Il y a
un certain confort à être … Stéphane, un type sans âge, sans physique, sans
attente particulière, un mec en roue libre en apparence et, pourtant, une
incroyable puissance de compréhension, là, parmi synapses et cellules grises,
plus fort que Poirot, quasi du niveau d’Einstein avec les menus talents de
Madame Soleil. Il a été un mec magnifique, athlétique, une crevure de looser,
un amant malheureux et romantique. Plein d’autres choses aussi. Selon les
injonctions du siècle. A fond dans tout, sur tous les fronts, dans une sorte de
guerre intime totale. Stéphane et son continuum biographique séquencé est
au-dessus de ça ; l’âge et son tour de taille actuel le disqualifient. Il
est « réformé » de la lutte pour le succès, la réussite, l’accomplissement
de soi, etc. Il a bien une mission, le fameux truc, peut-être un toc
psychotique. Heureusement qu’il y a les absences et le chocolat au
lait-noisettes entières sinon il ne tiendrait pas. Revenu de tout. Y compris de
la question en spirale, le fameux où-cours-je-où-vais-je-dans-quel-état-j’erre ?
Il y a aussi la solitude du Créateur. Il a été Dieu, seul, flottant dans le
néant de la non-matière et de la non-existence. Était-ce un rêve ou un transit ?
une possession ? Comparativement, l’ennui d’un troupeau de moutons au pré,
sous le ciel couvert d’une froide après-midi d’avril tient de la bénédiction.
Stéphane sourit pour lui-même, intérieurement, il lui revient une anecdote, un
mot qui circulait dans le Reich, peu avant l’armistice de 45, « Profitons
de la guerre, la paix sera terrible ». Il espère arriver à l’appartement
avant la pluie, il veut sortir les chiens au sec, une courte promenade sur des
quais mignonnets et écœurants. Stéphane se surprend par ses regrets automnaux
en plein printemps. Il a le souvenir de lui-même presque alangui sur un canapé,
le jeu des voilages dans la lumière, des oiseaux, des voix au loin, la rumeur
de la rue. Étonnamment, il se sentait bien, il était lui, tout entier dans l’instant.
Ça devait aire
un joli sujet de toile, une scène à la manière d’Adolf von Menzel ou de Hammershøi avec la lumière d’un Giovanni Giacometti, le père de … Il
préfère la référence à Menzel parce que la chambre était décorée de tapis, d’un
court bouquet de fleurs, un Biedermeier, la jolie référence bourgeoise
Mitteleuropa à nouveau. Était-il en Oméga ? en Alpha ? Berlin ?
Prague ? Vienne ? Barcelone ? Budapest ? Il était lui, quand
il connaissait encore son vrai nom, quand il avait une vie, si miteuse
fût-elle. Il est urgent d’attendre, ne pas fuir n’importe où dans le désordre.
Il va sortir les chiens, faire des courses puis tenter de retourner dans la
peau d’Ulrich. Un trou de souris chronologique suffira, un trou de ver, un
battement de paupière, l’absence de Stéphane se verra à peine … absolument pas.
Des types comme lui, on en trouve treize à la douzaine et « si t’as pas
une Rolex à cinquante ans … » et si tu n’as plus vingt-cinq ans ou que tu
n’es pas un prix Nobel de chimie (rigolote ou pas la chimie) ou un leader
politique (de gauche, c’est plus sympathique) … Bref, des mecs moyens avec son genre de physique sont
transparents. Sincèrement, Stéphane a perlaboré le profil de l’homme sans
qualité, l’abandon de toute forme de séduction et l’accueil du déni de soi,
dans ses formes les plus subtiles parce qu’il est apparemment un « caucasien
blanc » trop nourri, sur le déclin, un homme en plus, pas même transgenre
ni quoi que ce soit d’exotique, c’est pathétique. Il est le mec de trop, c’est
ce qu’on lui ferait comprendre s’il n’était pas au-delà de la mesquinerie à la
mode, le « trend mainstream ». L’un des petits chiens pose sa patte
sur sa cuisse. Stéphane sourit imperceptiblement. « On va se diriger par
là où c’est vrai ? » Il pense à par là où l’on trouve des intérieurs
bien tenus, le goût pour des choses bêtement jolies, un vase en faïence de
Delft avec un petit bouquet de marguerites, et de la jolie vaisselle.
mercredi, août 21, 2019
vendredi, août 16, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 14
Il ne
peut que confesser son impuissance. Il regarde le profil racé, « florentin »
voudrait-il dire quand bien même il ne sait trop ce qu’il entend, peut-être la
réminiscence du portrait de l’un ou l’autre Médicis … Quoiqu’il en soit,
Stéphane admire le profil florentin d’un jeune homme. Ce dernier est accompagné
par deux femmes apprêtées, trop maquillées, des chaussures aux talons trop
hauts pour assister simplement à la messe. L’une des deux femmes doit être la
mère de l’autre ainsi que du jeune homme. Son âge se décrypte plus dans son
attitude qu’il ne se lit sur son visage. Stéphane ne s’étonne pas. Il est dans
la « grande ville », là où tout a commencé. Il se tient dans les
premiers rangs de la nef d’une vilaine basilique, une mosaïque Art Déco très
tardif parmi laquelle l’enfant Jésus a quasi les traits d’un dictateur
allemand, la célèbre moustache en moins. Stéphane a dû rentrer de Munich à son
insu. La messe en procédure de réveil, il a dû faire un transit. Il est revenu
il ne sait trop comment de l’atelier de Kálmán. La jeune paysanne a dû le
pousser dans le couloir, le maître n’allait pas tarder, comme s’il n’était pas
au courant ! Il est, à présent, question de foi, la mystérieuse aide que
reçoit Oméga. Le prêtre débite une homélie grandiloquente et idiote à propos de
l’incendie réputé accidentel d’une célèbre cathédrale. Stéphane avait un peu
oublié l’affaire. S’il se résume (à savoir, s’il s’adresse à lui-même un résumé
des derniers événements et, parallèlement, du fait de cette expression boiteuse
d’une syntaxe discutable, s’il condense toute sa personne dans l’instant
présent et l’action qui l’occupe), il doit trouver des fauteurs de troubles
venus d’Oméga, des suppôts de ce pouvoir qui, là-bas, ont mené à cette autre
guerre des Balkans, la volatilisation d’un bon tiers de l’Europe. Quelque soit
le camp, il est nécessaire de conformer Alpha et Oméga en vue de la grande
Conjonction. Du côté lumineux de la force (Stéphane glousse intérieurement, il
s’imagine avec un sabre laser face à un type asthmatique une essoreuse à salade
sur la tête lui jetant dans un souffle « Je suis ton père »), bref,
du côté habsbourgeois, impérial, lumineux de la force, on veut remonter dans le
temps, éviter la dernière grosse catastrophe puis la précédente, et la
précédente, etc. Stéphane admire pour lui-même le quasi contresens de l’expression
« … puis la précédente … », ce qui précède doit être résolu après, on
touche quasi au registre de « … Dieu qui s’est fait homme… » Si
Stéphane cherchait une preuve du bienfondé de sa démarche, bingo, il aurait à l’instant
mis un doigt rhétorique dessus. Il se souvient des cartons de bananes remplis
des livres de feu son oncle alcoolique. N’y avait-il pas quelques
bandes-dessinées ? cinq-six albums d’ « Achille Talon », un
exercice de maïeutique jouissif, du sophisme de compète ! A présent, il
est clair que Stéphane doit travailler en agent infiltré, plus aucun contact. S’il
venait à poser des questions sur l’Agence, on lui dirait qu’elle n’a jamais
existé, qu’il yoyotte, ça se terminerait par un internement forcé. Les
complotistes pas frais sous le chapeau sont très à la mode cette saison.
mercredi, août 14, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 13
On lui a
envoyé quelqu’un, de discret, très discret, à peine un agent, peut-être un
collaborateur externe, un type qui lui a parlé des cloches de Münich sur la
terrasse de toit d’un hôtel-restaurant-sauna gay. Il faisait beau, une vue
magnifique, une forêt de toits du genre de ce dont Stéphane rêve régulièrement,
lorsque ses songes planent sur l’Oméga d’avant sa guerre des Balkans, la
disparition d’un bon tiers de l’Europe, la mer qui remonte jusqu’à … Münich !
Le type insistait un peu, évoquant le loft de luxe qu’occupe le couple gérant
et propriétaire de tout l’établissement, un couple de garçons, évidemment. Le
loft se situe dans une affreuse tour de verre voisine, les logements les plus
chers de toute la ville. Et le type de vanter encore les aménagements du sauna …
Stéphane a laissé son interlocuteur dans le jeune soir alors qu’il recevait les
images de l’incendie d’une cathédrale, un accident selon la version officielle,
c’est ça, et la marmotte met le chocolat dans le papier d’alu. Il a un bout d’indice,
il investiguera demain, de toute manière son billet de retour porte la date du
17, il aura bien six heures pour compiler les renseignements, un rapport qu’il
adressera comme il peut à qui il faut.
A la
Lenbachhaus, il est effectivement entré dans une toile, plusieurs même, un
festival. Ça a commencé par une famille d’hallucinés, une véritable
coco-hero-family, un bad trip collectif, le peintre, sa femme, les deux
fillettes, la toile a été réalisée d’après une photo. Ils se tenaient là, les 4, à fixer
Stéphane, inquiets et soulagés. Ce n’est pas évident d’être témoins contre son
gré. On est avant 14, l’empire rayonne dans sa plus verte nouveauté, une sorte
d’explosion vitale qui balaie tout sur son passage et réveille de vieux démons :
cupidité, jalousie, orgueil. La vieille garde - France, Grande-Bretagne - l’a en travers de la gorge. Ces mangeurs de choucroute, ces rustauds qui, au Nord, dînent au thé !
tout ce petit monde additionné, fédéré, organisé en une nation qui lutte contre
la vivisection en plein dix-neuvième,
qui ne reprend jamais sa parole une fois donnée, qui promulgue des lois contre
l’antisémitisme, qui aime les fleurs et la porcelaine à en pleurer, qui regarde
ailleurs quand les garçons s’emboîtent comme des petites cuillères, cette
nation, ce peuple va les panner, les renvoyer à leur obscurantisme, leur
affairisme. Il s’est passé quelque chose entre un souverain pusillanime et
mesuré et l’autre, cabossé, volontaire et mal-aimé. Dans l’équation de l’incident
originel, on trouve Willhelm der Zweite, Franz-Josef et l’autre, l’Autrichien
devenu allemand, subitement inspiré façon
Jeanne d’Arc sans la vertu et la foi assortie. La famille reste sidérée,
le trip permet de supporter la vision, les bombardements, les bombes au
phosphore de ces ordures d’alliés et les meurtres innommables de l’autre. Bref,
Stéphane est sorti de la toile sans trop être avancé. Il a replongé dans la
maison russe de Gabriele Münter, en 1931 ; elle l’attendait à la fenêtre.
L’orage menaçait, il s’est pressé, il était sur un chemin de terre, a traversé
le jardin. Elle l’a reçu avec du thé. Elle lui a parlé des fleurs, du temps,
qui se couvre, de mille riens de sa vie. La maison n’est pas russe, pas
géographiquement, ils sont dans les parages, à Murnau. Kandinsky l’a trahie
pour faire des barbouillis multicolores en France après un mariage russe.
Gabriele a conservé le talent et rencontré un autre homme. Plus tard, pendant
la guerre, la seconde, elle va cacher les œuvres des « Cavaliers bleus »,
elle savait que c’était important, qu’il s’agissait de « points d’ancrage »,
des moments parfaits que Kandinsky et elle-même, et quelques autres ont saisi
dans leur richesse, leur ampleur, leur … onctuosité. Ça permettra de rapprocher, d’apondre
deux séquences, entretenir un continuum. Elle n’en sait pas plus. Elle est
heureuse lorsqu’elle peut servir une tasse de thé russe, se rappeler de cet
autre bonheur même si elle est très heureuse avec son époux historien de l’art.
Stéphane a encore visité un atelier, la pose du petit modèle en Dirndl, on est
chez Kálman, un peintre à la mode dans les années 40. Le maître est sorti ?!
La petite récite ce que Kálman lui a dit de dire, les louanges d’un monde
propre, en santé, l’honneur retrouvé, la nécessité de s’imposer, conquérir sa
place. Stéphane écoute le laïus jusqu’à son terme, une récitation bien apprise
quoique laborieuse. « Mais, toi, est-tu heureuse ? » lui demande
Stéphane. La petite, tout d’une traite dit que le maître l’avait avertie, elle
devrait répondre à des questions, sincèrement. Alors, oui, elle est heureuse,
en tout cas plus que lorsqu’elle était enfant mais elle serait vraiment
heureuse si son fiancé pouvait rentrer vitre de la guerre. Et il y a encore ce
que raconte le parti sur le curé. Dans les jeunesses, ils veulent toujours lui
faire rater la messe. Elle ne se détournera jamais de l’Eglise.
mercredi, juillet 24, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 12
![]() |
"New pink", Alex Katz |
Au
Brandhorst Museum, il y avait des merdes contemporaines de Cy Twombly, et jusqu’au
patronyme de l’artiste qui ne tienne pas debout. Il y avait aussi un étage entier d’Alex
Katz, de ces toiles d’une simplicité, d’une évidence, comme quand il avait
seize ans, seize ans idéalement. Il y avait des villes de nuit, des femmes en
grande capeline, des jeunes gens sportifs, des trucs qui lui parlent, au
Stéphane, légèrement en roue libre il faut bien le dire. Il est entré dans « New
Pink », une fille châtain de dos, des mèches blondes, imper beige, fond
rose. La fille a parlé d’une vieille série, un soap opéra, l’un des premiers
dont la qualité avait été jugée suffisante pour le diffuser en fin d’après-midi sur une grande chaîne publique francophone. C’était une sorte de Roméo et
Juliette façon Côte Ouest, avec le meurtre en toile de fond du fils préféré, l’enfant
prodige qui se révélera être une enflure et tata honteuse pour faire bonne
mesure. Stéphane lui a encore demandé ce que ça avait avoir avec son enquête ?
La fille a soupiré, "peut-être un plan - au sens de prise de vue - façon Roy Liechtenstein" et Stéphane s’est
retrouvé seul dans la salle d’exposition, un peu con, avec les mains qui
sentaient la mer, l’air du large, le lointain. Il n’y a pas à dire, il préférait
tout de même l’époque quand il revenait de ses « visites » de tableaux en
se pissant dessus mais avec des réponses concrètes. Soit, ça se passe au niveau
du petit chose et de ce qui peut aller autour, de l’histoire que chacun se
raconte, la mise-en-contexte avec ou sans sensiblerie. Et comme à son habitude,
comme dans tous les romans du mec gazeux, alias le petit auteur romand, à la
manière du « wanderer des bistrots », Stéphane a marché, une longue
promenade jusqu’à ce qu’il s’installe dans un café bordé de deux cerisiers en
fleurs, vaste ramure, une esthétique japonisante, un peut de soleil, la salle
calme du café, une rue de Münich, touristique, même si décentrée car le tourisme
est un cancer dont, peut-être, il souffre lui-même ?! Et il se raconterait
des histoires ?! Il doit retourner voir du côté d’Oméga si c’est vrai.
jeudi, juillet 18, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 11
Münich est une ville ennuyeuse à force d’être « cool »,
avec sa gentrification, ses hordes de blaireaux 2.0 à vélo, l’ à-quoi-bonnisme
spirituel, les nouvelles évangiles de l’écologie et de la bienpensance. Stéphane
est arrivé là il ne sait trop comment, le fameux tour de passe-passe
translation-transit-youp-là-boum à moins qu’il n’ait pris le train !? Il se
trouvait mieux en 1912-13 in Wien, dans sa maison sur le Ring, sa sœur
foldingue, sa cousine vaginale, les chiens, les fiacres, l’avenir devant soi …
Münich, évidemment, rapport à un traîne-misère autrichien venu là peu avant 14,
pour la beauté du paysage et Wagner évidemment. Stéphane a froid. Il loge dans
26 m2 AirBed and Breakfast, un truc moche, de cette hygiène des classes
moyennes allemandes. Les draps sont propres, la plonge, la cuvette des
chiottes, le lavabo et la baignoire aussi mais tout le reste est en vrac. Et le
lit ! Stéphane eût effectivement préféré un matelas gonflable. Et la « coolitude »
va si mal aux Allemands, ils en sont déguisés.
« Fiel » écrivait l’éditeur dans sa
lettre de refus. Le mot fait échos dans l’esprit de Stéphane, ça le touche. Il
n’est pas auteur mais comment peut-on confondre l’expression de la réalité dans
sa répugnante réalité et la pratique gratuite de la critique, de la calomnie ?!
Stéphane se demande où a-t-on merdé ? A partir de quand et quoi n’a-t-il
plus été possible d’être entre autre chose que victime ou bourreau ? Et
tous ces couples mal assortis en voie de formation, des unions que cimentera la
peur d’être seul, des pairs en devenir et en représentation après les premiers
contacts sur une plateforme de rencontre. Stéphane est sur le point de jeter l’éponge.
C’était tout de même plus marrant avec Friedhelm alpha, Friedhelm oméga et le
gros con podagre de l’Agence. Il avait l’impression d’avoir son mot à dire, on
le lui laissait croire. A présent, il n’est plus qu’un vieux jouet qu’une force
inconnue balance ici ou là, jette contre le mur, à lui de ramasser les morceaux
et de se recoller. La colère annule la tristesse et vice versa. Disons qu’il
est « l’homme sans qualité » de Musil alors que la critique et l’exégèse
voient dans Ulrich l’extrapolation de l’auteur. Mettons. Il est un type plus
très jeune qui, à force d’aller d’Alpha en Oméga, y a laissé des plumes, son
identité, sa mémoire récente, des amis peut-être, de la famille, allez savoir.
On l’envoie depuis Oméga en Alpha, l’Alpha d’hier pour remettre la main sur
Musil parce que ce perpétuel indécis aurait la clef d’une équation qui
permettrait d’éviter qu’Oméga ne s’effondre sur Alpha sans crier gare et avec
beaucoup de casse. Et Stéphane n’a toujours pas de super flingue laser ou tout
autre type de rayon létal ou paralysant. En attendant, il se retrouve à
crapahuter en Allemagne ou dans ses extensions Mitteleuropa. Il se souvient d’un
épisode à Francfort où il a vomi des étoiles, de Berlin où, pour une soirée, il
était pédé comme une banquise de phoques, de Lörrach où, pour un long séjour,
il était obèse. Il a un souvenir münichois personnel, pas l’une de ces
merveilleuses capsules que le «wanderer des bistrots » lui laissait sur le
dessus de la pile lorsqu’il se laissait
posséder par … par qui il était alors ? Stéphane a le souvenir exact d’une
promenade à travers la ville, une promenade dominicale, il fait lourd, l’orage
menace, il marche sans but. Il passe devant la vitrine obscurcie d’un club. Un
homme en est expulsé. Il est ivre. Il s’assoit un instant reprendre ses esprits
et son équilibre assis contre la fameuse devanture. Stéphane poursuit son chemin
et s’arrête à la terrasse couverte d’un café. Il sort un livre de son sac, un
livre tiré de la bibliothèque de l’oncle alcoolique. Il ne se rappelle pas du
titre. La pluie se met à tomber, il est à l’abri. Stéphane a toutefois le sentiment
qu’il avait alors manqué sa mission. Le livre était d’un auteur allemand.
Stéphane a fait un musée, certainement pas le
bon. Il doit trouver une balise temporelle, un tableau dans lequel plonger et
on lui dira comment faire pour, peut-être, trouver celui qu’il cherche et,
depuis lui, remonter jusqu’à l’incident initial.
mardi, juillet 09, 2019
"Credo", prochaine sortie à l'Âge d'Homme
J’avais 16
ans, je venais de mettre un point final à un bref recueil de textes à caractère
plutôt olé-olé, Mylène Farmer chantait « Je suis libertine » et je
rêvais d’être publié à l’Âge d’Homme. J’ai envoyé mon petit recueil à la précitée maison d’édition, un
manuscrit, soigneusement rédigé de ma main, avec les fautes d’orthographe d’origine.
Quelques semaines après mon envoi, je recevais mon texte en retour avec une
lettre de refus. Je ne me souviens plus du tout de son contenu ; je ne l’ai
bien évidemment pas conservée. Je me souviens toutefois que ce message était …
délicat. On avait pris la peine de me dire « non » tout en laissant
la porte ouverte, pas même la grossièreté de conseils professionnels, genre
soyez plus ceci ou cela, faites ainsi et pas comme ça. Non, rien de tout ça. On
avait pris la peine de lire la prose d’un gamin de seize ans et de la lui
renvoyer, de lui expliquer pourquoi, cette fois, on lui disait non sans pour
autant le dégoûter de l’écriture. Une petite décennie plus tard, je publiais
mon premier texte, « Appel d’Air », de l’autofiction et 33 ans plus
tard, je m’apprête à publier, avec « Credo »,
la conclusion de 25 ans d’autofiction chez … l’Âge d’Homme !
Et, oui,
Mesdames et Messieurs, tout arrive : à l’approche de la cinquantaine je réalise un vœu adolescent ;
je rentre à l’Âge d’Homme. Je suis heureux d’y entrer avec ce texte-là, ce
récit, cette réflexion à la fois sur la littérature, deux ou trois convictions,
la peinture, le cinéma, un rien de politique. La référence à ma foi catholique
est évidente, « Credo » désigne la profession de foi du croyant
catholique, cela veut dire « je crois » en latin, « je crois en
un seul Dieu, le Père tout puissant … » Par extension, ce terme désigne .les principes sur lesquels on fonde sa conduite (Larousse en ligne). J’ai tenté juste une mise-au-point, sur les meilleures
images de ma vie … euh, je m’égare. Il n’est pas question de tenir un
catalogue de mes échecs amoureux, il n’est pas même question de mélancolie, à
peine, on ne se refait pas. Vous y lirez le carambolage de situations
parfaitement désassorties, des comparaisons fracassantes, rapprochements osés
entre quelques mondes et, évidemment, deux ou trois vacheries chemisées. On ne
se refait toujours pas.
J’ai tenté un discours de la méthode, on m’accuse d’en
manquer. Et pas de clefs rouillées qui n’ouvrent que des portes qui ne mènent à
rien. Vous retrouverez Cy., Lou’, Morges, la vie politique locale, un mot de ma
mère par-ci, par-là, des villes allemandes, Barcelone, la mer et l’amertume,
celle d’avoir été contraint, oui, contraint à la dépression. Peut-être
essayé-je (essayer, verbe du premier groupe, lorsque l’on conjugue un verbe de
ce groupe à la forme interrogative, son e muet en finale est remplacé par un é
et, dans ce cas, il faut encore opérer la transformation du i en y) donc,
peut-être, essayé-je de me justifier tout en témoignant des moindres choses.
Trouver un modèle, entrer dans la maturité avec un rien plus de calme que lorsque
je suis entré dans l’adolescence puis dans l’âge adulte.
Notez dans vos agendas, sortie en novembre 2019, c’est
après-demain. Dans l’intervalle, je me permettrai de revenir vers vous, vous
entretenir de « Credo ».
dimanche, juin 23, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 10
![]() |
Masque mortuaire de Robert Musil |
Un flux,
puissant, électrique, tripal, le flux de la vie même, ce genre de mouvement que
les moins de vingt ans croiraient réservé à leur sensibilité blasée, tête vide,
cœur revenu de tout, usé avant d’avoir servi. Et, pourtant, Ulrich, bien avant
lui, avant Stéphane ou qui il pouvait être, avant, un autre avant, il se
comprend, Ulrich donc ressent ce flux. A l’époque, on devait dire
« allant », ça va encore faire des histoires, assurément, comme tout
ce qui est bon, lui fait du bien. Il a enfin cessé de rêver qu’il avait
assassiné quelqu’un, un type, et l’embarras d’un corps, la putréfaction, etc.
Ulrich repousse ses couvertures avant même que son valet n’entre le réveiller,
ou sa sœur Agathe. Il a couché avec sa cousine, il a transgressé les interdits,
les ordres, les tabous. Lou’ ne l’a pas regardé avec reproche, étonnement, et
Jade avec … désir ?! De la sensibilité des petits chiens. Ulrich avisera à
son retour, de l’autre côté, deux siècles après. Ça s’est tricoté comme ça, dans le
fiacre, alors qu’ils se rendaient dans une fameuse galerie d’art à la
Mariahilferstrasse, voir des Schiele. Une jeune femme les reçut en maîtresse de
maison, le temps que le galeriste son père ne revienne de chez un client. Les
insinuations de cette jeune personne, la cour qu’elle semblait faire à Diotime,
une affaire de regards, et les sexes, les chairs offertes sur les toiles, à la
limite de l’indécence, du porno, et une main, celle de Diotime qu’il effleure,
accidentellement. Ils ont fait l’amour chez lui, dans ce lit même dont Ulrich
vient de repousser les draps. On dit que Musil fréquente cette galerie. Ulrich
sait encore que la fille du galeriste s’appelle Adelaïde et qu’elle mourra
d’ici une quarantaine d’années à Genève, bien dix ans après Musil, venu de même
terminer sa vie au bord du Léman. Ulrich, ou Stéphane, ou celui qu’il était
auparavant ont lu un roman racontant la vie d’Adélaïde et celle de la fille de
son beau-fils. « Trop de fiel », explicitait un éditeur en
justification de son refus de publier, et pourtant il s’agit du chef-d’œuvre du
type gazeux, allez savoir où il a bien pu attraper ce récit ?
Ulrich, au
lendemain de sa relation sexuelle avec Diotime, l’heure bleue de tous les
romans de gare, scénario éculé, se sent comme Martin Landau en mission … Ulrich
tire les rideaux de ce geste sec qui fait claquer la tringle, un boulevard,
Vienne, au-delà du parc de sa maison de plaisance. Il se lisse les moustaches.
Il est remonté jusqu’à la mère de toutes les légendes, ce XIXème siècle qui
perdure en ce début de XXème. A l’aise, vraiment bien dans son rôle, lui,
l’inadapté de toujours est un enfant de l’Autriche K und K, fils de cette
germanité multi-kulti sans schlappes ou tricots biscornus. Ici, il est normal
de ne pas aimer les gens sans pour autant les détester. L’ironie légère est un
signe d’éducation. Ulrich finit par passer une robe de chambre ; on
connaît déjà, à Vienne, les miracles du chauffage central mais pas dans la
maison de son … hôte ?! Il n’a pas l’impression de squatter ?
posséder ? marabouter ? la vie, le corps d’un autre. Ne pas chercher.
Il a sa petite idée, à moins que ce ne soit l’autre idée. Il verra « déjà
bien » comme on dit. Il se souvient d’un oncle alcoolique, ceci
expliquerait cela. De toute manière, il doit bientôt partir, il entend Lou’
aboyer de l’autre côté ; il est attendu. Il apprécie beaucoup les
nouvelles méthodes de gestion du personnel de l’administration impériale, ça
change de l’époque de l’Agence. Toutefois, il aimait bien voir de temps en
temps un visage, une personne qui partage son « délire ». Ça le rassurait. Il a beau se savoir
solide, c’était tout de même agréable de s’entendre régulièrement répéter que
tout cela était … normal !
samedi, juin 15, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 9
Il a une
cousine, charmante, fleurie, une grande dame qui promène deux petits chiens,
deux chihuahuas, une véritable excentricité pour la Vienne du début XXème.
Ulrich les fixe, l’air bête ou, plutôt, « comme une poule devant un
opinel » ! Le mâle, robe feu, lui fait un clin d’œil et la femelle,
bringée, se dresse sur ses pattes arrières, fait mine de relever ses pattes
avant, attitude, son numéro de danseuse … Il est en mission, oui, il est au
courant. Pas besoin de lui envoyer des agents de contrôle canins. Que
pourrait-il faire ? s’enfuir ? façon scientifique transfuge en pleine
guerre froide ? On ne peut « nidifier » dans une autre époque,
pas dans ce sens, pas seul. Et pourquoi fuirait-il dans l’Autriche KuK, si
proche de la guerre, de sa fin ? A moins qu’il ne réussisse, changer
l’histoire, conformer Alpha au récit d’Oméga. Sa cousine le trouve …
ailleurs ? préoccupé ? amoureux ! Si seulement, lui répond-il,
et de poursuivre avec le détachement de l’homme blasé, revenu de tout, de l’homme
accompli dans un siècle entre-deux, bourgeois par la structure, l’ordre social
rigide et à la fois plein d’entrain, affamé de science, de nouveauté. Il y a
quelque chose de dissonant à se faire servir par une bonne coiffée d’un ruché
alors que l’on devise des perspectives qu’ouvrent les aéroplanes, la
possibilité de se rendre en moins d’un jour à Saint-Pétersbourg, Paris et,
même, pourquoi pas New York bientôt ! Diotime, ainsi qu’il surnomme sa
belle cousine, fait quelques mines pour la forme puis se laisse aller à la
compagnie de cet homme, ce parent que ses chiens semblent tant apprécier.
Objectivement, Ulrich tente de la séduire, ça fait partie du scénario et elle
ne compte pas céder, elle est une femme mariée, ils sont cousins et il a très
mauvaise réputation, il est un enfant, un séducteur, un poète … pourquoi ne lui
dit-elle pas oui, ici, sur le canapé, pourquoi pas ? Elle s’est promis à
un autre, un homme établi et poète aussi, à la fois, mais un homme reconnu,
« un prophète des temps modernes », un homme d’une telle importance
qu’il ne serait question de honte pour le mari délaissé. Il y aurait même une
certaine gloire pour celui dont la femme fait chavirer le cœur d’un homme si
parfait, si confit d’avenir, si adapté aux vicissitudes du temps. Mais Dioitime
n’arrive pas à détourner la tête, ne plus regarder son séduisant cousin.
Ulrich, la main perdue dans la fourrure de l’un ou l’autre petit chien, la
femelle, son poil est plus dense, « Jade », lui souffle-t-il, et
Diotime de s’émerveiller que son cousin connaisse le nom de l’animal, sa femme de chambre le
lui aura dit. Ils formeraient un si beau couple dans ce palais ; ils
pourraient être la coqueluche de Vienne, jusqu’à la sœur d’Ulrich, une femme
fantasque et libre, on raconte qu’elle veut divorcer ! Diotime ressent ce
sang révolté, le sang qu’elle partage avec Ulrich, un sang de « bonne
naissance » qui l’a autorisée à faire un bon mariage. Elle entend ce sang
battre à ses tempes et des envies de sauter sur son cousin, qu’il cesse
d’offrir de négligentes caresses à l’un de ses chiens, une drôle de lubie ces
animaux. Parfois, dans la solitude de son boudoir, elle se sent
« possédée » par ces deux petits chiens. Elle n’arrive pas même à se
souvenir des circonstances qui l’on amenée à les adopter. Elle n’ose pas s’en ouvrir
à son mari ou ses gens, elle a peur de paraître idiote. Elle prend congé de son
cousin, le sang, ses tempes, une migraine, cela lui arrive parfois. Ulrich
s’incline avec raideur sur la main qu’elle lui tend, prend congé, une dernière
caresse à chaque chien.
lundi, juin 10, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 8
Il
aimerait bien être un type normal, à la limite banal, étendu dans son lit.
Dehors défilent des fiacres ; le bruit métallique de leurs roues ferrées
sur le pavé du boulevard. Dans la cuisine, une rumeur étouffée, la bonne gratte
les cendres de la veille. Le majordome ouvre la porte du coude, le plateau du
petit-déjeuner entre les mains. Il a lui-même préparé le café sur un réchaud à
alcool. « Monsieur a-t-il bien dormi ? », puis le bruit sec des
rideaux que l’on tire avec énergie sur leur tringle métallique. Dans une autre
vie, Stéphane pourrait se souvenir d’un petit chef tamoul lui expliquant dans
la cuisine graisseuse, évidemment, d’un célèbre fast-food, lui expliquant comme
une révélation suprême l’utilisation d’un grill sur la tringle duquel coulisse
il ne sait plus trop quoi, et le petit chef de son accent improbable parlant de
« trine-guel ». Et Stéphane, dans cette autre vie, de se souvenir
encore avoir repris le petit chef sur sa prononciation après avoir
désespérément cherché un triangle. Le plus drôle, il retrouverait le petit
chef, alors devenu chômeur, dans un cours de français pour allophone qu’il
aurait dispensé dans une boîte à fric en forme d’école privée avec une
clientèle dont les frais seraient couverts par un bureau de pauvres, aide
sociale étatique. Par bonheur, il n’en est pas là. Il écoute le majordome lui
donner des nouvelles de Madame, sa sœur, venue camper dans son pavillon de
célibataire ; elle a fui la vie conjugale, l’ennui d’un mari prophétique
qui a toujours raison. « Est-ce que Monsieur va bien ? »
Stéphane papillote des yeux, deux secondes, le temps de se remettre, s’installer
dans son rôle. Il se demande juste comme ça avec appréhension de qui le
physicien Young était l’élève ? Stéphane se sait un bureau dans cette
maison, une table de travail encombrée d’ouvrages scientifiques et plus encore
de cette littérature dans les étagères qui courent le long d’une paroi. Le
journal évoque la formation d’un comité en vue du jubilé de l’empereur, une
grande fête à imaginer, à concevoir, placée sous le signe de la paix. Quelques potins mondains
le font sourire et le récit d’un vernissage sécessionniste dans une galerie de
la Mariahilfstrasse l’interpelle. Il y fera un saut aujourd’hui. Sa « sœur »
force la porte, il aurait aimé avoir un peu plus de temps, être en meilleure
adéquation avec son rôle. Il se rappelle qu’il doit chercher des élèves de
Thomas Young, pas ses maîtres, il n’en a vraisemblablement pas eu.
Agathe,
sa « sœur », a manqué renverser sa tasse pleine de café en s’installant
à côté de lui. Elle lui parle d’une histoire de testament, moins qu’une
falsification … Il verra cela plus tard et dépose un baiser sur sa joue. Ulrich
– il s’appelle bien Ulrich – reste encore quelques instants, couché, derrière
son plateau, tout à fait conscient de ce qu’il doit faire aujourd’hui,
émerveillé par cette connaissance, par le goût du monde en ce lieu, cette
époque, jusqu’à la cuvette sur la table de toilette, son linge sur une chaise,
une pendulette d’officier sur son chevet. Il sent que le papier peint n’est pas
près de décoller. Il est impatient de se lever, découvrir dans le miroir s’il arbore une moustache même s’il lui
loisible de porter la main à son visage, main qu’il préfère employer à
repousser ses draps alors qu’il prend appui sur l’autre afin de se lever.
samedi, mai 25, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 7
![]() |
John Archibald Wheeler |
Tout reste
à écrire. Selon la physique cantique – voir l’expérience des fentes de Young[i],
le fait d’observer un événement le cristallise en un résultat logique,
rationnel, compréhensible alors que si l’on tourne la tête, le résultat
ressemble alors à un catalogue de possibilités, tous les possibles, du plus au
moins probables. De plus, le fait d’observer influencerait le déroulement de l’action,
même si l’on commence par regarder ailleurs et que l’on jette un coup d’œil à l’événement
vers la toute fin de sa réalisation. Du champ de possibles indéterminés, on
passe au résultat logique. La sanctuarisation d’une période de l’histoire en
Alpha, 1930-1948, aurait pour but de modifier l’histoire, s’ouvrir à d’autres
perspectives, recomposer le scénario, donc tout reste à écrire, CQFD. On s’entend
bien, l’expérience du choix retardé, à savoir on regarde ou pas après que l’événement
se soit noué mais avant sa conclusion tout de même, on regarde (donc on
influence) n’est prouvé qu’en mécanique cantique ! Appliquer le concept à
l’histoire tiendrait de la science fiction même pour des physiciens et des
philosophes vivant dans une version Alpha du monde, connaissant et ayant accès
à une version Oméga de ce même monde sans passer par un mystérieux trou de ver
mais du simple fait de leur conscience, quoique certains stakhanovistes en
Alpha et en Oméga auraient déjà réussi à passer de l’autre côté tout d’une
pièce, corps et esprit … Partant de là, des objets qui s’animent, des types qui
vieillissent plus vite que ne tourne l’horloge ou rajeunissent, même, sont des
phénomènes tout à fait admissibles. D’où la nécessité pour Stéphane de
retrouver dans le passé en Alpha ou Oméga un dénommé Ulrich, modèle de
non-héros d’un roman (ou d’une théorie philosophique selon où que l’on se
trouve, Alpha ou Oméga) afin de lui poser quelques questions. Stéphane n’est ni
plus, ni moins qu’un … Maigret New Age. Il ne peut fouiller à froid le passé en
Alpha, voyager dans le temps ! ça se saurait. Il doit juste transiter d’Alpha
en Oméga puis retour en Alpha soit dans l’instant contemporain, soit dans le
passé d’Alpha. Pour l’avenir, il faudrait connaître une circonstance, un
événement, un récit déjà noué ; ça ne peut être que de la prospection et
ça pourrait changer le passé et, jusqu’à présent, personne n’a encore su
transiter vingt ans plus tard par exemple, même dix, ou deux, ou six mois. Pour
en revenir à 1930-1948, imaginons que ces 18 années représentent l’écran
sensible (rapport à l’expérience des fente de Young). Considérons les actions
des individus qui vécurent durant ces moins de deux décennies comme des
particules élémentaires. Hitler aurait pu être peintre, mourir lors de la
Première Guerre mondiale, suivre la même voie que son père et entrer dans l’administration
autrichienne … ou devenir réalisateur à Babelsberg et poursuivre sa carrière à
Hollywood. Ou être un dictateur initiateur de la solution finale comme ce fut
le cas. Interdire tout transit durant cette période, en faire une sorte d’absence,
un blanc dans le continuum du récit de l’Histoire et vous pourrez réécrire le
scénario, le conformer avec celui d’Oméga … L’Agence ne faisait guère d’efforts
pour expliquer le tenants et les aboutissants des missions auprès de ses
collaborateurs et les services impériaux qui l’ont remplacée sont tout aussi
nébuleux. Stéphane n’est pas physicien. Lou’, l’un des chihuahuas, a beau lui
réexpliquer pour la troisième fois l’expérience du choix retardé de Wheeler[ii],
ça reste un peu confus. Stéphane ne parle peut-être pas suffisamment bien le
chien … Il finit par aller se coucher, après avoir embrassé les chiens. Il se
dit encore en se brossant les dents que, dans les romans noirs, il n’est pas
rare que le héros, schizophrène, enquête sur lui-même. Il faudra qu’il
investigue aussi de ce côté-là demain. Ça doit faire partie du catalogue des
possibles.
[i] Les fentes de Young (ou interférences de
Young) désignent en physique une expérience qui consiste à faire interférer
deux faisceaux de lumière issus d'une même source, en les faisant passer par
deux petits trous percés dans un plan opaque. Cette expérience fut réalisée
pour la première fois par Thomas Young en 1801 et permit de
comprendre le comportement et la nature de la lumière. Sur un écran disposé en
face des fentes de Young, on observe un motif de diffraction qui
est une zone où s'alternent des franges sombres et illuminées.
Cette
expérience permet alors de mettre en évidence la nature ondulatoire de
la lumière. Elle a été également réalisée avec de la matière, comme les électrons, neutrons, atomes, molécules,
avec lesquels on observe aussi des interférences. Cela illustre la dualité onde-particule : les
interférences montrent que la matière présente un comportement ondulatoire,
mais la façon dont ils sont détectés (impact sur un écran) montre leur
comportement particulaire ( définition tirée de l’article Wikipédia consacré
aux fentes de Young).
[ii] L 'expérience retardée de choix Wheeler est un ensemble d’expériences
coneptuelles conçu par John Archibald Wheeler basé sur une refonte de l 'expérience
de la double fente, qui ont été réalisées concrètement en 1978 et en 1984.
lundi, mai 06, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 6
Il n’arrive
même plus à se raconter des trucs, une petite broderie maison à des fins
existentielles, répondre à deux ou trois questions lancinantes, du genre qui n’appellent
aucune réponse à moins de faire un gros, un très, très gros effort d’imagination
ou d’atteindre un niveau de biture digne de la Pologne, de la Russie et des
Balkans réunis. Stéphane devait retrouver un auteur à Berlin Oméga, un auteur …
un philosophe, un prophète ! Un certain Muzil, avatar du Musil en Alpha
afin de débusquer Ulrich son héros, Viennois de la Sécession, le fameux « homme
sans qualité ». Du coup, Stéphane vit avec les deux volumes du roman
éponyme, 5000 pages en édition de poche, tout à fait le genre de chose à
laquelle il n’aurait rien pigé du temps de son sommeil. Et puisqu’il y a de la
friture sur la ligne, comme un léger brouillage au niveau du transit, et plus
encore lorsque l’on triangule, Stéphane a dû se rendre à Berlin Alpha comme le
dernier des blaireaux débarqués dans la capitale allemande en lowcost. Désigner
la situation de floue tient du truisme ! En haut lieu, on ne sait pas trop
si Ulrich a existé en Alpha ou Oméga ? Musil ou Muzil l’aurait rencontré,
connu, pratiqué d’une manière ou d’une autre et fait de lui un sujet d’étude
philosophique pour Muzil, un « simple » personnage de roman pour
Musil. Ulrich serait passé de Muzil à Musil ou l’inverse par la liaison
inconsciente directe que chacun entretien avec son double. Ulrich serait,
peut-être, un avatar de Stéphane ?! Même si ça ne marche pas comme ça, pas
à travers une si grande distance temporelle à moins que ce ne soit à mettre sur
le compte des distorsions dues à la grande conjonction ou la barrière de
Wheeler ? un trou de ver inopportun ? Stéphane s’en cogne, même s’il
investigue sur le sujet. Il veut juste vivre des choses, ressentir sur sa peau,
sous sa langue, dans ses membres et son esprit le contentement de la bonne vie
et de tout ce qui va avec. Il est persuadé que cela participe de la mission, sa
mission, son destin biologique car chacun a son utilité, ne serait-ce que cinq
minutes alors que l’on vous emprunte à votre insu un peu de votre bande
passante.
Ce soir, il
est rendu … Il a fait des choses avec son corps, il en a tiré du bien-être, de
la joie, du contentement. Il a rencontré un membre de la légation impériale,
enfin il croit avoir parlé à un type de la légation, échanger sur les dossiers
en cours, se tenir au fait de l’actualité en Oméga où il ne transite plus, ne
pendule plus comme du temps quand il était Steeve ou Steve, ou Wesley mais il
ne s’en rappelle plus. Il y retourne, parfois, comme dans le passé, à temps
perdu, au cours d’épisodes de sommeil profond et ça lui reste par fragments
dans sa phase paradoxale. Ça se met à fourmiller avec la musique, de la pop des eighties’, du jazz
ou du classique mi-dix-neuvième. Stéphane a l’impression de se dégourdir les
circonvolutions du cervelet, il croit comprendre des choses, leur évidence mais
pas un mot ne vient. Il tourne des pages mais des pages blanches et finis par s’endormir
quelque part au début du tome 2 de L’Homme
sans qualité.
mercredi, avril 24, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 5

Stéphane
émerge derrière un double expresso, au son d’un jazz léger, le petit bar qu’on
lui a ouvert, des murs anthracite, une longue banquette de bois, un petit genre à caractère
urbain-chic-bohême-industriel. Histoire de toujours y trouver de la place, le café y est à une tune ! Lorsque Stéphane n’arrive pas à ré-embrayer, il
marche vers l’Ouest, ça le calme toujours, le mouvement universel, la course
solaire, etc. On va toujours vers l’Ouest, la conquête du Grand Ouest, les
nouveaux mondes, ça tient de la routine de remise à zéro. On dirait un héros de
mauvais roman d’espionnage quoique, les deux petits chiens qui trottinent sur
ses talons, ça casse un peu le mythe. Outre la déglingue consécutive à ses allées-et-venues
entre Alpha et Oméga, il traîne un menu problème d’éveil. « Heureux les
simples d’esprit … » mais Stéphane s’est rempli la tête depuis ses débuts.
Il était bien plus con avant la perméabilité et l’ouverture, question de
milieu, de moyen. Il « dormait », les yeux ouverts. Il n’est toutefois pas devenu bouddhiste, tantriste et tout
le bazar new-age orientalisant. Il vivait mieux, pourrait-on dire, il était
plus en adéquation avec lui-même, son milieu, la débilité ambiante. Il est donc permis
de considérer, selon le niveau intellectuel et émotionnel moyen de la
population terrestre en Alpha, que l’éveil est une tare.
jeudi, avril 11, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 4
Il
en avait vraiment besoin, Il s’est immédiatement senti … désaltéré ?! C’est
la sensation la plus porche de son état émotionnel, il n’avait pourtant pas
soif. Stéphane écoute les valses de Chopin au casque, une intégrale quelconque
chopée sur Youtube, pas mal, deux ou trois toquades de la part d’un jeune
pianiste à bonne gueule et patronyme russe ou polonais. La musique le rafraîchit
et lui rend un certain sens de la situation (haut, bas, gauche, droite). C’est
un besoin récent pour lui. Il avait déjà dû se faire une culture exprès en
peinture et, à présent, il lui faut « nourrir » l’oreille. Chopin
passe toujours bien, un peu ornementé, rien de trop lourd toutefois, dansant,
joyeux quand c’est étiqueté comme tel, mélancolique quand c’est plus sérieux.
La musique de Chopin, s’il s’agissait d’un âge de la vie, serait la trentaine,
à la fois pleinement adulte et cette persistance de la jeunesse. Lorsque
Stéphane se sent par trop cerné par des fantasmagories, des animaux
grotesques et rigolards, des diableries symbolistes et tout le toutim de quand
ça s’est noué, il se rafraîchit avec du Chopin. Ça devient plus simple. Ça en a
l’air du moins. Avec le déploiement du paysage préalpin à travers les fenêtres
du train, ça lui compose un bel épisode, un bout de vie sympa, trois-quarts d’heure
pris à l’ennemi, à savoir le chaos qui menace parce qu’Oméga risque de s’effondrer
sur Alpha un de ces jours et qu’il est le héros de la dernière chance. « Comment
vivre pleinement le moment présent ? » questionne une publicité sur
son smartphone, entre deux morceaux. « Par des rituels riches de sens ! »
répond encore la publicité. On voit qu’on en est plus à la retape lourdingue de
l’Agence, démantelée avec fracas il y a quelques temps, remplacée par les
services impériaux en Alpha. La nouvelle règle peut se résumer par « l’éveil
est l’expérience de chacun ». La documentation interne illustrait ce
nouveau concept à l’aide de la toile de Nolde, 1946, deux animaux fantastiques
et patauds, sourires béats devant un hibou sur une branche, le hibou d’Athéna.
La toile s’intitule « Triomphe de la raison ». Il est permis de
considérer ce titre comme ironique, rapport à la tête des bestiaux, mi-chien,
mi-cheval et le hibou placide au bord de l’endormissement. Les concepteurs du
psychomarketing ont argumenté en ce sens. « Seul le regard de l’intéressé,
sa weltanschauung peut faire basculer le message de l’ironie à la révélation
évidente et joyeuse. Il faut fédérer les
vertus du plus grand nombre sans interdire les aspects les moins lumineux de
leur psyché. »
lundi, mars 25, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 3
Sa
couverture est minable, ou totalement branque. Heureusement qu’ils ne sont pas
trop dégourdis dans les parages sinon il aurait été percé à jour après quelques
semaines. Il préférait sa précédente identité de « marchand d’art ».
Il en connaît tout de même un rayon sur le sujet, à présent. Et il trouvait ça
un rien plus chic que « flic retraité », et pourquoi pas les
pieds plats, tant qu’on y est ! Il est devenu un peu snob, ma foi, avec le
temps, une certaine conscience de soi et comme l’envie d’arranger son image. Il
a repris l’appartement du type gazeux et de son conjoint, et les tableaux, les
tapis, la vaisselle, le décor de vieille fille, et les petits chiens sont en
pension, pour un bon mois ; pour le reste, c’est une sous-location, deux
ans, on verra pour la suite. En haut lieu, au plus haut, on a voulu compenser
les menus désagréments causés par l’état de collaborateur externe informel et
non-consentant du type … gazeux de ce fait. On en a fait un élu du parlement et
conseiller spécial auprès du département fédéral des affaires étrangères. Il a
pris le mandat au vol, vient-ensuite. En ce moment, il est en vacances, avec
son homme, une croisière, peut-être gay, histoire qu’ils se détendent un peu en
couple … ou se retendent à plusieurs, question de point de vue. Stéphane vient
de rentrer de Berlin, l’un des petits chiens, le mâle, inspecte son bagage, la
petite femelle pour fêter son retour lui montre comme elle danse bien, une
vraie petite ballerine les pattes avant relevées dans un ovale gracile
au-dessus de sa tête, et elle tournoie. Stéphane ne sait jamais trop s’il doit
croire tout ce qu’il voit. Le petit mâle lui apporte un mot, dans sa gueule, le
responsable local des services « impériaux » qui s’est occupé de les
garder, arroser les plantes. Il souligne en PS que la petite Jade est très
douée pour la danse. Stéphane se dit qu’il n’a pas survécu pour rien, ç’aurait
été dommage de quitter ce monde sans avoir été le témoin des talents
chorégraphiques d’une femelle chihuahua ! Et comme il est bon publique, et
qu’il les aime bien, ces deux agents canins d’un genre particulier, il a
applaudi Jade. Lou’, le mâle, a fait les saluts.
Le séjour
ou la serre abrite des succulentes et d’autres variétés arborescentes dont les
feuillages s’écartent au passage de Stéphane qui se laisse tomber sur le
canapé. Il défera les bagages plus tard, à moins qu’il ne trouve ses affaires
retournées seules dans les tiroirs, sur les rayonnages et dans la penderie.
Son modèle,
son idéal était plus eigthies’, plus jazzy, plus « sexy ». Il se
serait bien vu en Remington Steel, la très belle gueule de Pierce Brosnan, sa
taille étroite de fille, les costumes toujours élégants, des brushings
impeccables et la répartie assortie. Et les voitures, des cabriolets, les
décors, de la moquette beige, partout. Son truc n’a rien à voir avec les belles
bacantes de François-Joseph. Stéphane a toujours nourri son « rêve
américain », un ailleurs où tout est possible, sur le papier du moins. Il
en était resté à une scène façon Sissi revival, un bastringue très officiel où
l’assistance recouverte de passementerie à rideaux attendait l’entrée de l’empereur,
un trône, la salle du trône, et tout un palais en faux vieux « à l’identique »
autour. C’était à Berlin. Il y avait … cette femme. Il se souvient de la jeune
fille qu’elle fut, il ne s’appelait pas encore Stéphane, il était encore
normal. Ça lui a tout de même fait quelque chose de la voir ; on lui a
expliqué qu’ils avaient eu une histoire, du très sérieux. On ne lui a rien dit d’autres.
Ça ne changerait
rien à la situation, de toute manière. Ça ne ferait que lui compliquer la
vie et l’alourdir de quelques regrets supplémentaires.
samedi, mars 16, 2019
L'homme sans autre qualité - chapitre 2
« Votre
mission, si vous l’acceptez … », pchiiiiit, fumées. Si seulement les
choses pouvaient être aussi simples. Deux ou trois tours de passe-passe
techniques, des méchants, des gentils, des justiciers de l’ombre et le couple
mythique Barbara Bain – Martin Landau. Stéphane ne se rappelle plus de grand-chose.
Pour faire simple, on dit qu’il était mort ce qui, dans les faits, n’est pas
totalement faux, question de point de vue. Parfois, dans la rue, on croit le
reconnaître, on lui dit qu’il ressemble à … mais ils n’auraient pas le même
âge. Ça n’émeut pas
Stéphane plus que tant, il ne s’en souvient plus, juste des bribes, comme pour « Mission
impossible », les premières saisons, en noir-blanc, et Barbara, et Martin
dans la petite trentaine. Stéphane se souvient d’eux aussi dans « Cosmos
1999 ». Il y associe un canapé en skaï blanc, fauteuil club affaissé. C’était
tout de même plus « moderne » que son logement actuel ; c’était
un temps quand le siphon de l’histoire n’était pas bouché, reflux, et
maintenant il y a de la vieillerie partout, ça remonte comme les débris d’un paquebot de luxe après naufrage, de la
vaisselle et des panneaux d’acajou que la marée échoue régulièrement sur les côtes.
Inutile de dire que Barbara Bain et Martin Landau étaient des transitaires.
Stéphane se souvient de « Goldorak » aussi, et même de « Candy Candy ». A l’époque, l’Agence recrutait chez les moins de douze ans. Ils n’imaginaient
pas le succès que le genre prendrait ni qu’il serait détourné à des fins
bêtement commerciales. Quoique le souffle de Miyazaki, son infinie poésie, la clef
sera donnée par les poètes, les magiciens, les enchanteurs. Lorsque Stéphane
est attiré loin des petits chiens, de la porcelaine en Zsolnay, en Meissen, en
China Blau, loin des horloges anciennes à carillon, des précieuses carpettes en
soie, loin de ce logement dont le salon d’été donne sur le lac, ce « cantonnement »
qui lui a été attribué, il n’y a personne pour surveiller son sommeil, pour le
veiller, le garder ici et en une pièce. Parfois, ce sont des figurines de
verre, les mêmes que dans « The glass menagerie » qui prennent d’assaut
sa chambre, s’introduisent par une fenêtre entrouverte ou sorte de son sac
après s’y être secrètement glissées. Stéphane revient toujours hâve et épuisé
de ces « missions », les bagages plein de ces petits riens, poissons
multicolores en cloisonné, ballerine de porcelaine et tutu en tulle empesée,
santon de terre cuite, médaillon chinois animalier. Son « cantonnement »
est sans fond… Les nouvelles troupes qu’il ramène filent se faire oublier le
long d’étagères chargées de livres, ou vont se camoufler entre deux piles d’assiettes.
Il y a une hiérarchie extrêmement
précise qui va des objets en pierre, en minerais, en alliage, en céramique
(porcelaine, china bone, faïence, terre cuite, etc.), en verre, en cristal, en
bois (de l’ébène au sapin en passant par le chêne). Parfois, un ordre suprême
vient modifier la préséance et ces troupes muettes, secrètes se retrouvent au
bord de la mutinerie. Stéphane n’a pas à s’en préoccuper ; l’élite des
transitaires est tenue hors de ces contingences. De nouvelles troupes en
bakélite, en plastique, en polymère viennent de rejoindre la grande armée
secrète des objets, même des figurines en coquillages. La situation l’exigeait.
Stéphane
est à Berlin. Il était « en automatique » lorsque, subitement, il est
monté dans un train, direction Kloten, son billet d'avion l’attendait à l’accueil. Ce
genre de procédure fait bien peser une dizaine d’années sur ses épaules. On a
beau le décontaminer, le régénérer, il en subsiste toujours quelques semaines.
On évite, autant que possible, de le soumettre à un tel stress. Il faut savoir
ménager le chevalier blanc de la légende.
lundi, mars 04, 2019
L'homme sans autre qualité ... - feuilleton
Préface en deux mots
Un nouveau feuilleton, en attendant une prochaine publication et parce que je garde un magnifique souvenir d'une expérience similaire. Aujourd'hui le titre existe, un joli petit livre, "Dernier vol au départ de Tegel". Avec "L'homme sans autre qualité ... ", le ton sera plus onirique, il s'agit d'un hybride Musil-Carroll et d'une suite, on va commencer par le café, le plat principal finira par arriver.
Chapitre I
L’autre
soir, les fleurs aux tons fanés du tapis ont attiré son regard, l’ont littéralement
captivé. Il s’est demandé si elles n’avaient pas spontanément changé, à croire
qu’elles ont leur vie propre. Jusqu’à leur dessin qui semble s’être … affaissé ?!
Les objets ont une existence indépendante et, loin de nos regards, ils s’animent,
Steeve en est persuadé. Il est bien placé pour le savoir. Lui-même a changé, alors
qu’il n’était qu’une chose, le « jouet de son destin », il a même
changé de nom, il s’appelle Stéphane, il a 55 ans et vit une préretraite active,
selon l’expression consacrée, quoiqu’il hésite sur le « sacrée » de l’expression
en question. Son grand plaisir consiste à s’allonger sur le lit, soutenu par
trois-quatre oreillers, et regarder des séries policières françaises,
allemandes, britanniques dans la pénombre. C’est normal. Officiellement, il est
un représentant des forces de l’ordre en retraite. Il n’a pas toujours connu ce
rôle. Il a déjà été un jeune étudiant rentier paumé fils d’entrepreneur. Une
autre fois, il a été un assassin, à moins qu’il n’ait été le cadavre. Dans
cette histoire-là, il s’est même retrouvé dans la peau d’un ado danseur alors
que sa tête, ses pensées avaient passé la quarantaine. Il y a très longtemps,
il a été une femme, enfermée dans ses névroses familiales et une histoire qui
se confondait avec l’Histoire ! Ça s’est bien fini avec elle. Parfois, alors qu’il
est au bord du sommeil, il redevient cette femme, de plus de cinquante ans. Il
y a aussi la fois quand il était agent auprès d’artistes lyriques, dans une
ville en été, une canicule poisseuse et des nuits hallucinées. Il a été un
jeune gay aussi, à Genève, qui vivait en colocation à la rue Liotard. A Genève,
il a aussi endossé la peau d’une jeune fille trahie qui avait commandité un
meurtre. C’est depuis elle qu’il traîne un sentiment de culpabilité récurrent.
Il a souvent été un amoureux malheureux, éconduit. Il a fait de la politique,
de la résistance, il a porté des uniformes, il a parlé français, allemand,
espagnol, italien et, peut-être, ukrainien ou russe.
Allez
savoir … Il a laissé plein de monde derrière lui, et ça lui fait mal. Alors,
pour le consoler, le calmer, on lui a envoyé deux petits chiens ; ça
ressemble du moins à deux petits chiens. Et les fleurs fanent en silence parmi
les nœuds faits main d’un tapis de facture iranienne. Lorsque Stéphane est très
fatigué, que les chiens sont auprès de lui, à le veiller, il est quasi persuadé
que les petites figurines en bronze viennois qu’il a trouvées un peu partout
dans cet appartement se réunissent au pied de son lit, le veiller de même, lui
donner un peu de cette vie dont ils sont secrètement animés.
samedi, janvier 26, 2019
Assemblée des délégués de l'UDC
Assemblée
des délégués, UDC-SVP, Gossau, samedi 26 janvier. Il est question du programme
de la prochaine législature, 78 pages et, à la dernière quelques propositions
quant à la famille, l’individu, la communauté … Un amalgame, l’impair, je cite « L’UDC
s’oppose à : - la polygamie, à l’égalité totale du mariage et des
partenariats homosexuels ainsi qu’à l’adoption d’enfants par des couples
homosexuels ou des dites familles monoparentales, refuse les mariages forcés et
la mutilation sexuelle des filles ; le Code pénal doit être strictement
appliqué à ces cas. »
Deux
délégués, Beat Feurer et Roger Bartholdi, ont proposé la suppression de tout ce
qui se trouvait entre « polygamie » et « mariages forcés ».
Je suis
intervenu durant le débat avec la déclaration suivante.
Monsieur le président, Mesdames, Messieurs,
cher camarades de l’UDC, liebe Freunde von SVP,
Nous ne sommes ni l’Union Démocratique
Fédérale, ni le Parti Démocrate Chrétien, je vous demande de soutenir la
suppression telle que proposée par Beat Feurer et Roger Bartholdi. Mélanger
dans le même paragraphe la demande légitime d’une égalité sur le plan du
mariage entre personnes du même sexe, la polygamie et l’excision est une
maladresse insultante. Comme le disait le président Rösti, nous sommes le parti
des gens normaux, des gens issus d’une norme inclusive et non pas exclusive, à
savoir un parti qui unit urbains et agrariens, catholiques et protestants,
croyants et athées, et défenseurs de la famille qu’ils soient hétérosexuels ou
gays. Le mariage pour les personnes de même sexe est une question d’égalité.
Je ne parle pas de l’adoption ni de la
procréation pour autrui mais de cette institution qui s’appelle LE MARIAGE. Le
partenariat enregistré est stigmatisant. Les personnes homosexuelles sont
souvent en butte à de la discrimination, être partenarié revient à se promener
avec un triangle rose cousu sur la poitrine. Imaginez que vous deviez postuler
pour un emploi et vous retrouver devant un responsable RH homophobe :
votre dossier indique « partenarié » ce qui reviendra à ne pas être
engagé ! Les personnes homosexuelles ne sont pas des citoyens de seconde
zone, ne pas éliminer l’alinéa en question du programme de l’UDC reviendrait à
déclarer ce parti homophobe et je ne me verrai plus siéger parmi vous. Merci
Silence de
l’assistance.
L'assemblée a voté. Elle a suivi l'avis du comité et maintenu le paragraphe en question, l'amalgame douteux par la même occasion.
A suivre …
mardi, janvier 01, 2019
Chapitre VII ou Bananier !
Une année
de plus, une année de moins, Silvester in Deutschland, avec Cy. et les chiens,
et mes beaux-parents. Les années s’écoulent encore plus vite que je n’écluse ma
tasse de thé, une légère mousse, moins qu’une trace sur la porcelaine, tenace
une fois sèche. Qu’ai-je donc retenu de l’année écoulée ? Un peu de bruit ?
de l’agitation ? des clichés, le cliché de l’auteur, du politicien, du pieux
paroissien et quelques autres postures chez autrui, et pas plus de malaise que
les années précédentes. Deux-trois choses émergent tout de même de la brume. La
première : « Le corps du héros », de William Giraldi, une voix
de l’autre côté de l’Atlantique, un écho. Ce texte m’a raconté William, un peu,
et étonnement beaucoup de moi. Une sensibilité, des questions, des bobos
communs vous lient bien plus qu’on ne l’imaginerait. « Construction »,
ce manuscrit, ou comment donner la réplique à Giraldi, une sorte de passage de
témoin car la transmission ne passe pas uniquement par le sang, le père mais
par les pairs de même.
La seconde
chose : les deux premières saisons de « La servante écarlate »,
la série choc sur les dangers que l’évangélisme cul-serré fait peser sur le
monde occidental. Ajoutez à cela un délire de maternité impérieuse et vous
obtenez cette si probable fable, limite une projection. On y fait allègrement
la chasse aux LGBT, aux prêtres catholiques, aux médecins, aux universitaires
lettreux. L’esthétique y est réaliste, pas de futur improbable, juste des
raclures d’hérétiques appliquant le deutéronome à la lettre sans la moindre
distance, comme si un écrit aussi ancien n’avait pas besoin des lumières de la
philologie, le remettre en contexte, comprendre le texte. June (l’héroïne
centrale) transformée en
pondeuse-objet-sexuel-sans-plaisir-même-pour-son-abuseur afin de satisfaire le
violent désir de mioche de Serena, épouse du commandant Waterford, un soupçon
de délire écolo, et la bible partout, tout le temps, la contrainte par la force
et l’appel au sens moral. Je n’ai pas réussi à écrire la moindre ligne jusqu’ici
sur mon blog à propos de cette série, à peine quelques évocations ici ou là.
Pareil pour « Le corps du héros », des sujets, des récits dans
lesquels j’étais et suis encore trop investi émotionnellement parce que je suis
William Giraldi, je suis le personnage de June Osborne. Dans quelle mesure ?
de quelle manière ? Nous sommes tous des martiens pour nos familles, nous
sommes tous des citoyens lâches et bien-pensants avant de devenir des victimes
du système, le nouveau Moloch qu’il faut servir aveuglément en échange de
maigres privilèges, le pseudo-confort des laborieux occidentaux,
divertissements, logements chauffés, nourriture et tout peut nous être arraché,
comme à un chien que l’on jette dehors !
La
troisième chose : le rappel dérangeant, inconfortable, un devoir négligé,
le devoir chrétien de l’amour d’autrui, un devoir de compassion, un appel à la
conversion qui ne souffre ni crainte ni demi-mesure. Je ne me souviens plus
exactement du prêche à l’origine de cette prise (re-prise) de conscience. Aimer
l’autre en dépit de lui-même. Aimer le tout autre sans pour autant trahir ses
choix (de vie, politiques, moraux). Faire la part des choses pour faire une
place à l’autre ou comment tout changer pour que rien ne change, pour que l’on
continue à suivre le concert de Nouvel An en direct de la salle du Musikverein,
Vienne, chaque 1er janvier,
autrement dit comment clore la parenthèse du jeunisme, de la mauvaise éducation
en norme comportementale, du mélangisme mondialiste, de la croissance
perpétuelle pour en revenir à un idéal bourgeois modéré, genre l’État k und k
de l’Autriche-Hongrie.
mercredi, décembre 12, 2018
"Construction", livre II, chapitre IV
Je n’ai pas
emporté Mcj (Mon cher journal) avec
moi, lui raconter, me raconter Berlin quasi en forme de retrouvailles. Je l’admets,
je me suis brouillé avec la ville. Un été pourri, une prostate en berne, un
logement de vacances sinistre, une fatigue mortelle et, surtout, je n’avais plus 20, 30 ni,
même, 40 ans. Berlin ne m’avait pourtant jamais promis la jeunesse éternelle. J’ai
donc boudé ma petite ourse qui s’offre trop facilement à des hordes de
touristes imbéciles, d’où le voyage à Alicante. Je comptais sobrement présenter mes devoirs à la ville, à C. et à Li. lors de ce week-end élargi. Il était aussi prévu une
visite chez Dussmann, le disquaire-libraire géant ouvert jusqu’à 23h30 le
samedi (minuit le reste de la semaine, fermé le dimanche). Pas le temps
pour la peinture, visite de musées, expositions temporaires ou galerie, juste
quelques haltes dans des cafés méconnus de moi jusqu’à présent et très
berlinois tout de même. J’ai logé aux sources du Ku’damm, là où il prend des
airs de boulevard périphérique, avec de vrais gens qui promènent leur chien le
soir et des commerces utilitaires : pharmacie, pressing, boulangerie Steh’Café,
cabinets médicaux. Histoire de sceller cette réconciliation, j’ai même retrouvé
chez Ludwig, la librairie-kiosque à journaux de la gare Friedrichstrasse, mon
fameux mini-plan de la ville; j’en ai déjà usé trois ou quatre. J’avais perdu
le dernier avant qu’il ne se délite complètement. J’avais décrété que c’était
un signe. J’avais bien cherché ici où là un nouveau modèle qui le remplacerait,
sans conviction. Du coup, chez « Ludwig », de joie, j’en ai acheté
trois exemplaires, de quoi « voir venir », en tout cas dix ans de relation
avec Berlin assurées, dix ans de déambulations, de listes à commissions, d’expos, de réflexion
autour, à côté, au-dessus, dessous de ça, le cas allemand, le pays des
méchants devenus gentils mais qui risquent de redevenir méchants et pire que ce
que l’on craignait d’imaginer.
Je vais donc renouveler le bail, moins par curiosité
pour mes teutons que pour conserver mon point de vue unique sur mon terroir, la
distance idéale afin d’en déceler le motif culturel, motif indéchiffrable en
moi-même. L’éloignement est un moyen thérapeutique du même acabit que « Mon
cher journal », une mise à distance, intégrer mon terreau, sa nature
spécifique, le comprendre plutôt que de le ressentir, le subir, rapport à ses
codes, sa logique, ses lubies, ses tocs. Je devrais dire merci, le Pays de Vaud m’a finalement « fait une place ». Je mène avec Cy. et les chiens, une
existence, somme toute, plutôt confortable. Remarquez les modalisateurs « somme
toute » et « plutôt », la preuve s’il en fallait de ma
bonne vaudoisité. Cela m’a pris plus de quarante ans pour y arriver et près de quinze ans de fréquentation de Berlin, la
nonchalance de la capitale allemande, son pourquoi-pas-isme ahuri – le pourquoi-pas-isme
est le versant positif de l’à-quoi-bonnisme.
Le sommet de ma vaudoisité aurait
dû s’exprimer dans « Bananaland », histoire de la démocratie
helvétique et condensé de mon expérience politique dans ma bonne ville, les
délires urbanistiques du saint patron local, le petit numéro de duettistes du
PLR-S (contraction de la droite diffuse et protéiforme du parti libéral-radical
et de la pseudo gauche de la nouvelle
majorité du parti socialiste). Ces deux là nous font, motions après postulants,
un joli pas de deux, chaloupé façon tango je t’aime-moi-non-plus. Un numéro
pour la galerie, amuser l’électeur qui compte les points, le coups sans prêter
attention aux vrais enjeux, notre vie au quotidien, sa qualité faite de places
de parc, de transports publics efficaces, de passages-piétons adaptés,
réverbères, bancs publics, horaire d’ouverture des commerces, etc. Rien de palpitant
et, pourtant, tout d’essentiel. […] Un joli petit théâtre où on ergote beaucoup, pas de quoi remplir les deux cahiers
d’un manuscrit. Il y a un peu plus à dire sur la Suisse, une construction
maladroite à l’origine qui a fini par accéder à une légitimité de droit. Au
mieux, je pourrais écrire le faux journal intime de la confédération, depuis
son adolescence en 1803 avec l’Acte de Médiation, en passant par sa majorité en
1848 jusqu’à nos jours, le clivage casques-à-boulons-latins, le bricolage de l’histoire
officielle. Je pourrais embrayer sur les sectes et autres mafias si nombreuses
dans un si petit pays. Leur but : enrégimenter le consommateur, affilier
les acteurs économiques et, de l’autre côté, s’activer aux menus travaux de
lobbying. Matière trop pauvre, trop commune. Tout le truculent consisterait à
dézinguer, miner des édiles aux petits pieds, leur régler leur compte en deux
mots … Ce ne serait pas charitable, et ça pourrait faire plaisir à plus con, la
masse, celle qui l’ouvre pour ne rien dire, qui récrimine mais n’en fout pas
une rame et dont la principale préoccupation touche à sa coolitude et comment l’empaqueter
dans des fringues de carnaval, comment la chausser de baskets en plastic
fabriquées en Chine pour des marques tendance, comment maquiller cette
coolitude, sans parler des exigences de cette masse, ce qu’elle imagine lui
revenant de droit. Comparé à cet extrait de néant civique, mes pantins politiques
sont des cracks, des phénix, des génies altruistes.
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