à manger où ils s’installent à l’une  ou l’autre des sept tables, comme autant de pays. Un individu, pour peu que son séjour dure suffisamment longtemps, passera par chacune de ces tables. Valse des étiquettes, des identités sociales. Les empires centraux étaient bien plus cosmopolites – et démocratiques – que ce que l’on veut bien croire au regard de nos étroits Etats. Et l’Union européenne ne retricotera pas le lien rompu après la dissolution de l’Autriche-Hongrie et le dépeçage du reich allemand, le second, celui des empereurs Guillaume à moustaches. Tout un monde a été sottement liquidé avec l’armistice et, sur ce miraculeux alpage, on n’est pas fichu de goûter honnêtement aux derniers instants de cette bonne vie à laquelle chacun aspire. Le récit se termine quasi en pétard mouillé, le brave Hans, la queue entre les jambes, pas vraiment guéri, après avoir approché le grand amour idéal, s’en repart pour le champ de bataille sans la moindre « connaissance biblique » de la dame russe. On ne sait pas même s’il s’en est sorti ou pas, indemne ou quelques membres en moins. On ne peut garder à l’esprit que le bon garçon bien nourri jouissant de son tub en caoutchouc lors de sa toilette matinale.

Ce cher « enfant difficile de la vie », selon l’expression du pédagogue franc-maçon prosélyte Settembrini était en fait l’enfant docile d’une vie difficile. Orphelin très jeune, recueilli par son grand-père puis par un oncle à la mort du précédent, il se voit contraint à une carrière en dépit de sa sensibilité et de quelques dons artistiques.  Il doit mériter sa « bonne vie » et la gagnera comme ingénieur jusqu’à la parenthèse curative, son séjour sur les pures hauteurs, et ce jusqu’à l’oubli du peu de famille et de relations qu’il avait en bas, du côté de Hambourg. Du danger de sortir de nos routines, nous crie Thomas Mann. Et la guerre comme une ultime lubie, une crise bien plutôt, un coup de sang, une congestion, une fluxion ! le genre de chose à l’origine du décès du sénateur Thomas Buddenbrook. Un mal aussi inexplicable, spontané que ravageur. Après mille pages, trois mois de lectures lors de déplacement de toute sorte (Berlin, New York, Münich, Zürich – tiens, tiens, des destinations très « manniennes »), j’ai envie de connaître la suite, d’écouter les conclusions que Castorp tire de son expérience, de savoir comment il a fait après sa démobilisation car je suis persuadé qu’il a survécu. Je ne sais pas s’il a été blessé, j’attends des nouvelles, je vous les communiquerai dès réception.

mercredi, février 05, 2014

Retour de Barcelone


Regarder l’horizon, à la limite de la mer et du ciel, remplit l’âme de douceur et les yeux de larmes. Merveilleux ailleurs à vue et, pourtant, inatteignable. Retourner à la mer primordiale signifierait devenir partout l’horizon, être l’ici et le là-bas, l’alpha et l’oméga, quitter sa finitude humaine pour s’associer à son Créateur. Heureux les peuples en bord de mer. Ils connaissent l’exaltation innocente du beau temps, un soleil toujours aussi jeune à chacune de ses apparitions. Et le vent, léger, qui joue avec les voiliers.

dimanche, janvier 26, 2014

Revenir sur Vallotton, exposition au Grand Palais

Pour en terminer avec Vallotton au Grand Palais, une semaine après la fermeture de l’exposition, bilan très positif quant à la renommée du peintre vaudois – vaudois, j’insiste, même si Félix vécut depuis ses dix-sept ans à Paris, il grandit à Lausanne et ne rompit jamais le lien avec sa famille, ses origines. Dans mon précédent billet, j’avais évoqué les portraits, les nus, les scènes mythologiques et les xylographies. Je vais m’arrêter à présent sur les paysages, trois toiles qui me semblent emblématiques.

Dans mon carnet d’exposition, ai noté, à propos des Andelys, le soir, toile de 1924, (73,3x60,5) :

« La suavité d’un coucher de soleil, en mauve, bleu, vert d’eau, un soleil couchant, son reflet dans l’eau, douceur extrême, mélancolie, aspect « pastel », une grande présence et pourtant pas une figure humaine, un chemin solitaire. »

Je suis revenu à trois fois devant cette œuvre, la meilleure de tout l’accrochage à mon avis. Je ne la connaissais pas, et pour cause, elle appartient à une collection privée. Le sentiment est profond, ample. Impression de recevoir la confidence d’un ami de longue date, de se retrouver soi-même dans la sourde nostalgie de cette solitude du bout du jour. La présence physique de la toile est grande, en dépit d’un mauvais éclairage, d’une glace protectrice et de la foule. Ce bord de Seine aménagé, se tenir juste à la limite du flux de la vie, un appel à la paix et quelques regrets, peut-être ceux de ne pas y arriver, le courant joyeux de la renommée, du succès, du plaisir bourgeois. Le point où l’esseulement et une peine délicate valent tous les trésors du monde.

Tiré du catalogue, Exposition Vallotton, Grand Palais, tous droits réservés
Deuxième toile, La Cathédrale de Petropavlovsk, 1913, (73x92) :
           
« Surprenant Vallotton à la limite d’Hammershøi et de Hoper, quelques piétons anonymes sur une place, une rivière, la cathédrale sur l’autre rive. La place est dans l’ombre, la rivière et l’autre rive en pleine lumière ; contraste. »

Il se raconte que Vallotton n’aurait jamais mis les pieds à Petropavlovsk, ville d’Extrême-Orient russe ; la vue n’a du reste rien de particulièrement russe, hormis son nom. La couleur du ciel indique, soit, un pays du Nord, un pays où règne l’un de ces hivers fait de gris lumineux, d’horizons plats et infinis, cité improbable, appel à un ailleurs, une grande ville anonyme, le confort de l’anonymat qui représente le sujet même de la toile. Quelle était l’intention de Vallotton ? Exploiter l’exotisme d’un dôme, sorte de stupa post-industriel dans un style IIIème République ? Ou le rapport d’une rive à l’autre ? La lumière, le soleil, l’idéal d’un côté et l’ombre, des passants pressés de l’autre ? Il était interdit de photographier la toile ; combien de visiteurs, négligeant cette injonction, après être restés hypnotisés par cette vue en ont emporté un cliché.


Troisième toile, Honfleur dans la brume, 1911, (82x88) :

« La ville quasi solitaire, vue en contre-bas, la colline boisée, le chemin qui mène au village, tons gris. Douceur, nostalgie, présence en dépit de l’absence de figures humaines. La brume ne remonte pas jusqu’à la colline, des frondaisons d’un vert marqué, une autre saison. »


Honfleur était la villégiature de la famille (recomposée) Vallotton. Le peintre y appréciait le littoral. Souvent, les toiles qu’il y réalisait laissaient transparaître une sorte de malaise, une mise à l’écart volontaire. Il y a les autres, leur bonheur confortable et Vallotton, son indicible mal-être en dehors. Dans ce « Honfleur dans la brume », la donne est inversée. Le lieu social, la ville, les maisons, le foyer sont en dessous, léger brouillard, comme un songe, une fantasmagorie floue. Vallotton se tient sur la colline, hors le brouillard, parmi une végétation luxuriante. Il doit être seul, sans mélancolie, à croire qu’il jette un dernier regard en-dessous avant de reprendre sa route.


lundi, janvier 20, 2014

Exposition Vallotton au Grand Palais, finissage.



Autoportrait, Félix Vallotton, 1885
En préambule, il est nécessaire de dire à quel point le Grand-Palais, en dépit de la majesté et de la taille de l’édifice, est un espace d’exposition mal adapté, aménagé avec approximation ; pas de vrai hall d’accueil, un vestiaire microscopique, pas de casiers à monnaie, des toilettes (comme partout dans Paris du reste) qui donneraient plutôt envie de se soulager dehors ou dans l’escalier, pas de cafétéria et la clientèle ! La plupart des Parisiens courent les expositions de peinture comme on va à la foire du Trône, on s’occupe, on se distrait un peu, on passe le temps et on encombre doublement l’espace (station et conversations/commentaires déplacés), à moins qu’ils ne sacrifient au culte de la culture, véritable religion laïque et bobo, sans pour autant que cela ne repose sur un attrait sincère. Snobisme. Les Parisiens ont gardé l’habitude des « Salons » où ils allaient traîner savate sans chercher un dialogue avec les œuvres, sans chercher à se laisser émouvoir. Quant aux professionnels de la chose culturelle, Vallotton leur glisse entre les mains. Sa sensibilité, sa mélancolie, sa réserve leur composent une véritable énigme.

L’exposition peut être considérée comme un succès … pour ceux qui ont découvert Vallotton à cette occasion et se sont laissés toucher. Pour les coutumiers de l’œuvre, il est permis de relever plus d’une maladresse. L’accrochage commençait par le fameux autoportrait, le premier, Vallotton à vingt ans, revêche, une œuvre remarquée au Salon de 1885. La toile ne respire pas assez, on l’avait placée à droite de l’entrée, sans dégagement, alors qu’il eût peut-être fallu réserver une paroi entière à sa radicalité, face à l’entrée. D’autres portraits étaient accrochés de ce côté-là, en forme d’accueil.

Il a été tenté une présentation de l’œuvre vallottonienne selon un ordre chronologique et thématique. Il en résultait des sortes de « hiatus », des ruptures du fil narratif, ce qui tend à prouver à quel point Vallotton échappe à la critique artistique. Elle ne peut le comprendre car elle l’interprète comme un peintre français et Vallotton – serait-ce un karma familial ? – est un transfuge et le sera sa vie entière en dépit de son attachement à la République et en dépit de sa nationalité acquise par mariage. Les errances de cette critique sont marquées par la pauvreté du commentaire des toiles à caractère mythologique (Orphée dépecé, Persée tuant le dragon, Satyre enlevant une femme au galop, etc.), toiles en trop grand nombre au Grand-Palais et qui sont, à mon avis, parmi les moins bonnes de mon illustre cousin. Personne ne semble relever l’ironie de tels travaux, comme une manière qu’eut le peintre de se payer la tête de l’histoire de l’art et de ses pompeuses références, à savoir de la miche au kilo en dépôt de bilan, voir Étude de fesses. Seule trace de cette ironie, les commissaires ont pensé à placer une étude de … jambon en pendant du fessier cellulitique.

Principal mystère vallottonien, le rapport de l’artiste aux femmes. Était-il gay ? Sans sexe ou peu porté sur la chose plus vraisemblablement. Une fois de plus, difficile de comprendre l’attitude « coincée » de notre homme si l’on ne connaît pas les conditions de sa jeunesse vaudoise protestante, le poids de la morale, le refoulement en vertu cantonale cardinale. Mais il vivait à Paris depuis ses dix-sept ans, me direz-vous, les petites femmes légères, légères, la bohême artisteuse et ploum ploum tralala. Oui mais non ; Vallotton reste fidèle à sa race. Quelques inquiétudes familiales quant à sa relation avec Hélène Chatenay, une jeune femme charmante dont il fit son modèle, qui vivait avec lui … et qui avait d’autres galants. Pas l’ombre d’une paternité « sauvage ». Soit, il y a les aiguilles à tricoter et Vallotton était peut-être infertile. On ne lui connaîtra qu’une seule autre femme, son épouse, Gabrielle, veuve du galeriste suicidé Rodrigues-Henriques. Vallotton n’eut pas besoin de lui faire des enfants, elle en avait déjà ! A relever que la femme dans la peinture vallottonienne et l’œuvre gravée est un être majoritairement manipulateur, infidèle, castrateur ou une présence anonyme, une silhouette de dos. A moins que ce ne soit une réponse de Vallotton aux motifs en vogue (La Blanche et la Noire en échos à l’Olympia de Manet ou La jeune Fille au Perroquet, thème des plus courants depuis le portrait de Mathilde de Canisy par Nattier, voir aussi le nu de Courbet). Si Vallotton n’est pas gay, il est passablement misogyne. Sa maîtresse puis son épouse représentaient avant tout le foyer, la cellule familiale (voir le cas de Thomas Mann et son épouse Katia Mann-Pringsheim).

Pour clore ce billet, l’œuvre gravée était donc abondamment présentée. Son évidence narrative, sa modernité, sa propension à évoquer une situation en quelques traits fait de Vallotton un auteur de BD avant l’heure. Le tirage de l’épreuve de justification de destruction des bois, succession d’extraits d’une suite de dix xylographies, les Intimités, semble raconter en raccourci un vaste roman bourgeois, du Mauriac sous le trait de Tardi. Cocorico oblige, la suite « C’est la Guerre » figurait en bonne place. Vallotton y montre plus son horreur du conflit, de ses ravages qu’il prend parti. Il aimait soit à parler de sa « haine du boche » mais le sentiment semble artificiel, sans fondement.


… les paysage et les intimités à suivre dans un prochain billet.

lundi, janvier 13, 2014

"Musique dans la Karl Johan Strasse", extrait 3


Cathédrale de Beauvais par Henri le Sidaner, 1900 

Beauvais,  la cathédrale Saint-Pierre au crépuscule, diaphane, dorée, miraculeuse au bout d’une étroite rue, la rue Feutrier, la façade ouest du transept, la douceur d’une fin de journée estivale telle que la représente Henri Le Sidaner en 1900, exposition « L’idéal Art Nouveau », au Palais Lumière, Evian. Une brève escapade de quelques heures « à l’étranger » ; une brève escapade de quelques heures dans mes territoires passés, mon ex-francophilie, le souvenir de ma vie à vingt ans, le plaisir d’un peu d’art, rien de dérangeant, idéal balnéaire, Maurice Denis (1870-1943), dix, quinze, vingt ans après « Musique dans la Karl Johan Strasse », à croire que l’artiste essaie d’y croire, les dernières vacances avant la catastrophe. La vasque de la villa Médicis dispense sa fraîcheurs et son clapotis, la ville éternelle au-delà de la terrasse ; une colonie de vacances à Trégastel, sous la gouverne de bonnes sœurs en cornettes éclatantes, un après-midi clair, ou le goûter dans un intérieur simple mais la belle lumière d’une fenêtre. Il y aussi Honfleur, un sentier sous les arbres, le village en contrebas, la villégiature estivale de Vallotton, je verrai cela la semaine prochaine, une fugue d’un weekend.
            L’hiver existe-t-il dans l’Art Nouveau ? voir « La Neige » (1913), de Maurice Boudot-Lamotte (1878-1958). S’agit-il encore d’Art Nouveau avec ce paysage de banlieue en gris, brume, neige et fumées (train et usines pour cette denière). Les voies sont à peine marquées en sale dans la neige et derrière un maigre bosquet luit un regard orange, les phares de la locomotive. Tout semble brouillé par le froid et la suie. Nostalgie ? Inquiétude ? Torpeur ! rester encore un peu dans un demi-sommeil, prolonger « l’âge d’or ».
            Je reviens encore à la cathédrale de Beauvais, la toile du Sidaner, la douceur des tons, l’onctuosité du pinceau, la maîtrise élégante de la technique, la profonde paix de l’instant, captée par l’artiste, rendue par la toile. Entre promesses perdues et joie de retrouver ce qui est passé.

dimanche, janvier 05, 2014

Adventure Time

Jake, le chien jaune aux pouvoirs magiques, et Finn, un pré-ado malicieux, toujours coiffé d’une cagoule qui lui fait deux oreilles animales, forment le duo vedette d’Adventure Time, une série d’animation américaine. Jake et Finn ne sont pas seuls dans le monde de Ooo. Il y a la princesse Chewing-Gum, le roi des Glaces et son pingouin Gunter, le roi Liche, Marceline la jeune vampire, BMO (à prononcer Beemo) la console de jeu vivante de Finn, et tant d’autres personnages loufoques à la Hanna-Barbera, tous sortis de l’imagination du créateur de cette série à succès, Pendleton Ward, diplômé du California Institute of Art.

Au-delà des chiffres, d’un engouement exponentiel, Adventure Time séduit par son ton décalé, limite absurde et subtilement référencé. A relever, nous avons affaire à du travail soigné : neuf mois par épisode, un scénario écrit, des dessins faits mains.  On se laisse attraper le doigt sur la zapette, entre deux panneaux publicitaires et une fin d’émission rasante, et on reste collé sur Cartoon Network, ce qui est tout de même un peu honteux. La bande son est aussi léchée que le dessin, une mention particulière pour les versions françaises, très écrites, fluides et en bon adéquation avec la musique. Jake le chien jaune s’allonge, se déforme, prend la taille d’un géant, se met à voler … C’est toute la culture enfantine du spectateur adulte qui est invoquée.

Il m’est déjà venu l’envie de « révéler » mon admiration pour cette série. Dès la première fois, un samedi soir aussi, heure indue, et une belle histoire d’amitié, d’affection sincère, une histoire toute bête et touchante … Car Adventure Time touche toujours au but, droit au cœur, avec poésie, innocence et morale. Finn est une sorte de Wanderer dépourvu de la moindre once de tragique. Il est ce petit homme (au sens d’être humain) qui traverse bravement son parcours initiatique ; on appelle ça l’enfance puis, plus généralement, la vie. Finn, c’est nous. Ce soir, je franchis le pas, j’en fais un billet, après être resté frappé et ému par l’épisode « La Brume des souvenirs », un épisode musical au cours duquel Marceline la vampire aux accents de Keren Ann donne la réplique à un néo-Benjamin Biolay/Roi des Glaces au son d’un clavier et d’une boîte à rythmes un peu ringarde ou super tendance. Cet épisode place définitivement toute la série dans la catégorie des contes, et des plus précieux : les consolant.

mercredi, janvier 01, 2014

Das Neujahrskonzert der Wienerphilarmoniker 2014

Il fait beau sur Vienne, Musik Verein, année du centenaire, 2014, 1er janvier. Juste un peu trop tôt, comme chaque année. Étrange tradition néo-sissiesque, post-sécessionniste (rapport au mouvement artistique), charmante, désuète et si « trendy » depuis quelques dix ans, le Concert de Nouvel An me renvoie à des souvenirs d’enfance ; le déjeuner chez mes grands-parents, jarrets de veau au menu, c’était toujours ainsi. Comme le concert ou le défilement des ans : une sorte de mouvement perpétuel.

Depuis, j’ai investi le mythe, l’ai enrichi de la suite des Sissi, de quelques séquences d’histoire, de ma découverte de Berlin, d’une histoire malheureuse à Vienne, de mes lectures de Thomas Mann, Thomas Bernhard, Sigfried Lens, von Keyserling … mes lettres germaniques. Cet attachement personnel et général pour un évènement culturel finalement assez province – il ne s’agit pas de jouer des pièces de Wagner ni de Schönberg mais uniquement du ploum-ploum tralala dirigé par un copain de l’orchestre – cet évènement, donc, ne peut s’expliquer dans la durée que par la volonté de recoller ce qui a été brisé, « racommoder » une pièce de porcelaine, avec mortier et pose d’agrafe.

Août 1914, un bel été certainement, et tout bascula … Nous avons pris la mauvaise voie, nous, l’Europe, nos « prédécesseurs ». Avec la paix, ils brisèrent, tout espoir d’un XXème (et d’un XXIème ?) siècle harmonieux, progressiste, vertueux. Étonnant qu’après l’Anschluss, parmi les bruits insistants de bottes, le Wiener Philarmoniker eût l’idée d’organiser un tel concert de musique légère, c’était le 30 décembre 1939. Le rappel insistant de ce que l’on avait perdu il y avait un peu plus de vingt ans (la débâcle de 18) ou une volonté d’inspirer le nouveau Reich ? Quoiqu’il en soit, la tradition traversa la guerre et, durant la guerre froide, connut même sa première diffusion télévisée.


Eurovision, cinquante pays « arrosés », même des pays d’Afrique subsaharienne : das Neujahrskonzert est devenu le symbole, le fétiche de notre bonne vie perdue, la lumière des César qui brille encore à défaut de nous éclairer. A quand le retour du Heiliges römisches Reich, vaste État responsable avec ses parlements locaux et sa légitimité plutôt que le diktat de Bruxelles ! Quand pourrons-nous céder, dans la confiance, à la suavité de cithare de la légende de la forêt viennoise ?