jeudi, juillet 31, 2014

Retour de Pologne, suite et fin



Grand boulevard varsovien
Varsovie ou la ville qui ne dort pas, ou peu ! J’y ai vu un fitness ouvert 24h sur 24 et les grandes enseignes du commerce de détail, les supermarchés ferment tous leurs portes entre 21 et 22h, selon le jour de la semaine, même le dimanche pour certains. Toute cette activité se distribue dans un rayon de 500 mètres autour du Palais de la culture et de la science. Ces commerces ont du reste réinvesti les grands édifices de la période communiste triomphante dans ce nouveau centre, profitant d’espaces grandioses. Il ne faut pas manquer non plus d’emprunter l’élégant boulevard Nowy Swiat, bordé de beaux hôtels particuliers du début du XIXème siècle dont les rez-de-chaussée sont occupés aujourd’hui par des cafés, des boutiques, une atmosphère très urbaine chic juste ce qu’il faut, une promenade recherchée qui emmène le chaland jusqu’au décor de théâtre de la vieille ville reconstituée. Joli tour de force à l’usage du touriste ou de l’édification des foules afin de témoigner de la pugnacité du peuple polonais face aux vicissitudes de l’histoire. Le résultat n’est pas trop moche mais cela sent néanmoins l’artifice, du disneyland socialiste. La Pologne a si peur de perdre son histoire que le moindre machin d’avant 45 est considéré comme sainte relique. Les autorités sont allées jusqu’à repêcher des bouts de balustrade en fonte provenant d’un pont du début du XXème siècle sur la Vistule, pont détruit durant la guerre, et à exposer la chose comme la huitième merveille du monde dans la cour d’un ministère quelconque. Cette phobie de la perte historique a dicté l’interdiction de l’exportation de tout objet antérieur à 1945 même s’il n’est pas d’origine polonaise ! Du coup, pas de brocante et un marché juteux à prendre pour les petits malins qui pourront toujours exporter les tonnes de cochonneries branlantes et ébréchées qui encombrent nos caves et nos greniers pour aller les revendre en Pologne à prix d’or. Cet embargo sur les exportations de presque antiques a certainement un effet désastreux sur la connaissance de la peinture polonaise à l’étranger. La fin du XIXème et le début du XXème ont connu une pléthore d’artistes de talent dont le nom reste inconnu sorti du cercle culturel slavo-polonais. Je vous en ferai un autre billet, un de ces prochains jours, mais je dois évoquer ici la rétrospectives du sublime Alexander Gierymski (1850-1901). A
Paysage par Gierymski
travers son œuvre brille le génie d’une belle nation, de l’étoffe de l’Allemagne wilhelminienne, de la France de Napoléon III ou de l’Autriche de la Sécession. Gierymski a peint son pays, Münich, Venise, Paris avec le goût et la sensibilité innée des hommes de sa génération, dans ce style subtil et cosmopolite du postimpressionnisme. Il y a du von Max dans les faux-jours, du Cuno Amiet dans l’émotion des paysages, un rien de Vallotton fauve dans certaines marines. Il souffle surtout le génie polonais dans sa forme la plus universelle, la moins folklorique. Je suis resté bien vingt minutes devant un paysage … polonais, un chemin, une allée de tilleuls et un ciel fabuleux, émouvant comme dans un Nolde. Gierymski sait aussi peindre la lumière italienne, et la brume parisienne, et la rue varsovienne, et ce monde de l’avant catastrophe, la fausse route prise en 14 qui, paradoxalement, va rendre un territoire à la Pologne mais la priver d’une réelle intégration. La Pologne de Gierymski nous raconte un pays européen, une nation, une petite histoire faite d’anecdotes, de la couleur des trottoirs, de la foule des cafés et de belles personnes.


Gare de Jablonowo Pormorskie, dans la région de Brodnica
Gdansk était devenue en 1918 une ville indépendante sous son nom allemand, Danzig, privant le pays d’infrastructures vitales sur la Baltique. Gdynia, tout à côté, village de pécheurs à l’origine, deviendra le premier port de commerce polonais. Je logeais près d’une très belle plage, Gdynia Orlowo, quelques hôtels, une zone balnéaire en plein boum, un centre commercial plutôt luxe. La commune s’étend sur plusieurs sites dont une vaste section dans un style moderniste, le tout relié par de nombreux trains régionaux. Ne pas oublier la très chic et balnéaire Sopot ni Gdansk, son indépendance d’esprit, une magie « dresdoise » à la nuit tombée (en plein jours la ville fait de même un petit peu trop « disneyland » historico-socialiste). Toute cette côte est très fréquentée par une clientèle polonaise. Il y a cette langueur des lieux de vacances aimés, la promenade le long de la plage, une bonne sœur en habit qui fait des pâtés de sable avec une petite fille, le vieux monsieur qui vend des framboises et des mûres, dans des barquettes qu’il a fabriquées à partir de cartons recyclés. Il y a aussi la douceur des Polonais envers les oiseaux et tous les animaux. Ils disposent des bols d’eau dans les jardins publics pour les pigeons, ils grondent les enfants qui les effraient ; les enfants sont du reste très bien élevés. Il faut que j’ajoute encore l’amour des Polonais pour le cinéma, il y a des salles dans toutes les villes et beaucoup de librairies. Peuple lettré, autant amateur de poésie que de vodka ! Mais cette langue ! du chinois en dépit de son alphabet latin agrémentés de mille petits signes étranges. Impossible de donner le nom du joli café dans lequel vous vous êtes arrêté ou de citer un peintre. Je pourrais encore vous écrire mille lignes sur Brodnica, le mariage auquel j’étais invité, les hôtels, les lignes de train, Poznan et son allure, le grand art des tatoueurs polonais (en comparaison, les tatoués de Suisse romande ont l’air grossièrement gribouillés). Nous en resterons là, vous retrouverez le reste dans les romans à venir et de nouveaux billets en direct de Pologne où je compte retourner.

vendredi, juillet 25, 2014

Retour de Pologne, première partie

Campagne polonaise, au Nord du pays
Coincée entre l’Allemagne et la Russie, la Pologne est un concept géographique aux frontières fluctuantes desquelles dépend un territoire parfois proche du néant. Il en résulte un certain stress au sein de la population polonaise résidant sur le susmentionné territoire. N’ayons pas peur des mots : ils sont morts de peur. Toutefois, le bon esprit de ce peuple, son industrie et sa chaleur lui dictent de se comporter avec affabilité tant avec les Russes, qu’avec les Allemands et tous ceux qui passeraient par son beau pays. Et ce que j’ai vu de la Pologne est vraiment beau, entre autres une campagne luxuriante, prés, champs, vergers et forêts, le tout vallonné sans excès. Il n’y manque que le Jura au Nord-Ouest pour en faire une copie de l’arrière-pays vaudois. Du reste, dans cette Pologne, on pratique la cochonnaille sous toutes ses formes, comme dans le Pays de Vaud. Sur les petits chemins vicinaux, on y croise parfois l’un de ces curés polonais du même modèle que les affreux et intolérants que l’on nous a refilés et que l’on trouve parfois dans nos paroisses du diocèse de Lausanne-Genève-Fribourg et Neuchâtel. L’Eglise polonaise, dans son rigorisme sectaro-intégriste, a charitablement décidé de laisser la compassion, la douceur, l’aménité et la tolérance aux laïques qui pratiquent ces vertus avec un zèle religieux. En Pologne, on préfère les individus aux catégories. On est sur ses gardes mais on reste persuadé que l’autre est un type bien qui mérite respect et sympathie. On est fier de ce pape fils du pays et récemment devenu saint, on se signe mille fois dans les églises et on fait mille génuflexions mais on laisse l’Église à l’église parce que les curés, en dépit du respect qu’on leur porte, ça reste sectaire ici. En matière de politique, on est pareillement vigilant. On fait ce qu’il faut pour répondre au soutien de Bruxelles, meilleur rempart aux appétits impérialistes des voisins. De plus, l’Europe unie a payé pour la remise en route de l’économie dès après la fin du soviétisme. On est donc amis et, entre amis, on ne laisse pas des histoires de dettes vous gâcher la relation. Soit, le duo un peu inquiétant des jumeaux Kaczinski (Kachinski pour les non polonophones) faisait hurler dans la presse étrangère, on avait un peu honte à chacune des déclarations homophobes ou racistes de l’un ou de l’autre mais, m’a-t-on assuré, toutes leurs décisions politiques ont toujours été prises dans l’intérêt du pays.

Je n’ai pas séjourné six mois en Pologne, ni deux, ni un mais dix jours entre Varsovie, Gdynia, Gdansk et Brodnica avec une halte de quelques heures à Poznan. C’est peu mais suffisant pour passer au travers des clichés. Première étape, Varsovie, la gare centrale, un plan de ville un peu vague en poche, suffisant pour trouver mon hôtel, un établissement d’un style néo-soviétique, sécuritas à la réception, chambre spartiate dans laquelle je n’ai trouvé qu’un seul linge éponge et petit-déjeuner à prendre entre 7 et 9h (je prends mon petit-déjeuner entre 7 et 9h lorsque je travaille et dès 9h en vacances). La ville, écrasée sous un ciel bas, s’ouvre à moi par des boulevards distribués avec beaucoup de sens pratique. Elle m’apparaît grise et usée sous la pluie. On peut lire dans n’importe quel guide touristique que « toute la ville a été détruite par les troupes allemandes » ; on entretient le souvenir du martyre. Tiens, bizarre, dès au sortir de la gare, j’avais déjà avisé une quinzaine de bâtiments Art Nouveau, Biedermeier, néo-classiques de la fin du XIXème et, non, il ne s’agit pas de reconstructions postérieures à la guerre, ça se voit aux enduits des façades qui s’écaillent et aux logos publicitaires d’avant-guerre à demi-effacés. La vieille ville a effectivement été entièrement rasée puis reconstruite/reconstituée avec les pierres d’origine dès l’armistice. Mais le spectacle est moins saisissant qu’à Brest où la ville a vraiment complètement été détruite. Malheureusement, toutes les belles capitales de l’Est de l’Europe avec leur petit genre wilhelmino-hausmannien ont été très gravement endommagées, presque rayées de la carte. La capitale polonaise n’a donc pas le monopole de la souffrance. Entre Berlin et Varsovie par exemple, difficile de dire laquelle des deux villes a la plus été détruite … Ah, oui, Berlin, la capitale de l’agresseur, les méchants de service, et bla, bla, bla, sous-entendus les victimes civiles allemandes et les destructions de biens culturels allemands sont des victimes et des destructions de seconde classe, voire même c’est bien fait, et puis à bas l’Allemagne, et « dégermanisons » l’Europe slave … Mission impossible tant les influences culturelles allemandes ont été importantes dès la fin du XVIIIème de Berlin à Saint-Pétersbourg. Effets corollaires de cette « victimisation » officielle et de cette volonté de rejet, on ne parle plus allemand, ou on fait la gueule quand on doit donner des renseignements en allemand. Exemple concret, le site des chemins de fer polonais, site accessible en sus du polonais, en anglais, allemand et russe. Si vous consultez votre page en allemand et voulez acheter un billet en ligne, ça n’est pas possible, il faut passer par la page en anglais ?! Vous désirez acheter un titre de transport sur une ligne internationale gérée par les trains polonais, un trajet sur le Berlin-Warszawa Express à tout hasard, impossible ! Il faudra passer par le site de la Deutsche Bahn. Même si l’on comprend votre allemand, il est préférable de pratiquer l’anglais et, parfois, la bonne surprise d’une vendeuse, d’un guide, d’un quidam qui s’adresse à vous en français. Et si la seule langue de communication possible est l’allemand, passé un léger mouvement d’humeur (et le temps nécessaire pour repérer votre accent français), votre interlocuteur se déride et redevient ce Polonais si serviable et attentif à autrui.

Palais de la culture et de la science
Varsovie m’a séduit. La ville que l’on dit moche peut l’être de prime abord avant de se révéler assez belle, ceinturée par ses immenses  boulevards, édifices pompeux sur un mode soviétique, frontons classiques, colonnades, contre-allées arborisées, quelques belles églises restaurées ou reconstruites. On peut marcher longuement sans se sentir fatigué. Ses transports publics sont très efficaces, deux lignes de métros en croix, le reste de la ville quadrillé par des trams rapides et confortables. Au Nord-Ouest se dresse un « down-town » de gratte-ciels digne d’une ville nord-américaine. Les édifices sont inventifs et entrent en dialogues avec l’invraisemblable Palais de la culture et de la science qui trône au cœur de la ville, à quelques minutes à pieds de la gare principale. Il s’agit d’une tour en « wedding cake » d’un style Art Déco tardif dans un goût stalinien, cadeau du peuple russe au peuple polonais. Ce seul édifice justifierait la visite de Varsovie. Vous le voyez quasiment de partout, à moins que le stratus bas n’en efface le sommet, antenne et horloge. La terrasse au trentième étage est accessible par deux ascenseurs directs manœuvrés chacun par une préposée d’une volumétrie non-négligeable juchée sur un tabouret, ce qui réduit considérablement les possibilités d'accueil des dits ascenseurs. Le Palais abrite deux théâtres, le Musée Technique, un cinéma multisalles, un café, une salle de congrès en rotonde, toute une lustrerie rococo, du marbre à la tonne et un charme incroyable. Retour sur la gare, à son voisinage plus précisément, le centre commercial des « Terrasses dorées » (selon traduction de l’un de mes interlocuteurs polonais). L’édifice se déploie au pied d’une tour en une sorte de filet de dentelle verre-acier ondoyant et comptant presque deux cents commerces, un multiplex là aussi, des restaurants, un fitness gigantesque et des kilomètres de promenade.

… à suivre




jeudi, juillet 17, 2014

"Ils sont tous morts" d'Antoine Jaquier

Commençons doctement … ou avec pédanterie, par ce qui ne va pas. Il sourd de « Ils sont tous morts »  une attitude esthétisante décadentesque dans ce style grotesque et rockn’roll junky, à savoir « la vie c’est de la merde », « fuck le système », et bla bla bla, dans le genre crise d’ado qui ne trouve rien d’autre pour remplir sa stupide vie que de faire une crise (si, si, ça passe le temps surtout lorsqu’il n’y a rien de bien à la télé). Corollairement, on rencontre un chouia d’homophobie par-ci, par-là, voir la fameuse scène où Jacques trop cuit n’est pas fichu de remarquer qu’il se laisse embarquer par deux ladys boys et qu’il en fait tout un fromage alors qu’il laisse entendre, par la suite, qu’il compte aussi profiter de l’ivresse de jeunes filles pour arriver à ses fins. Deux ou trois autres anecdotes fleurent bon l’homophobie petit-bourgeois, un comble lorsque ce sentiment émane de prétendus rebelles à la société. Bref, deux poids, deux mesures. Autre problème, une complaisance encore plus marquée pour les scènes de radada, avec les détails et tout, pire que chez Houellefbeck. Bof. L’homme de qualité jouit et se tait ! mais surtout, il la ferme. Je dois avouer que les vingt premières pages m’ont été pénibles, j’ai failli jeter le livre mais j’avais promis à l’auteur – qui m’a gracieusement offert son ouvrage – d’en parler dans mon blog. Durant quelques minutes, il m’est passé en tête l’excuse foireuse du livre perdu dans mes tribulations berlino-poloniennes (tribulations très pépères comparées aux aventures de Jacques). Bon. J’avais promis et comme les trains polonais ne sont pas forcément les plus rapides du monde, je m’y suis mis et je ne regrette pas le voyage (les deux voyages, mais pour la Pologne, ce sera un autre billet, et j’aurai aussi deux ou trois choses à redire).
 
 
Donc, une fois passées ces pages d’exposition de la médiocrité vaudoise dans l’arrière-pays, thème déjà largement débattu dans ma propre oeuvre, une fois passées ces pages sur la révolte d’jeune qui n’appelle que mon profond dédain d’anar’ qui glisse à droite, on arrive sur un récit de braquage homérique. La scène est palpitante et drôle car on rit beaucoup au fil de « Ils sont tous morts ». L’auteur a du métier et prend la distance suffisante vis-à-vis de son narrateur pour se payer sa bobine, mais rien de méchant. On est dans du « Trainspotting » à la vaudoise et c’est tordant. La fuite, le plan, le départ en Thaïlande et les semaines de dérives, tout est passé au crible du regard d’un petit gars dans la m... jusqu’au cou mais qui n’a rien perdu de son sens critique. Le récit de la fouille au corps et en profondeur du narrateur lorsqu’il quitte la Thaïlande, par exemple (pp 220-223) est une scène d’anthologie. Jaquier a l’art du détail et du sensible, il nous dépeint la situation avec brio ( avec qui ? …), il a le don de susciter des images hautes en couleurs.
 
 
Le lecteur est introduit au monde du gribouillage cutané euh… du tatouage, une vision pertinente et réaliste : ça fait mal, c’est un choix pour la vie, il y a le risque de l’effet de mode. L’une des protagonistes thaïlandaises, à propos de cette « art corporel », dit que « les tatoueurs paient au prix de leur karma le masochisme de la société occidentale ». Position intéressante, à développer. Jaquier n’est pas un novice en la matière, il arbore un tatouage quasi intégral, je ne vous dirai pas jusqu’où va l’intégralité, car j’ai vu l’auteur fort peu voire pas vêtu (mais nooooon, vous êtes des tordus, on allait dans le même fitness et, même si je ne suis pas fan de tatouages, les siens sont spectaculaires et le bestiau était agréable à regarder). Autre monde évoqué, celui de la défonce, toute défonce confondue (alcool, shit, médocs, coco, héro, acid, etc.) Jaquier ne donne pas dans le prêchi-prêcha officiel de la compréhension à défaut de prévention, il expose clairement et l’hypocrisie du système et la responsabilité du consommateur. Il en a certainement trop vu pour en tirer une morale à tout faire, et ce roman n’en est pas le lieu. Notre auteur sait la frontière ténue qui sépare la fête de la dépendance, il en connaît le tracé subtil. D’habitude, je ne me sens pas concerné par « ces histoires-là ». Sur les questions de dépendances, je préfère avoir une attitude claudelienne ( La tolérance, je ne veux pas savoir, il y a des maisons pour ça).
 
 
La fin du roman est rédemptrice, façon chute du Walhalla. Dommage. On est triste pour ce pauvre Jacques, un gamin paumé qui avait pourtant bien de la ressource. Comme l’auteur, du reste, qui pourrait devenir un maître du roman noir. Il a la connaissance des milieux interlopes, le sens du récit, le suspens, le goût du détail et la puissance d’analyse, l’humour et tout un univers dont il sait témoigner, un univers qui d’habitude me laisse juste … froid. « Ils sont tous morts » n’est pas qu’un coup marketing d’une bonne maison d’édition qui rajeunit par là-même son image, c’est un authentique roman capable de séduire un lecteur de Mauriac, Green, Mann ou Fontane ou Fankhauser (moi par exemple). J’attends donc son prochain opus.
 
 
P.S. J’avais proposé à Antoine un échange : son roman contre l’un des miens. Je vais donc, en pénitence, lui passer mon court conte érotico-baroque « My life is a soap opera », le plus olé-olé de mes textes et peut-être le plus vaudois aussi. Deux ou trois choses en échos … 

mardi, juillet 08, 2014

"Canicule parano", extrait

Dans l'attente de la publication mi-août de "Canicule parano", voici le tout début de ce roman d'atmosphère et d'introspection.
 
Le décor : Berlin, en juillet, un dimanche après-midi; la canicule écrase la ville depuis plus de dix jours. La nuit n'apporte ni repos, ni fraîcheur. Maxence n'a pour seul but, au cours de cette dernière journée qu'il passe à Berlin, de se rendre à un rendez-vous pris avec une amie. Il va traverser la ville d'Est en Ouest et passer en revue sa vie, un peu à la manière de Meursault (L'Etranger). Maxence apparaît étranger à lui-même.
 
Roedeliusplatz, Berlin
"Du coin de la Weitlingstrasse et de la Rupprechtstrasse, une ligne de bus remonte vers la gare de Lichtenberg. On peut aussi s’y rendre à pieds en un peu moins de dix minutes. Des trains à mazout, des lignes venues du Mecklembourg-Poméranie-Occidentale s’y perdent parfois, et même des convois venus de la frontière polonaise. Il y a, dans cette gare avant tout desservie par le S et le U-Bahn, une clientèle très « est », très slave, et des activistes d’extrême droite aux crânes rasés.
Peu avant de se retrouver assis sur la parvis d’une église, alors qu’il voulait se rendre au centre ville – pour peu que Berlin en possède un – Maxence a préféré éviter la gare et a pris une parallèle à la Weitling qui l’a mené aux « sources » de la Frankfurterallee. C’est un décor figé et très berlinois de grands boulevards wilhelminiens au charme usé avec d’immenses trottoirs déserts qu’animent de rares kneipe. Quelques lignes de tram serpentent entre les pavés disjoints vers d’improbables destinations. Il y a toujours un carrefour qui laisse espérer une ouverture sur une avenue fréquentée et connue mais la perspective s’ouvre sur un nouveau défilé d’immeubles austères ou bariolés par suite d’une réhabilitation hystérique post-réunificatoire. Peu de bruits. Très peu de passants. Pas de touristes. L’après-midi est lourde. Un ou une après-midi ? Un après-midi évoque mieux la grâce perdue de ce qui fut un quartier recherché, une sorte de banlieue cossue de la Berlin impériale. Lichtenberg retrouva la cote dans l’après-guerre, y logeaient les camarades fonctionnaires de la sûreté d’État et leurs alliés : beaux-frères méritants, cousins recommandables, aïeux patelins. Ils y vivent encore de l’aide sociale. La majorité d’entre eux n’a pu retrouver d’emploi après la réunification. Ils vivotent dans la mélancolie des temps passés et voient avec résignation arriver de nouveaux habitants, des « Schwaben» comme ils disent avec un rien de mépris, une clientèle que les loyers prohibitifs de Prenzlauerberg ont fini par rejeter ici, parmi une population à la réputation raciste et arriérée. Maxence a hésité à monter dans un tram vide qui, nonchalamment, s’était échoué au bord du trottoir. Il a hésité à se lancer dans une promenade « aventureuse » et découvrir une rue, une place qu’il ne connaissait pas encore et qui lui aurait parlé. Toutefois, il s’est souvenu de l’ex-Glaubenskirche dont il a commencé à rechercher les toits pointus des deux tours accolées, sur une place en  partie bordée par les bureaux déserts de l’ex-sécurité d’État.

mercredi, juillet 02, 2014

"Frau Jenny Treibel" de Theodor Fontane



Je vous avais promis un extrait de « Canicule Parano » mais, auparavant, permettez-moi un détour par Fontane, le grand auteur qui chante la Berlin prussienne, charmante et un peu province, puis la Berlin impériale, la grande ville qui s’étend à travers champs et faubourgs. On y reconnaît quelques buts de promenade, des points de vue célèbres, de grands boulevards pas encore totalement intégrés au tissu urbain. Fontane est le peintre des bonheurs simples, évidents, de la bonne vie urbaine. Il n’a pas la mélancolie ni la finesse symboliste de Keyserling ; il a quelque chose de plus jovial, de plus apaisé. Sa critique sociale n’a rien de virulent.

Dans le cas de « Frau Jenny Treibel », il oppose la bourgeoise industrielle fortunée à la bourgeoisie « académique ». Entre ces deux mondes, deux femmes : Mme Jenny Treibel, courtisée dans sa jeunesse par le Pr. Schmidt mais qui, finalement, épousa le capitaine d’industrie Treibel et Corinna Schmidt, la fille du Pr., qui essaie de se faire épouser par le fils cadet des Treibel. Jenny s’opposera à ce projet pour des raisons « dynastiques », son fils est déjà promis à une héritière. Le récit eût pu être traité sur le ton de la tragédie mais Fontane préfère raconter la mécanique des sentiments un jour après l’autre. Son analyse est plutôt bonhomme. Les Treibel ont de hautes aspirations, tant sociales que politiques et mille petits travers. Un exemple : Mme se plaint de ne pas avoir de véritable entrée de service, ce  n’est pas très correct pour les invités contraints de partager le perron avec les fournisseurs ! Les Treibel restent néanmoins plein d’amitié, d’égards envers leurs proches et leurs alliés.

En dédiant « Canicule Parano » à Theodor Fontane - pour sa Jenny Treibel, je tenais à témoigner d’un art moral et adouci, d’une intrigue non-intrigue, faire un bout de chemin à côté de personnages, partager leurs joies, leurs préoccupations, souffrir ou jouir du climat avec eux. Le flux de la vie passe puissamment dans l’œuvre fontanienne : le cahot d’un fiacre sur le pavé poudreux, une tasse de thé bien noir, le parfum des fleurs, le drapé d’une étoffe et, le plus précieux, une aimable résignation, des espoirs discrets.

samedi, juin 21, 2014

"Morose foncé" de Daniel Fazan

Revenir sur un texte, un roman de Daniel Fazan, le très prolixe homme de radio, l’auteur trublion dont la plume paradoxalement verdit sous l’effet du temps. Je ne veux pas parler de Millésime ou Vacarme d’automne, ses derniers succès moratteliens mais de  Morose foncé, un roman noir de 2007 en compagnie de qui j’avais passé de très bons moments à Barcelone.

Quelques mots de méthode. J’associe l’auteur au lieu dans lequel je fais la lecture la plus marquante de son œuvre. Dans cette même logique, ceux qui me suivent depuis, Ohhh ! décembre 2005, savent que Mauriac est un auteur … berlinois et Fontane, un auteur pullérian ; Pierre Fankhauseur, depuis le week-end de la Pentecôte, m’est  un auteur francfortois. Donc, Fazan, Barcelone  (comme Golo Mann). Logique. C’était quelques jours durant les vacances de Pâques 2011, un hôtel près de l'hôpital universitaire, de belles promenades en perspective et un joli pavé de plus de deux-cent-cinquante pages pour compagnie. Je me souviens d’avoir traîné durant quatre jours l’épais volume à travers toute la ville dans un petit cabas de toile (il ne passait pas dans ma sacoche ; la plupart de mes sacs m’ont été offerts par mon homme, il sont des accessoires élégants et, donc, d’une contenance limitée). Je me souviens que, dans le feu de la lecture, au moment du dénouement, je dînais près de l’hôtel, j’ai liché une bouteille entière d’un vin capiteux qui en rajoutait à la densité de l’intrigue.

Le propos du roman peut se résumer par « peinture d’une époque » avec, par-ci, par-là quelques éléments biographiques de l’auteur, des clefs que possède le cercle élargi des connaissances (Daniel Fazan fait partie de mon ex-belle-famille). Morose foncé ou l’analyse du mécanisme perverti du marché de l’art contemporain, analyse servie dans une intrigue efficace. Des personnages bien campés, à valeur allégorique, et la voix de l’auteur, sa conversation, sa conception de la création, des rapports interindividuels. Je ne saurais vous raconter l’intrigue. Je crois à l’Immaculée Conception, à la Transsubstantiation, à la manifestation de l’Esprit Saint et à tout le reste du Crédo mais pas tant à l’intrigue telle que l’on conçoit la chose en littérature. C’est en général un tour de passe-passe qui, en dépit de son adresse, me laisse toujours sur la conclusion « c’est du chiqué ». Je crois aux atmosphères, au travail de recréation du monde par l’auteur et Fazan est un orfèvre. Je sais même – mais chuuuuut – que l’un des passages poignants de l’un de ses titres, passage qui a tout de l’instant véridique, authentiquement vécu n’est qu’une invention ; le magnifique Daniel me l’a confié.

Pourquoi revenir sur ce titre de 2007 ? Ce sera mon conseil « lecture de plage/vacances » de l’été 2014. Je pense que ce roman n’a pas eu la carrière qu’il méritait. Il s’agit d’un texte à ranger parmi les nouveaux classiques de la littérature romande, tout comme l’œuvre de Lador, Dubath, Verdan ou Faron. Je veux pour preuve de ce que j’avance le fait que mon « Morose foncé » a disparu, comme la plupart de mes Lador et de mon dernier Dubath. Je suis obligé de planquer mes romans romands que famille et amis m’empruntent et se laissent emprunter, résultat des courses je les retrouve une année, deux ans plus tard après un périple par monts et par vaux !


Dis voir, Daniel, tu n’en aurais pas encore un exemplaire à me passer ?

Morose foncé, éd. Publi-Libris, 2007

lundi, juin 16, 2014

Wikitractus d'André Ourednik

Le volume est épais, impressionnant, non-linéaire, multi référencé et d’un lyrisme aussi frais que son auteur. N’oublions pas que ce dernier pratique le japonais, la géographie et la poésie. Ceci expliquant cela, il ne faut pas s’étonner qu’il ait produit cette vaste partie jeu de l’oie version cache-cache de plus de trois cents pages.

Au chapitre des références, il est plus que nécessaire de citer Wittgenstein avec son Tractatus logicophilosophicus dans lequel le philosophe autrichien développe sa mystique du langage. André Ourednik se réfère encore à Freud, Leibnitz, Lévinas ou Ricoeur, et Spinoza, évidemment, pour son Tractatus theologicopoliticus. Que le lecteur ne se laisse pas impressionner par l’éclat d’une telle bibliographie : Ourednik, en sus de sa culture encyclopédique, jouit d’un humour desprogien propre à dégeler la plus arctique des banquises. Il a, de plus, ce quelque chose de délicat et d’amical qu’il sait faire passer dans son texte : sourires, clins d’œil, petits gestes complices.

Wikitraktus ou le goût de l’assemblage à la manière de Wikipédia, sans la sècheresse experte et l’ouverture d’une nouvelle fenêtre en un clic. Comment ça marche ? un mot, sa définition personnelle, d’autres mots, en gras, un renvoi à une nouvelle définition, et ainsi de suite. C’est à lire n’importe où, un volume à laisser près du lit, à la salle de bain, sur la table basse du salon. Il faut procéder d’une manière impressionniste, par touches successives et, de lectures en lectures, après quelques semaines, on voit apparaître un motif complexe et délicat, tout un réseau cryptique qui se laisse découvrir.

Livre expérimental, recueil de poèmes en prose, jeu culturel amusant, mise en abîme de notre consommation du savoir via la toile ? Et, même, théorie philosophique en trait tillé, pointillé mais point pointilleux, plutôt très imagé et circonvolu, révolutionné, en rien tordu. Wikitractus n’est pas un volume à laisser dormir dans une bibliothèque mais à laisser à portée de main, un texte vivant. Ne manquez pas de compléter votre expérience papier par une visite sur le site de l'auteur  http://wikitractatus.ourednik.info/



lundi, juin 09, 2014

"Sirius" de Pierre Fankhauser

Pierre Fankhauser signe avec Sirius un texte dense et poétique, un objet littéraire d’une rare qualité et d’une force discrète. La trame n’est pas sans rappeler un épisode particulier de l’affaire du Temple Solaire, un fait divers qui avait marqué les esprits il y a une vingtaine d’années. Près d’une centaine de fidèles en tout avaient trouvé la mort à Cheiry, Salvan, au Canada et dans le Vercors. Dans ce dernier cas, il s’agissait de 16 personnes dont les corps avaient été en partie incinérés dans une clairière retirée, épisode à la base de l’intrigue de notre roman. La secte incriminée pratiquait un culte de pacotille fait de trompe-l’œil en carton-pâte, de rites ramassés dans des séries B et autres romans de gare, le tout agrémenté de parties fines et de trafic d’argent sale. Le décors est planté.
 
Pierre Fankhauser va toutefois plus loin qu’une simple enquête romancée. Il a su exemplifier un certain nombre de nos interrogations, de nos craintes fondamentales à partir d’un récit sordide et banal à la fois. Il aborde le thème de la maladie, de la souffrance, de la foi (qu’elle qu’en soit la forme), du sacrifice, de la place du corps dans le processus créatif ou comment ce corps participe aux rites. Il ne faut pas oublier que notre auteur et son épouse ont passé de longues années au pays du tango, à Buenos Aires, capitale qui compte la plus grande concentration de psychanalystes au monde. Sirius est donc porteur de ces influences. Le lecteur doit se laisser conduire, faire confiance à l’auteur dans des guidages complexes qui le laisseront surpris de sa propre adresse. Le récit n’est pas d’une trame linéaire. Par contrecoup, Pierre place aussi toute sa confiance dans son lectorat ; il parie sur sa sagacité et son sens de l’enchaînement.
 
 
Le texte s’offre dans une polyphonie narrative : rapports d’enquête, de contre-enquête, lettres circulaires aux membres de la secte, témoignage de la chorégraphe en interview, lettres intimes de cette dernière au père de son enfant, voix off du journaliste (peut-être le père de l’enfant). Les éléments se recoupent, s’additionnent, se contredisent ou semblent se contredire. L’hybridation des techniques narratives y répond, ce qui fait de chaque chapitre une surprise et laisse la part belle au lecteur.  De toute manière, la vérité est ailleurs, dans un interstice étroit entre meurtre et illumination, entre espoir et combine. Pas même besoin d’arrêter précisément son opinion, l’auteur glisse une hypothèse alambiquée pour ceux qui tiennent à savoir mais ce n’est que très secondaire.
 
 
Une petite musique un peu lassée se laisse entendre, un air à deux temps marqué par de petits riens et repris par la mélodie d’un discours indirect libre magistral. Les mots de « celle qui danse », ainsi que la chorégraphe signe ses lettres, glissent et balancent avec la force d’une parole vivante. Il y a là un vrai grand travail de style, à des kilomètres de la facilité de ceux qui se réclament de l’héritage de Céline parce qu’il ont placé une onomatopée entre deux grossièretés. De toute manière, Pierre Fankhauser n’a pas besoin de se prévaloir du moindre modèle, il a la maestria et le ton singulier d’un véritable auteur. 

jeudi, mai 29, 2014

Mon Livre sur les quais


Embouchure de la Morges, parc de l'Indépendance
Après le billet plein de couleurs d’André Ouerdnik, je n’aurais plus grand-chose à ajouter à la peinture si vivante de ces belles journées. Elles gardent pour moi les reflets d’un tableau familier et inédit. Mes lecteurs savent que je suis … Morgien, que je l’ai été jusqu’à passé vingt-cinq ans. Dans mes autofictions de jeunesse, je n’ai pas été tendre avec ma ville natale, lorsque, par exemple, dans « Appel d’Air »,  je l’affublais du sobriquet ironique de « New Versailles ». A l’époque, Morges semblait être sortie d’un scénario de Chabrol, avec ses vieilles élites finissantes, son industrie fleurissante, ses rues populaires aux façades affaissées, comme un air d’avant-guerre. J’habitais dans le logement familial, là où vit encore ma mère, avenue de la Vogéaz, un vilain préfabriqué flanqué d’un toit pyramidal ridicule, comme un chapeau trop petit sur une trop grosse tête plate. J’ai quitté Morges pour Lausanne, pour ce qu’elle était alors …

Mai 2013, avec Cyril, nous avons emménagé rue Louis de Savoie ; un étrange tricotage de déconvenues locatives et de hasards nous y a menés. Cela avait commencé par un songe, dont je me suis éveillé plein de confiance et de joie. Fin janvier, j’avais rêvé de cet étrange appartement dans lequel on entrait sous les combles, fait de trois ou quatre niveaux, d’une vue sur le lac et d’un sentiment de paix profonde, le bateau revenu au port. Description faite à Cyril, il me montre une annonce immobilière sur internet (la recherche d’appartements représente son sport favori). Effectivement, l’attique photographié sous des angles torturés pouvait ressembler à ce que j’avais vu en rêve. Après quelques atermoiements et autres hésitations, quelques délais et retard, une proposition de date d’entrée de bail quasi indécente, au 15 mai je suis redevenu Morgien. J’en étais parti pauvre, inquiet et amer ; j’y suis revenu accompagné et apaisé, et même reconnu pour mon travail d’auteur, l’invitation au Livre sur les quais.

Il faisait beau ces journées de septembre, il faisait doux sur les quais, juste sous mes fenêtres. J’ai pu mettre un visage sur la personne de plus de l’un de mes lecteurs. Et il y avait André, Olivier et Pierre ; il y avait Stéphane, Pierre-Yves et un autre Pierre ; il y avait Nuria aussi (nous avons grandi dans le même quartier). Il y avait la littérature, une plaisante indolence et le sentiment d’avoir retrouvé … ce dont je rêvais à quinze ans, quand je travaillais à quelque roman perdu face au lac, assis sur un banc, près du bassin d’Hercule, à l’entrée du Parc de l’Indépendance.

dimanche, mai 25, 2014

"Confession d'un repenti"

L’insatiable Lador nous confesse sa boulimie, sa voracité dans son dernier opus, « Confession d’un repenti », sorte de vaste inventaire d’un menu perpétuel et gargantuesque. Tout serait dit, entre deux mille-feuilles, un baba et autre cochonnerie sucrée. Je ne suis pas très dessert, pas très petite pièce chichiteuse à la mousse de je ne sais trop quoi vendu quasi le prix d’un plat du jour. Et l’ascétique Pierre-Yves se dévoile en avale-royaume, gobant (berk, berk, berk) des saladiers de … glace (j’ai aussi horreur de la glace), sans parler de quelque frometon baveux (je ne suis non plus pas très fromage qui fouette) qu’il a englouti auparavant et, sommet de l’horreur, il bâfre encore de la bonbonnaille (là, il faut que je prenne un motilium). Il faut vraiment que la confession fût puissante, talentueuse et brillante pour que je parvinsse à lire jusqu’à la dernière ligne.

Lador a-t-il forcé le trait ? Peut-être, comme souvent dans l’autofiction, et la bonne. L’auteur est contraint de prendre la pose et d’une manière stéréotypée. Quel âge a-t-il ? Celui de ses artères ! Il est donc encore dans la fleur de l’âge. Il estime toutefois être sorti de l’âge des excès. Et il les confesse tous ! Il les survole dans un catalogue exhaustif et pointu. Il a décidé d’être discret quant au sexe. Pierre-Yves Rabelais, Gargantua Lador, en parfait gentleman, aime trop les femmes pour les compter parmi les plats se succédant à sa table infinie. La sensualité n’appartient pas au registre boulimique, métaphore d’un monde contemporain auquel l’auteur a souscrit avant de le confesser. Il est des domaines dans lesquels PYL ne s’est pas laissé séduire par la tarentelle effrénée du temps comme il va. L’époque, du reste, ne jouit plus ! elle consomme, bâfre, s’empâte et finit par se faire vomir, anorexie. Entre le souci de son image, les soldes, le flot de l’information et la nécessité de savoir ce qu’il faut penser, l’époque n’a plus le temps de faire l’amour, et elle n’est pas celle que nous croyons.


« Confession d’un repenti » ne tient pas du regard rétrospectif jeté par un vieux sage désabusé sur la déroute des temps, du genre « avant c’était mieux ». Lador se contente de glisser un « avant c’était meilleur » et de s’interroger sur la production de masse et sur les effets de l’âge aussi. Il n’a pas vu son temps passer, il le mesure à ses capacités digestives. Touchant, précieux, écœurant, le livre nous raconte, mieux que Ramuz et Chessex ne l’ont jamais fait. Par « nous », j’entends les Vaudois et les Romands par extension. Lador est toujours dans la course sans n’avoir rien sacrifié aux modes. Il réalise l’équilibre subtil entre mémoire et expérience contemporaine. Lador mange un carac, explique ce qui l’a mené à le manger et évoque bien soixante ans de souvenir de carac. 

vendredi, mai 16, 2014

"Pas son Genre" - le film

Émilie Dequenne et Loïc Corbery, scène de "Pas son Genre"
Un intellectuel parisien, philosophe, auteur et enseignant, nommé pour une année dans un lycée de Arras : un véritable exil pour Clément qui ne se sent vivre que dans la capitale. C’est un homme mesuré, plein de doutes et de la froideur clinique qu’impose sa discipline, une distance scientifique entre soi et le monde. Dans le désert intellectuel que représente pour lui la province, il va faire une rencontre, inattendue, hors de tout schéma, Jennifer, coiffeuse dans un salon du centre-ville. Confrontation entre deux mondes. Tout serait dit et pourtant !

Lucas Belvaux n’a pas réalisé son film - tiré d'un roman éponyme de Philippe Vilain sur le modèle d’un catalogue de clichés, d’une confrontation Paris-province, intello-prolo, esprit libre-conformisme matrimonial. Il nous raconte un conte moderne, une patte très post-Nouvelle Vague et de beaux acteurs pour porter le récit. Émilie Dequenne campe une Jennifer, mère divorcée pleine de ressources, de vitalité et de bon sens. Elle crève littéralement l’écran ; sa joie innocente déborde et inonde le public jusqu’à un terrible regard, à croire qu’elle a appris durant les quelques mois de sa relation la distance scientifique de son amant. Il y a ses mots tendres et maladroits, sa sincérité, ses larmes et toute la peine que l’on craint de lui voir advenir. Loïc Corbery fait un beau salaud, ou presque, son personnage de Clément est toujours sur le fil, plein de suffisance ou d’une forme de retenue, impossible à dire chez cet homme qui vit à travers son œuvre et des vérités philosophiques fondamentales.

Jamais un mot, donc, à peine un regard, un étonnement quasi perpétuel et devant l’impétuosité de cette femme et face à son propre émerveillement. Clément s’interdit de juger, toutefois son éducation, son comportement social le trahissent. Scène de restaurant, le meilleur d’Arras, Jennifer a « mis le paquet », et laisse d’épaisses traces de rouge à lèvres sur son verre, sa serviette, la main de Clément qu’elle embrasse d’une manière un peu mièvre et théâtrale. Jennifer est comme ça, elle se donne tout entière et tout en confiance. Elle est heureuse et témoigne de ce bonheur.

Trois fois rien, un incident ridicule, et ils avaient déjà traversé une crise, trois fois riens mais suffisamment pour que Jennifer comprenne … Ce film me parle, parle de l’incongruité de l’amour, au-delà de toute logique intellectuelle, au-delà de la logique intellectualisante des gens de lettres. Travailler de la plume et du « chapeau » n’exonère pas du viscéral ; l’auteur y sacrifie pour son hygiène, son orgueil, son bon plaisir, le frisson de la passion, son écologie mentale. Il assume la chose comme une mare, un biotope un peu vaseux qu’il entretient au fond du jardin, près des dépendances, loin de sa vie officielle. Les amours ancillaires n’en restent pas moins … l’amour et Clément l’apprendra.

vendredi, mai 09, 2014

Marsden Hartley : 1913-1915, un artiste américain à Berlin

Berlin Ante War, 1914, Marsden Hartley
La Neue Nationalgalerie présente jusqu’au 29 juin prochain une courte rétrospective de l’artiste américain Marsden Hartley, plus d’une trentaine de toiles de sa période allemande. L’artiste connut un parcours peu commun. Né en 1877 de parents ouvriers du textile, Marsden est le cadet de neuf enfants. Il grandit dans le Maine. Orphelin de mère à huit ans, il fut en partie élevé par l’une de ses sœurs après le remariage de son père à Cleveland. Marsden rejoignit son père et sa belle-mère en 1893 après avoir quitté l’école et travaillé dans une fabrique de chaussures. A Cleveland, il occupa une place de « pommeau » dans un bureau et prit des cours de dessin hebdomadaires. En 1898, il reçut une bourse et commença des études à la Cleveland School of Art. Dès lors, son talent ne fit que s’affirmer, la reconnaissance publique allant de pair avec l’obtention de nouvelles bourses

New York, Alfred Steglitz, Paris, Gertrude Stein, Berlin ! ou comment par le hasard de lieux et de rencontres un jeune homme américain tomba littéralement amoureux à et de la ville. Nous sommes en 1913. Il y a le bel officier prussien Carl von Freyburg ; Marsden le connut à Paris et le retrouva « dans son jus ». Il faut imaginer cette Berlin brillante, cosmopolite, étonnamment tolérante, comme tout le reste du pays, chose paradoxale depuis l’étranger, du fait de l’image militariste qui colle aujourd’hui encore à l’Empire allemand ! Mais que la vie est agréable entre la promenade au parc, le long des grands boulevards commerçants, sur l’une ou l’autre ligne du métro aérien, dans les nombreux cafés de la Potsdamer Platz. Marsden ne témoigne pas d’une germanophilie de carton-pâte mais développe une véritable mystique pour ce pays, ce peuple, cette culture dont il intègre les codes qu’il va rendre à travers ses compositions artistiques. Il avait déjà été frotté de germanité aux Etats-Unis où les immigrants allemands animaient la vie culturelle de la côte Est. Marsden appréciait déjà avant son périple européen tous les artistes de la Sécession.

Le déclenchement de la guerre ne fit pas fuir notre homme. Pas tout de suite. De plus, l’officier Carl von Freyburg, dont il était amoureux, perdit la vie au combat le 7 octobre 1914 près d’Arras. Marsden se mit alors à peindre des motifs militaires. Ni le décès de son père  fin 1914 aussi, ni celui de sa belle-mère en mai 1915 ne parvinrent à le rappeler sur le Nouveau Continent. Il était pourtant très attaché à cette femme ; il prit même pour prénom son nom de jeune fille. Hartley se prénommait Edmund et non Marsden. Fin 1915, il finit par rentrer aux Etats-Unis. Il retourna à Berlin dès 1921 et séjourna encore à de très nombreuses reprises en Allemagne, jusqu’à son décès en 1943.

La patte de Hartley, dans ses œuvres allemandes, est singulière et remarquable. Il développe un langage schématique, à la limite du naïf, dans une palette primaire. Il se tient de même à la limite du non-figuratif et de l’expressionisme, le tout relevé par quelques motifs amérindiens. Il confronte et rapproche ainsi des univers distant de milliers d’année lumière dans une vision personnelle et syncrétique. Le plus étonnant provient d’une sorte de « cousinage » sauvage entre l’œuvre de Hartley et celle … de la vaudoise Aloïse Corbaz, patiente psychiatrique reconnue de son vivant pour sa pratique de l’Art Brut. Aloïse vécut à Berlin de 1911 jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. Elle travaillait à la cour, en tant que bonne d’enfants du chapelain de l’empereur. Elle sera placée en institution psychiatrique quelques années après son retour d’Allemagne du fait d’un comportement parfois inadapté mais, surtout, de ses convictions pacifistes qu’elle clamait en public, et de son amour pour Guillaume II. Marsden et Aloïse partagent le même goût pour les couleurs primaires et la même germanophilie, le même enthousiasme pour cette vaste Allemagne moderne et cultivée. Peut-être Aloïse eut-elle l’occasion de voir des œuvres de Marsden ? Hypothèse peu probable. De par sa fonction, Aloïse ne fréquentait pas les milieux artistiques et sortait rarement seule à Berlin. Les concordances demeurent. Sont-elles le résultat de l’atmosphère allemande de cette époque ?

Un "cahier" d'Aloïse Corbaz
Marsden et Aloïse témoignent avant tout de leur empathie pour un pays réglementairement haïssable depuis août 1914. Les soldats allemands tombés au front ne méritent pas moins les pleurs des leurs que les soldats britanniques, russes ou français. L’Allemagne n’a pas moins été « embrigadée » dans l’improbable équipée de la guerre que la France, l’Autriche-Hongrie ou la Turquie. Marsden et Aloïse furent des spectateurs neutres dont l’affection pour l’Allemagne n’était pas troublée par les vapeurs narcotiques du chauvinisme.