dimanche, décembre 30, 2012

Dernier Vol ... - 70

Eglise Sankt Matthias sur la Winterfeldplatz, Berlin
Magda et son second époux sont partis pour un long voyage, une sorte de lune de miel tardive. Ils en parlaient depuis la vente de leur affreuse maison. Ils ont laissé leur appartement de la Schönhäuser Allee à Friedhelm ; il y vit avec Ditmar. Friedhelm étudie l’histoire, le français et la sociologie à la Humboldt Universität. Il fait aussi du théâtre, des spectacles expérimentaux dans un cabaret de Nollendorf. Il se produit avec Ditmar, un numéro dont le magazine gay Siegesaüle a fait une excellente critique.

Eldride s’est découvert des talents d’organisatrice qu’elle ne se connaissait pas. Elle enchaîne les galas, les soirées et autres activités néo-festives afin de financer la publication de la revue de l’Institut, publication de plus en plus épaisse, luxueuse et fréquente. Et Robert regarde passer le temps à travers les rideaux ventre-de-biche de son bureau. Pour lui, son dernier vol au départ de Tegel, c’était hier et sa fréquentation amoureuse de Paris avant-hier. Il vit une autre forme de temps, plus long, plus sage, plus détaché. Il voit passer les saisons parmi les frondaisons qui encadrent la silhouette sombre, énigmatique de Sankt Matthias. Il fait le tour de cette église, de la Winterfeldplatz tous les soirs, peu avant de se coucher. Il écoute le chuchotis des feuilles, offre une caresse aux chiens qui viennent la lui réclamer, des habitués de la promenade nocturne. Robert n’a pas déménagé, Eldride campe avec lui. Elle aimerait bien trouver quelque chose de moins commun mais n’en a pas le temps. Les chroniqueurs et journalistes des pages culturelles de la presse quotidienne et magazine défilent régulièrement dans la cuisine design de Robert, le Spiegel en a même publié quelques clichés, sous le titre « Ce à quoi ressemble la cuisine littéraire ». Et tous s’émerveillent devant ce « manifeste du design domestique », cet « exercice de rigueur et d’élégance allemande ».

Robert regarde aussi les saisons lorsque, tous les deux mois, il va à Dresde, contrôler le bon déroulement des projets immobiliers du second époux de Magda. Il y passe la nuit et flâne par les rues, attentif à la moindre manifestation du sortilège. Il descend à l’Hôtel du Monde, dans la Louisenstrasse, ses cafés, ses terrasses, son atmosphère toujours très conviviale, très sud même, quoique la nuit s’arrête sur le coup des vingt-trois heures, à part au « Times Square Dresden », un café-théâtre signalé par les nombreux néons de sa façade.

lundi, novembre 19, 2012

Dernier Vol ... - 56


Foule habituelle sur la Bahnhofstrasse

Etonnement, les deux femmes ont la même taille, et pas mal de goûts en commun. Lorsque Robert est passé chercher Eldride, il a trouvé Friedhelm avec un sac, devant la porte. Magda a décidé d’emmener Eldride acheter sa robe de mariée, un petit périple de quelques jours ; elle a sommé son second mari de régler au plus vite ses affaires à Dresde, qu’il y reste le temps de son voyage, son fils est chez Robert et elle part en Suisse avec Eldride. Oui, en Suisse, histoire de montrer à la prochaine Mme Leuba au milieu de quelle catastrophe a grandi Robert, parmi quelle perfection constipante, quel bien-être pathogène, quel somptueux cataclysme social. Elles ont pris un avion pour Zurich où elles ont atterri sous le jour bas d’une après-midi pluvieuse. Durant le vol, Magda a forcé Eldride à commencer la lecture de « Mars », de Fritz Zorn, le récit d’un vrai cancer cette fois-ci. Eldride a timidement demandé si elle pouvait poser le livre jusqu’au soir. Dès sa descente d’avion, elle s’est sentie agressée par la foule dense et chic noyant tous les espaces publics, une horde aux gestes mesurés, parlant trop fort dans un étrange sabir guttural. Et partout cette amabilité aussi douce que le miel qui poisse le manche du couteau, sur la table du petit-déjeuner, et bientôt macule l’anse de la tasse, la cuillère, le couvercle du sucrier, etc. Ça donne envie de pleurer à Eldride. Magda de la rassurer, Robert n’a pas grandi à Zürich comme elle le sait certainement … Non ? Ah ! Robert n’est pas très bavard. Il a grandi dans la partie francophone, le canton de Vaud, cette région que l’industrieuse Suisse centrale et alémanique couvre d’un regard tantôt bienveillant tantôt méprisant, on aurait la même réaction pour un petit-fils séduisant dont on réprouverait toutefois l’homosexualité. Enfin, on n’y peut rien, c’est une question de nature … Tant que ça reste discret. Tant que cette Suisse-là ne prétend pas être LA Suisse mais reste à sa place de dominion latin de la « Schweizerische Eidgenossenschaft ».

Paradoxalement, il se dégage une grande douceur de ce paysage social à la fois triste et opulent, le puissant parfum du regret, des notes capiteuses, épicées, orientales. Les deux femmes sont descendues dans un hôtel très correct, même cossu, une rue calme, près de la gare. Pour des raisons pratiques, elles n’ont pris qu’une valise, elles font la même taille, Magda prêtera des vêtements à Eldride, un jeu de vieilles petites filles avec toute la gravité que cela sous-entend. Magda paie pour tout ce dont Eldride aurait besoin, et la robe de mariée. En échange, Eldride a dû se faire passer pour la thérapeute de Magda, téléphoner au directeur de l’établissement où elle travaille, lui signifier que son enseignante est en décompensation, choc émotionnel, rien de trop grave, elle en est aphone, elle reviendra en début de semaine prochaine. Dans l’enseignement public allemand, on n’est pas à ça près …

samedi, septembre 29, 2012

Dernier Vol ... - 39

En Allemagne, on croit en la médecine, des soins pour tous afin de soigner des maux clairement identifiables, et on ne va pas mélanger les genres, donner dans les spéculations psycho-socio-philosophico-médicales. Le jeu consiste à étirer l’une ou l’autre étiquette jusqu’à recouvrir les symptômes que présentent le patient. Dans la clinique d’Alt Tegel, on a tout d’abord reçu fraîchement le trio improbable Ditmar-Robert-Eldride. Le jeune couté-tatoué donnait des instructions, la diva faisait mine de s’évanouir à chaque minute entre ses vocalises et le patient restait absent, silencieux, détaché. On les a crus sous l’emprise d’un psychotrope. Derrière une banque design, une réceptionniste au sourire tatoué lui-aussi s’est fendue d’un laïus propre à faire déguerpir avec douceur mais fermeté ce trio d’hurluberlus : « antécédents médicaux avérés … analyses ordonnées par le  médecin de famille … surcoups probables … refus de la caisse maladie … caution de 3000.- , non, pardon, 5000.- € ». Sourire compris. Robert a tendu une carte bleue et glissé un « je vous en prie ». La demoiselle de la réception a pris le petit rectangle de plastique, réfléchissant déjà à sa prochaine bonne excuse afin d’éconduire ces trois cas relevant assurément de la psychiatrie. Alors qu’elle antiphonait le cantique de la liste d’attente, des délais légaux, etc., elle en laissa tomber son sourire quand son petit sabot numérique gloussa de contentement en recrachant un récépissé : le débit était abouti ! Tout est allé très vite. On a parqué ce patient accompagné dans une chambre claire oû on leur a proposé du thé, du café, du jus de fruit, des biscuits vitaminés, une assistance psychologique pour Eldride, un programme de sevrage pour Ditmar, des implants capillaires, une pédicure, un détartrage avec soin blanchissant et deux ou trois autres babioles wellnesso-esthético-médicalisante. Robert a  dit oui à une grande tasse de thé vu le nombre de tubes d’urine qu’il avait à remplir.

mercredi, août 29, 2012

Dernier Vol ... - 33

Dresde : après le bombardement britannique,
les bombes étaient de type "incendiaire",
même les pierres brûlaient.
Au cours du dîner, chez Hasir, le fameux restaurant turc de la Maassenstrasse où il a ses habitudes, Robert était prêt à s’ouvrir à propos de ses problèmes de santé, de ses craintes mais il s’est mis à raconter l’histoire de son arrivée à Berlin, les raisons de sa présence dans cette ville, cette histoire familiale traversée de secrets, de sang et, vraisemblablement, de larmes. Magda connaissait vaguement la filiation étrange qui liait son ex-mari aux von Bukow. Elle ne savait toutefois pas que cet héritage était, en partie, usurpé. Friedhelm von Bukow, fils d’un capitaine d’industrie, avait su développer le patrimoine familial. Sa fille aînée, Tonie, envoyée en Suisse comme jeune fille au pair, s’y maria et ne revint jamais en Allemagne. Elle avait un frère, Albrecht, déclaré décédé avec son père lors du bombardement de Dresde. Ce n’était pas le cas. Friedhelm trouva effectivement la mort à Dresde mais son fils survécut. Il fit partie des derniers officiers SS à défendre Berlin. Friedhelm, dans sa grande clairvoyance, savait l’Allemagne nazie perdue. Il avait quelques amitiés utiles au sein du clergé catholique saxon et préparait la fuite de son fils via un réseau de monastères vers la Suisse, puis Rome, l’Espagne, l’Amérique du Sud. Le bombardement allié, voulu par les Anglais en pure vengeance sur la Florence du Nord, sur ce poste avancé de la foi catholique, sur cette ville délicate et précieuse, surprit Friedhelm. Albrecht était sur le point de le rejoindre. Il survécut donc, se cacha, comme prévu, sous l’habit religieux et traversa toute l’Allemagne de cloîtres en sacristies jusqu’à atteindre la frontière suisse. Albrecht n’était ni bête, ni inculte. Il raconta toute son histoire à un père abbé jésuite qui vit en lui des qualités nécessaires à tous les membres de la Compagnie de Jésus. On s’informa discrètement auprès des autorités d’occupation quant à la situation des von Bukow père et fils pour le compte d’un cousin novice chez les jésuites. Après de molles recherches, les Russes se contentèrent de faire savoir que les deux hommes étaient considérés comme décédés et que leurs biens seraient employés à la reconstruction d’un Etat socialiste, n’en déplaise à ce vague cousin dont la demande d’information n’était certainement motivée que par l’espoir d’un héritage. Albrecht von Bukow devint frère Augustus et ne quitta plus Soleure. Son père abbé le dissuada même d’entrer en contact avec Tonie, sa sœur, ni avec personne de son ancienne vie. Il était mort pour les hommes et né au service de Dieu.

vendredi, juillet 20, 2012

Dernier Vol ... - 22

Voici le dernier chapitre avant le dimanche 29 juillet. Le feuilleton prend une semaine de vacances, son auteur sera à Palerme, trouver le soleil après la pluie berlinoise. Profitez de cette semaine pour relire les chapitres que vous auriez manqués.



En 88, on avait encore le grand Guillaume Ier puis son successeur de quelques mois, Frédéric III. Friedhelm von Bukow est né en 1889 au milieu des flonflons de l’empire allemand et des brillants débuts du règne de Guillaume II. L’époque était à l’enthousiasme. Le père de Friedhelm avait pour seul bien un certain crédit et une particule qu’une branche aînée et junker des « von Bukow »  lui contestait. Il avait fait de bonnes affaires aux portes de Bâle, à Lörrach exactement, où il fournissait de manière exclusive la pharmacie Löwe en denrées coloniales à caractère médical. Bien mal lui en a pris de se lancer dans les colorants textiles ; l’industrie chimique naissante de la Bâle voisine lui fit des tracasseries de brevet. Il quitta donc les abords du Rhin pour retourner dans son Brandebourg natal où il fit miroiter ses vagues succès d’industriel, força la porte et la bourse de quelques financiers et devint promoteur immobilier à Berlin. Friedhelm hérita du sens des affaires paternel avec juste ce qu’il fallait de réserve afin que l’on ne lui fît plus grief de sa particule incertaine. Il devint chef de famille à vingt-et-un ans, suite à la mort de son père. A l’époque, on ne parlait pas encore de cancer. A vingt-cinq ans, Friedhelm partit à la guerre avec un joli casque à pointe et beaucoup de réserves quant à l’avenir de la Nation. Le hasard voulut qu’il côtoya sur le front autant de spartakistes que de futurs nationaux socialistes. Son sens de l’organisation, son industrie le rendirent populaire et sympathique. Démobilisé, il traversa tous les événements de la République de Weimar au putsch légal de 33 sans encombre et ne cessa de faire croître la fortune familiale.

mercredi, juin 27, 2012

Dernier Vol ... - 17

Martigny, place Centrale
La  visite s’est faite avec cordialité, Robert débarquant au milieu d’une cuisine pleine de voisins, d’enfants, de cousins, de proches et parents de la belle-famille, d’amis aussi, tout ce monde défilant en flux continu autour d’une longue table toujours dressée de verres, de vin blanc local, de café, de viande séchée et de biscuits. Les partants avertissent ceux qui ne seraient pas au courant de la venue inopinée de Robert le Berlinois. Josiane, sa mère, trône aimablement comme une madone laïque, à croire qu’elle a toujours fait partie de cette famille. Elle en connaît les moindres anecdotes, entretient les petits riens d’une piété familiale, d’une tribu ; elle avait épousé un clan avec feu  Bernard Z***. Elle a, comme son fils, « fui » la Suisse à sa manière car le Valais c’est autre chose. Au-delà des différences de mentalité, d’une pratique religieuse resserrée autour d’un petit évêché, il s’agit presque d’une différence de « race ». Il suffit de marcher entre les vieilles maisons de pierre du centre historique de Martigny, quasi au pied de la montagne pour se sentir dépaysé et chercher d’instinct la frontière. Sans vous reconnaître – ou vous méconnaître – physiquement, l’autochtone valaisan sait qu’il a affaire à un non-Valaisan. Si vous faites un peu la conversation viendra la question du jeu  des alliances et de la parenté, l’obtention d’une « valaisanité » d’adoption par le biais d’un cousin, d’un beau-frère ou d’une mère, dans le cas de Robert. S’il venait à évoquer ne serait-ce qu’à mi-mot son « mal », il ne se passerait pas un quart d’heure avant qu’il ne se retrouve dans une voiture, direction l’hôpital de Sion où, par l’intervention d’alliés d’amis de connaissances de parents de Pierre, Jacques ou Jean qui vous doit un service, il rencontrerait au plus vite le meilleur oncologue de la place et il serait hors de question qu’il ne rentre sans que la moitié du canton ne soit rassurée quant à son état de santé. Et il y a tant de bonne humeur autour de lui, il ne geint pas, ne se plaint pas, n’a pas  l’air plus ou moins malade que lors de sa dernière visite, et c’est un froid, le Robert, un posé qu’on a jamais vu ivre, il n’est pas pareil même s’il fait partie de la famille, on ne le comprend pas très bien, peut-être que dans le Haut-Valais ils le décoderaient mieux. De son côté, Robert a fait mine de vouloir partir en fin d’après-midi, c’était une feinte afin de faire passer son départ effectif peu avant le dernier train. Il est hors de question qu’il accepte qu’on le ramène en voiture. Soit, la statistique le proclame, les Valaisans sont les meilleurs conducteurs de Suisse mais Robert a peur en voiture avec un chauffeur légèrement ivre.

vendredi, juin 08, 2012

Dernier Vol ... - 12

Mille excuses à tous mes lecteurs, je n'ai pas eu le temps de placer un nouvel épisode de votre roman de l'été, la faute à la fin de l'année scolaire et à projection de la Walkyrie, une production du Met diffusée dans une salle de Lausanne hier soir !


Le jardin chinois, à Zürich

Fritz Zorn n’a certainement pas connu le jardin chinois ; ça ne l’aurait pas empêché de mourir d’un cancer mais ça lui aurait peut-être apporté une certaine paix. Robert a eu envie de revoir ce lieu. Après plus de deux heures de train, quelques trams, et un plat de nouilles sautées, rapport au risque de brûlures d’estomac en cas d’ingestion à jeun de son super-anti-inflammatoire, il a pris place sur une sorte de trône incrusté de nacre, le regard flottant sur les frondaisons avec le détachement d’un mandarin. Des touristes abrutis – forcément – traînent dans les allées. Dommage qu’il ne pleuve pas. Ils regardent chaque élément, chaque bosquet, chaque sculpture à la façon d’acheteur potentiel dans une maison témoin. Les enfants ne sont pas les pires. Dans leur vacuité culturelle, ils tentent de se raccrocher à ce qu’ils connaissent, demandant si les franges des pompons des lanternes du pavillon du thé sont en spaghetti ? En fait, le jardin chinois ne se visite pas, il se vit. Quel que soit son avenir, Robert aura – au moins – appris cela. Il l’a appris à Berlin ; il n’aurait pas pu l’apprendre à Paris.

Où que l’on porte le regard, la vue compose un tableau raffiné. Une balustrade de pierre travaillée, un bassin double, un pont, une pierraille, une cascade, une pagode, un belvédère, des pierres dressées, des arbres savamment taillés, autant d’éléments symboliquement chargés dont il ne connaît pas le sens exact. Robert – en dépit de son nom – n’est pas une encyclopédie. Aujourd’hui le léger clapotis qu’il perçoit à l’extrémité du bassin lui parle, et de lui. Il se décide à quitter le siège sur lequel il s’était accroupi, déplie ses jambes et glisse presque avec un geste coquet ses pieds dans ses chaussures qu’il avait laissées sous une table basse. Il arpente d’un pas lent et mesuré le jardin clôturé, faisant de nombreuses stations sur le pont, près de la cascade, dans le belvédère, le long de la balustrade de pierres sculptée, au milieu du mini canyon qui traverse la pierraille, dans la pagode et près des pierres dressées, des bosquets odorants, et sous les plus grands arbres savamment taillés. Avant de sortir du jardin, il achète encore une carte postale ; il en envoie une au beau-fils de son ex-épouse à chacun de ses voyages. Deux femmes essaient de quémander une entrée gratuite sur la foi d’une carte journalière des Chemins de Fer Fédéraux mais le sésame n’est pas valable ! Elles gloussent, se rengorgent, récriminent et tournent les talons plutôt que de payer une entrée qui vaut moins cher qu’un café dans n’importe quel établissement de Zürich. Sur la large pelouse séparant le jardin chinois du lac s’étale une foule adolescente et poseuse, des jeunes gens s’enlaçant dans l’amitié et la confusion, des buveurs de bière et des enthousiastes tenant absolument à faire partager leurs non-goûts musicaux. Une patrouille de police semble aux aguets dans un coin. Robert préfère reprendre par des rues parallèles aux quais le long desquelles s’alignent de petits bâtiments d’habitation et ce jusqu’aux abords de la place de l’opéra. Il ne croise que quelques tea-rooms de quartier et de rares épiceries, rien qui n’attire le chaland. Tout le reste de la ville est plein comme un œuf ; les badauds débordent de partout, tous plus élégants les uns que les autres, à croire qu’ils ont été engagés sur casting et que l’on tourne un clip de promotion touristique. Personne ne regarde personne, et tout le monde prend cet air faussement détaché, si propre à la Suisse et particulièrement marqué à Zürich.

dimanche, mai 27, 2012

Dernier vol ... - 10

Champ d'avoines vertes, 1912,
par Félix Vallotton
Entre Champ d'avoines vertes de Vallotton (73x100, 1912), les Baigneurs de Hans Berger (175,5x231, 1922) et un Jardin de paysans de Cuno Amiet (50x64, 1902), il choisit ce dernier paysage nocturne, apaisé et flou au milieu duquel on distingue la croupe d'un cheval. Robert ne visite pas ce jardin, il le hante, voluptueusement, libéré de toute impression physique. Auparavant, il avait aimé chacune des œuvres précédemment citées, surtout les Avoines vertes qui se le disputaient aussi avec une Jeune fille sur fond rouge d'Albert Anker (110x76, 1867), un petit air de Magda jeune fille. S'il tourne la tête sur la droite, alors qu'il est assis sur une banquette de velours vieux rose, en face du sosie de Magda, il a la vue sur les jeunes baigneurs accrochés au milieu du mur latéral de la salle du fond, huit adolescents en pleine santé, offerts à l'eau et au soleil. On ne distingue pas leurs visages, ils se tiennent de dos ou sont trop éloignés. Le regard ne peut que s'attacher à leurs silhouettes filiformes, souplesse et vigueur. Magda n'a jamais rien su de son "portrait" par Anker, il eût fallu que Robert lui parlât du musée des Beaux Arts de Soleure et de la raison de ses visites dans cette ville. Depuis 2006, il n'a plus rien n'à y faire, il y revient tout de même, parfois, la force de l'habitude, une visite au musée, une visite à la cathédrale St-Ursen, à l'église des jésuites et un café dans le tea-room restaurant Suter. Cette fois-ci, ça le distrait de son regrettable séjour lémanique. Soleure a un petit air de Constance, d'Allemagne du Sud aisée, de pays de cocagne. Si la guerre n'avait pas eu lieu, certains quartiers périphériques de Berlin auraient pu ressembler à cela, du côté de Köpenick par exemple.


A présent, Robert est assis sur un petit canapé bas, deux places, cuir rouge, au fond de la salle, chez Suter, alias "Suteria". Le propriétaire, avec fatuité, a nommé ses établissements - il en a deux, le second se trouve à Olten - "Suteria" comme cafétéria, un nouveau genre de café ! Robert aime le lieu pour son style "vieil avant-gardiste", du design eighties', et le petit canapé quoiqu'un peu trop bas est confortable, il peut y enfoncer son mal-être, cette sorte de courbature au creux de lui qu'il a engourdie à grand renfort d'anti-inflammatoires très forts, de ceux que l'on n'obtient que sur prescription médicale en Allemagne mais que l'on finit par acheter sans, en Suisse, parce que l'on connaît le nom du produit, qu'on en a déjà consommé et le pharmacien de se fendre de son laïus néo-médical, et de vous accorder cette vente avec une magnanimité complice. De là à imaginer que le pays est une nation de dealers, Robert n'y pense pas. Il essaie de tromper des maux d'estomac, consécutifs à l'absorption à jeun des susmentionnés anti-inflammatoires et d'un café de trop, en se perdant dans la contemplation d'un lustre aux branches garnies de grosses perles de verre vertes.

mardi, mai 01, 2012

"Dernier vol au départ de Tegel" - 1

Afin de renouer avec la belle grande tradition littéraire de la publication romanesque en feuilleton, je vous offre le roman de ce printemps ! Trois fois par semaine, vous pourrez avancer dans la lecture de ce récit et, pourquoi pas, interagir avec le texte.

Salle du Café Einstein
Il est de ces cafés où il est permis d'aller jusqu'au fond de soi-même, de ces lieux où l'on peut basculer dans ses propres abîmes et le Café Einstein en fait partie. Cela tient certainement à la dignité du décor, de la chaise, de la table, de la banquette pratiques réhaussées de quelques boiseries discrètement  dorées. Les murs de ces lieux ont une histoire, sont plein d'histoires : les parois d'un bassin dans lequel on peut se laisser couler après l'avoir dûment rempli de ses pensées les plus sombres et les plus secrètes. On peut aussi y sourire et badiner en compagnie d'une jeune femme, ou bavarder à bâtons rompus avec des amis. Le café n'est ni trop bruyant, ni trop intime. Son rez-de-chaussée se divise en deux salles, un hall, une sorte d'alcôve et le personnel circule avec aisance et discrétion entre les convives. Pour en revenir aux pensées sombres, à cette sorte de Styx de l'inconscient tourmenté, leurs flots impétueux peuvent dévaler les pentes dépressives de la psyché d'un consommateur anodin sans risque qu'il ne bondisse subitement de sa chaise, se mette à vociférer, ne jette son verre à travers la salle, n'insulte la jeune femme qui l'accompagne ou hurle sur le personnel : le cadre du Café Einstein le réfrène et ce consommateur anodin peut in petto se dire sur le ton de la conversation les pires choses. Rien à voir avec la gentille salade existentialiste des pisse-froid des beaux quartiers; il s'agit plutôt de s'avouer sa fin prochaine, le sordide de la maladie, la douleur, les traitements si peu utiles auxquels on ne peut s'empêcher de se raccrocher. Au Café Einstein, on peut commander encore un verre de riesling en oubliant ce léger mal-être, une sorte de contracture au creux de soi. Tout en faisant la conversation, on dresse hâtivement des bilans, évoquer subrepticement quelques unes des grandes questions : Dieu, après la vie, le paradis, plus rien ? On se dit qu'on a encore le temps, qu'on n'est sûr de rien, qu'il ne faut pas céder à la panique, qu'on en a vu d'autres, qu'on en verra d'autres, qu'on ne se roule pas encore par terre mais que ça finira par arriver, avec d'affreuses angoisses et des fantômes, et des regrets.

La jeune fille remet un peu de gloss sur ses lèvres. Elle n'est pas si jeune mais son maintien souple, sa ligne, son allure lui donne un air de jeunesse. L'homme qui l'accompagne doit avoir le même âge. Il n'a pas l'air malade, pas encore, juste un rien fatigué, ce qui n'a rien d'étonnant vu l'heure et le voyage qu'il a dû faire. Un sac est posé près de lui, sous la table. L'homme papillote des yeux tout en répondant à son interlocutrice. A présent, il en est sûr, ils sont trois à la table : la femme, lui et son mal. Il cherche à le présenter ... mais ce petit trouvera bien à s'imposer. Et l'homme n'a, ce soir, pas le courage  de se laisser rassurer.

lundi, mars 19, 2012

"Le Volcan" et autre forme d'exil



C'est un texte qui commence de manière anodine, comme un roman à lire dans le train, avec une poignée de personnages un peu trop colorés, l'auteur aura voulu accrocher ses lecteurs. Passé les cinquante premières pages se dessine une fresque, terrible, composée d'individus brisés ou révoltés, en fuite en tous les cas. Klaus Mann - le fils de ... - raconte ainsi son exil par suite de l'arrivée des nazis au pouvoir. Il publiera son roman en 1939 mais il laisse entrevoir l'ampleur de la catastrophe à venir. Ce n'est pas qu'une collection de caractères, d'activistes antifascistes mais plutôt la peinture d'une époque, la lâcheté polititque des alliés, les petites compromissions de ceux qui ne se sentent pas concernés et quelques beaux moments imprégnés d'une foi que je ne connaissais pas au fils aîné du grand Thomas. Dès ce roman, Klaus ne pourra plus jamais revenir de son exil, exil intérieur, perte d'une certaine innocence, et personne ni avant, ni pendant, ni après la guerre pour rendre hommage à sa clairvoyance politique et à son appel à la résistance.


C'est une lecture que j'ai mollement entamée il y a un mois de cela et qui me subjugue à présent par sa profonde humanité, par l'empathie de son auteur pour les drames humains de la relégation, quelle que soit la guerre ou l'époque. Il y a des signes avant-coureurs, une sorte de malaise indicible. Avant même que ne commencent les combats, les victimes ont déjà sombré, subjuguées par le néant et le desespoir. Cela fait plus d'une année que, nuit après nuit, je rêve que je passe d'un hôtel à l'autre, de ville en ville, encore bien plus paumé qu'Ulysse en pleine odyssée, "Le Volcan" m'a donc interpellé.


L'exil, au sens large, représente ce moment quand l'on est forcé de quitter ce qui semblait aller de soi : habitudes, certitudes, projet en cours, lieu de vie, etc. Que l'on soit coupé de l'un ou l'autre de ces éléments, et l'ont en souffre. Les conséquences sont à court terme moins dramatiques mais la douleur est réelle. C'est ici que le lecteur peut se sentir directement concerné par "Le Volcan" et l'éventail des réactions des bannis dont il est question. A lire impérativement.

lundi, février 13, 2012

Le désert de l'amour

Ce soir, j'ai vu une très belle adaptation télévisée d'un roman de Mauriac, "Le Désert de l'amour". Emmanuelle Béart, Catherine Mouchet, Didier Bezace - des comédiens rompus aux exigences du théâtre - ont prêté leur talent à l'un des classiques de Mauriac. Je suis "tombé" sur ce film par hasard alors qu'il avait déjà débuté. Dès les premières minutes, j'ai toutefois reconnu la patte du maître : le rythme du récit, la pudeur des sentiments, les louvoiements du coeur face à la chair et le triomphe calme de l'esprit, de la vertu. J'ai tout de suite retrouvé un certain genre "fin de règne" de la bonne bourgeoisie bordelaise dans un dix-neuvième siècle qui joue les prolongations.


Le scénario ? Bête à mourir. L'amour et ses regrets, le parfum d'une jeunesse qui s'en est allée et l'incommunicabilité entre les époux, leurs attentes décalées. On est loin du baratin de la littérature qui "marche", que dis-je, qui court, galope, saute les haies et violente les règles de la grammaire. J'aurais toujours un amour indéfectible pour Mauriac et ses drames d'un autre siècle, pour sa retenue, sa pudeur et sa dignité. Et la politesse du déguisement romanesque ... Pour sûr, ça nous fait des vacances. Rien de vulgaire, pas même les "bas instincts", traités sans pathos, sous l'aspect cru de la douleur qu'ils suscitent. Et quelle syntaxe !


Avec le temps, le jeu des masques, les exigences sociales, impossible de dire le fond de sa pensée. On se tourne alors vers les caractères mauriaciens et leurs silences interdits. On est un peu moins seul et on se dit que les petits romans si lents du grand François durent encore et, parfois, permettent la réalisation d'un beau téléfilm.

samedi, janvier 28, 2012

Election au Conseil d'Etat du 11 mars prochain



Non, je ne suis pas militant socialiste, je n'ai du reste pas de couleur politique particulière; je préfère souvent les élus à leur parti. Non, le Conseil d'Etat n'a pas démérité. J'ai, soit, plus d'inclination pour certains de ses membres mais tous mériteraient d'être reconduits dans leurs charges. J'ai une pensée particulière pour feu le conseiller d'Etat Jean-Claude Mermoud, mort dans l'exercice de ses fonctions. N'oublions pas que la politique est un métier difficile qui ne ménage pas son homme (ni sa femme), toujours sur la brèche, souvent en butte à la critique.


Aujourd'hui, je prends la parole pour soutenir la candidature de Nuria Gorrite au Conseil d'Etat vaudois, une candidate socialiste, actuellement syndique de Morges et bien d'autres choses. J'invite tous les citoyens vaudois sensés à faire de même. Nuria est une femme qui a grandi dans le même quartier que moi, Préllionnaz (littéralement le Pré de la Lionne !), un quartier populaire et mixte, quelques villas familiales dans le haut, du clapier à lapins concentrationnaire au milieu, le domaine catholique de La Longeraie à l'ouest, la belle propriété des de Goumöens à l'est, là où l'on s'est mis à rêver de construire notre grand Musée Cantonal des Beaux-Arts, mais je m'égare, c'est une autre histoire. Bref, Nuria n'est pas de ces politiciennes de gauche née et grandie dans une banlieue à dentistes. On se croisait, parfois, dans la navette du BAM, une sorte de mini autobus improbable, une ligne desservie deux fois l'heure ! Et, déjà, à l'époque, Nuria avait la fibre politique, et une opinion, motivée. Elle avait treize ou quatorze ans, moi aussi. Il m'est arrivé de débattre avec elle. Nous n'étions pas d'accord. Je crois qu'elle avait raison. Elle avait des arguments plus fouillés, une vision déjà, une ligne politique et pas simplement des revendications. J'ai quitté Morges, elle y est restée et en est devenue la syndique. Je n'ai pas coupé toute relation avec ma ville natale, chaque semaine, je passe dîner chez ma mère (qui vit encore à Préllionnaz) et j'ai pu observer les heureuses transformations de la ville sous l'influence de sa syndique. Que tous ceux qui douteraient des compétences et des capacités de la candidate Gorrite se penche sur le bilan de la municipalité de Morges.


Tout comme Ada Marra, Nuria Gorrite est une "secundo", fille de l'un de ces travailleurs étrangers que l'on regardait encore un peu de biais quand j'étais enfant. Nuria aurait pu rester prisonnière d'un discours revendicatif mais elle est au-dessus de ça. Tant son parcours personnel que professionnel témoigne de sa pugnacité et de son intégrité morale. La candidate Gorrite n'avancera jamais une promesse qu'elle ne saurait tenir une fois élue ! Et, ce qui ne gâche rien, c'est une femme élégante ... Non, je n'ai pas dit élégante façon tailleur passe-partout un peu strict centre gauche ou droit. Notre candidate est de cette élégance qui prend des risques et qui pétille. Toujours pomponnée, impeccable (les armes de la droite), elle part à la bataille et ressort du combat fraîche comme un gardon, le broching parfait, à croire qu'elle est juste allée prendre le thé.


Évidemment, je ne vous avance pas là des arguments très politiques, c'est un engouement viscéral dont je vous fais part mais fiez-vous au flair de l'auteur, à la sensibilité de l'artiste, relever les petits signes de rien qui, pourtant, en disent très long. Un seul mot d'ordre, votez Nuria Gorrite ! De plus, ce qui ne gâche rien, ses deux colistiers Anne-Catherine Lyon et Pierre-Yves Maillard sont aussi d'excellents candidats.

mercredi, janvier 04, 2012

Lire "Le patient du Dr. Hirschfeld" à Berlin



Rien de mieux que d'évoquer le dernier roman de Nicolas Verdan, "Le Patient du Dr. Hirschfeld" dans la capitale allemande. Le recit se déroule parallèlement sur deux époques, dans deux villes : la Berlin de la montée du nazisme et le Tel Aviv de la construction israélienne. Le héros, Karl Fein, l'un des patients du Dr., célèbre sexologue allemand des années trente, est à la fois juif et homosexuel, double raison d'être persécuté ... Nicolas Verdan n'a pas commis un roman de plus à propos de l'horreur nazie mais un plaidoyer à la tolérance, à l'ouverture d'esprit et à la compassion. Au fil du texte, les gentils ne sont pas si gentils, les méchants ont leurs raisons et Karl Fein semble rester la victime perpétuelle du système, quel qu'il soit.


Accessoirement, Verdan nous promène dans la Berlin éternelle des cabarets et de la vie urbaine, dans l'espoir des matins nouveaux du jeune Israël, dans l'exotisme de l'Argentine germanisante. Étonnement, les régions et les époques s'imbriquent les unes dans les autres sans se "contredire" et finissent par former une mosaïque complexe et touchante au long d'un récit à valeur historique, relevé de multiples rebondissements. Il y a du suspens au coin de chaque chapitre, et milles anecdotes plaisantes : devinez quel dignitaire nazi - et je ne parle pas du général Röhm - sortait travesti faire la tournée des boîtes berlinoises et était connu sous le sobriquet de "schwarze Maria" ?


Nicolas Verdan, avec ce brillant roman, aux éditions Campiche, témoigne de l'intérêt croissant de la Suisse romande pour la culture allemande et, particulièrement, pour la lointaine Berlin. Ses milles drames, ses possibilités gigantesques, sa nonchalance et son petit genre canaille mais bon fond nous changent du propre en ordre stérile de notre bout de pays et ses atermoiements, toujours à balancer entre germanium et latinium. Pour mémoire, les éditions Zoé ont étonné le monde littéraire français avec la publication de la traduction du Matthias Zschokke, "Maurice à la poule" qui se déroule intégralement à Berlin. Zoé, Campiche, et après ? à qui le tour ?

lundi, décembre 26, 2011

Une année chez les Buddenbrook



Messe de minuit à Saint-André, petite paroisse des hauts de Lausanne présidée par le bon abbé Gabriel Pittet. Nous n'étions pas une grande foule, une cinquantaine de fidèles tout au plus, il faut dire que la chapelle est intime. Le père Pittet officiait sans servant de messe, un peu d'0rgue, un ami violoniste et l'impression d'assister au culte de minuit chez les Buddenbrook, dans le grand hall de la maison familiale de la Mengstrasse. Le Père Pittet était le prêtre responsable de la paroisse de Saint-Joseph, le quartier de Prélaz, mon logement du chemin des Clochetons, sept ans de vie et d'écriture dans ce lieu. Il m'a fait aimer "la vie en paroisse", il nous demandait même parfois à Cyril et moi-même de donner la Communion. Depuis qu'il a été attaché l'unité paroissiale de Notre Dame de l'Assomption, nous participons à sa célébration de Noël.


Nous sommes au point de l'année quand il est bon de tirer des bilans. Et j'ai passé cette année "chez les Buddenbrook", accompagné par la lecture d'auteurs allemands tels que Thomas Mann, Klaus Mann, Siegfried Lenz et Eduard von Keyserling. J'ai passé une année dans un univers agréable, délicatement mélancolique, un peu fin de règne et très marqué par le souci de "bien tenir son rôle", une façon de répondre ... comment dire ... à l'angoisse générale ? la crise ? etc. etc. etc. J'ai passé une année à voir de merveilleuses fins d'après-midi, des couchers splendides. Accessoirement, j'ai aussi acheté quelques cravates supplémentaires. Un peu à contre-courant, non ? A moins qu'il ne s'agisse de se révéler à soi-même, de construire une vie. Nous avons même des plantes vertes dans la salle à manger, notre grand appartement à Cyril et moi-même.


Il ne faut pas que j'oublie le Cercle Littéraire, quelle agréable "seconde maison", ses grands salons, sa bibliothèque, le Figaro, la Croix, des plaisirs que je dois à mon éditeur Olivier Morattel qui, avec le Pr. Jequier, m'y a coopté. Je peux aussi rajouter au bilan de cette année une très belle exposition Nolde à Bâle, une exposition Cuno Amiet à Berne, la découverte de la ville hanséatique de Stralsund et quelques belles rencontres. Pour clore mon "année allemande", je parlerai dans mon prochain billet "Du Patient du Docteur Hirschfeld", dernier roman de Nicolas Verdan.



dimanche, novembre 20, 2011

"L'enquête immobile"



Chose promise, chose due, voici mon billet sur le dernier Lador, L'Enqête immobile, un monument littéraire si tant est qu'un feu d'artifice peut être qualifié de "monument". Le synopsis, oh, le synopsis, est-ce bien nécessaire chez notre grand auteur ... ça rentre, ça sort du champs du texte sous la dictée, le verbe du narrateur-observateur-enquêteur-entomologiste de la fourmilière lausannoise et au-delà. L'enquête est un prétexte à l'évocation pertinente et grinçante de l'histoire du vingtième siècle, évocation couronnée par quelques spéculations anticipatives qui feront de notre Pierre-Yves un prophète lorsque, dans vingt ou trente ans, ce qu'il avait esquissé sera devenu réalité.


Revenons sur l'effet "feu d'artifice". Ho ! la belle verte, la belle bleue, et un bouquet, et un tableau et les phrases, les images, le style pétaradent très haut en compositions étincelantes et instantanées qui, au coin du paragraphe nous laisse aveuglés et stupéfaits, émerveillés ... Nouveau tableau, nouvelle scène et ça repart avec de nouveaux effets pour nous laisser totalement abasourdis. Et quoi d'autre après ... le bouquet final !


L'enquête immobile ne doit pas se lire d'une traite ; c'est possible mais c'est gâcher cette lecture. Il faut avancer de vingt pages en vingt pages, en début de soirée par exemple, profiter pleinement de la dimension pyrotechnique du texte, en jouir durant une vingtaine de jours. Lador ne se "bouffe" pas à temps perdu dans le train ou à l'arrêt de bus. Il nécessite des conditions de lecture minimum, comme un feu d'artifice ne se tire pas en pleine tempête hivernale ou sous une pluie orageuse.


L'Enquête immobile, 383 p., Ed. Olivier Morattel, 2011

vendredi, octobre 21, 2011

1984/Chess




Un voyage, une ville anglophone à une dizaine d'heures de vol, downtown, l'agitation, des grattes-ciel, de l'ennui aussi ... Passons. Un magnifique musée des Beaux-Arts mais, surtout, un retour sur mes rêves adolescents et mes projections de vie urbaine, de modernité, d'avenir en costumes croisés pastel. Et la vie nocturne, entre dandy et mauvais garçon à écumer boîtes et bars. Ma pauvre petite Lausanne, et même Paris. Si j'avais pu connaître alors ma Berlin ! Quoqu'elle m'eût paru quelque peu trop crasseuse, pas assez glam', toc, chic, plastic, vinyl, Jean-Paul Gaultier, sexy, mondaine.



Dans cette grande ville anglo-saxonne, le temps d'une représentation, la comédie musicale "Chess", tout m'est revenu. Je me suis souvenu alors du confort d'un monde bi-polaire et fort simple, de l'évidence de la jeunesse, de la connotation positive de l'avenir et toutes les belles promesses dont tout le monde était encore bercé à la fin des eighties'. "Chess" mêlait une intrigue amoureuse tarabiscotée, des questions d'honneur mal-placé, les dernières passes d'arme de la guerre froide et une certaine vision de la compétition. Je m'y perds un peu. Et, comme tout le monde, je retiens le tube de cette production "One night in Bangcock" de Murray Head.



Durant toute la représentation, j'avais dans les narines les notes du parfum "Jazz", d'Yves Saint Laurent et comme un arrière-goût de "avant c'était mieux". Il m'a fallu attendre le final et la standing ovation pour qu'une lumineuse pensée me traverse l'esprit, à la limite du sophisme. Partant du fait qu'avant c'était mieux et que "Chess" est actuellement produite, on ne peut qu'en déduire un iatus. Soit ce n'était pas "avant", soit ce n'était pas "mieux". "Mieux" ne pouvant s'exprimer que postérieurement à un état antécédent et la comédie musicale étant à l'affiche en ce moment, il s'agit alors de "maintenant" qui devrait être mieux que l'époque de la création de "Chess" ! Toutefois, il serait hardi de dévaloriser la version d'origine par rapport à sa réadaptation, donc "maintenant, c'est bien", cqfd, même si je n'ai plus ni seize, ni dix-huit, ni vingt ans !

samedi, octobre 08, 2011

Nous sommes tous des "Princesses".



Pierre Yves Lador, grand auteur vaudois qui m'honore de son amitié, lors de la présentation de son dernier roman, L'Enquête immobile, aux éditions Olivier Morattel, en plus d'une plaisante dédicace m'a offert quelques volumes du comte Eduard von Keyserling. Je me suis donc plongé dans l'Enquête immobile, que je réserve à ma lecture domestique (je lui réserve aussi mon prochain billet). Dans mes promenades ou le train, je lis l'un ou l'autre des Keyserling. Difficile de ne pas être touché par la délicate douleur de ces pages, par cette mélancolie illuminée. Je pense tout particulièrement à "Princesses", tout le carcan délicatement contraignant des conventions, de "ce qu'il faut faire pour tenir sa place" sous un ciel merveilleux, immense, parmi les lambris de belles demeures. Du "bonheur" d'être malheureux dans la soie ...


Keyserling ne nous raconte pas des histoires compassées de princesses d'antan; il nous parle de notre existence et de tout ce que nous acceptons par convenance et qui nous éloigne de notre bonheur. Soit, on nous raconte que l'on "construit" sa vie ... cela fait beaucoup de guillemets, autant de voiles pudiques sur les mensonges que l'on se force à accepter. Où est passé le franc soleil de nos vies, le rire et la liberté ? Ne vaudrait-il pas mieux sombrer dans un authentique malheur, comme Job, plutôt que de devoir boire à petites lampées une coupe de fiel mêlée de beaucoup de sirop, pour faire passer le goût. Au final, on en vient à haïr le sirop.


Les usages - dévoyés - nous tuent plus sûrement que les traits de nos ennemis. Et notre souffle est gaspillé en formules creuses, en paroles vaines ... Keyserling ou le crépuscule des princesses, une belle métaphore de l'état actuel auquel les tenants de la culture (je ne pense pas ici à ceux qui s'affichent dans les pages people de la presse tout venant mais à ceux qui nourrissent le coeur, les sens et la tête de leur public), donc l'état auquel les tenants de la culture et les gens éduqués sont réduits : une faillite annoncée ...


Il faudrait ... tant de choses mais la saison est trop avancée et le soleil décline à l'horizon. Nous allons donc mourir poliment.

dimanche, août 21, 2011

Lieber Deutschland





De Constance à Münich, chère Allemagne, si diverse, pays de Cocagne dans lequel je séjourne avec tant de plaisir. J'ai assisté à une fort belle messe à la Dreifaltigkeit Kirche de Constance, un vendredi à midi. J'ai aussi passé de belles soirée, à travailler à la terrasse de cafés, le Wessenberg, et un autre établissement, derrière Sankt Stefan. On écrit bien dans cette atmosphère, de jolies promenades aussi.



J'avance dans la lecture passionnante du Dr. Faustus, de Thomas Mann, évidemment. Six cents pages sur l'essence de la nature allemande, sur la volonté de cette grande nation à "percer" parmi les nations du monde. C'est aussi un essai sur la douleur, la mélancolie, le sacerdoce de la création. Face au marasme économique et identitaire de l'Europe Unie, l'Allemagne représente un modèle, voire même le salut de cette Europe, comme elle le fut du temps du Saint Empire romain germanique.



On me rétorquerait que l'Allemagne est aussi à la traîne, déficit budgétaire, chômage, etc. mais les solutions qu'elle peut nous apporter ne sont pas d'ordre économique. Ce sont des réponses culturelles aux questions que la crise a soulevées. Il est impératif de commencer par se plonger dans l'oeuvre de Thomas Mann.

jeudi, juillet 21, 2011

Une autre cité hanséatique



Deux jours à Stralsund, sur la Baltique, en compagnie du "Dr. Faustus" de Thomas Mann, un petit crochet balnéaire au milieu de mon séjour berlinois. J'y ai découvert deux merveilleuses églises gothiques de briques, d'immenses édifice qui évoquent une atmosphère très "Caspar David Friedrich". Depuis ma chambre d'hôtel, j'ai une merveilleuse vue sur l'une d'elles, St Marien. De plus, les protestants d'ici laissent leurs églises pleines d'images de saints, de papes, d'évêques; et la vierge aussi, entourée de saint Pierre et saint Jean, courronnée par le Père et le Fils (St. Marien, retable du maître autel, voir photo), jusqu'à une petite chapelle lattérale de St Nicolai (l'autre des des deux) proposant au fidèle de brûler un cierge en l'honner de la Mère de Dieu, avec prière assortie. Lorsque je me suis enquis de la pratique religieuse des réformés de ce coin d'Allemagne, on m'a raconté la très jolie histoire des fidèles qui, en 1525, ont caché les images de saints, de Vierges, tout ce qui eût été voué à la destruction anti-papiste et l'ont ramené petit à petit une fois la vague protestante retombée. Et le guide de conclure que, d'ici cinquante ans, on en aura fini avec ces histoires de division !

Ce soir, j'ai assisté à un concert d'orgue (un instrument géant du mi-XIXème, le plus grand en Allemagne construit par Buchholz) à St Nicolai. J'ai trouvé dans cette église ma quatrième merveille du monde (après les Jardins Boboli , le Taj Mahal et le Zwinger Palast, dans leur ordre chronologique de découverte). Les Stralsunder ont veillé sur ce lieu de culte génération après génération et ses tours les ont protégés. Entre ses murs, on sent, physiquement, la présence de la foi, d'un grand respect pour ses mystères et d'une infinie pureté. J'ai connu un épisode extatique durant l'interprétation d'un canon, op. 56, 4 de Schummann.

Un dernier mot sur ma visite à l'Alte Nationalgalerie, à Berlin. En ce moment y est présentée la collection du banquier Wagener (1782-1861), une collection marquée du sceau du romantisme allemand. Des Schinkel, des Friedrich, la découverte de l'école de Düsseldorf, et d'un outsider : Frédéric Frégevize (un peintre genevois entre Sablet et Calame). Et un tout dernier mot sur le ravissant parc du château de Friedrichsfelde, le château et le Tierpark.



mardi, juillet 12, 2011

Berlin, le temps qui passe et moi




Comme à chaque été, je suis retourné chez moi, à Berlin. Toutefois, je ne goûte plus un certain est, envahi de stupides hordes de touristes, de l'abruti en chlapettes incapable d'aligner trois mots en allemand. C'est peut-être un effet de l'âge, je trouve Friedrichshain, Mitte et Prenzlauerberg d'une crasse physique et morale poisseuse. Ajoutez à cela l'enfer d'une certaine jeunesse décervelée, sale et pauvre ... et intolérante. Ces masses touristiques - néanmoins jamais fauchées pour la bière en litrons - ont réussi à chasser les vrais poivrots et clodos des arrondissements susmentionnés. Je me suis donc réfugié à Charlottenbourg-Wilmersdorf. Je fais quelques incursions au nord de Schöneberg (surtout pas Nollendorf) et assiste à la messe à Sankt-Edwige. Je me rends avec plaisir à Lichtenberg aussi; bref, partout où l'on ne voit pas de troupeaux vacanciers.

Accessoirement, je lis "Maurice à la poule"; Zschokke a tout compris de la paresse dans laquelle tout individu s'enfonce lorsqu'il s'installe dans cette ville. Comme le dit l'adage : "vous n'avez pas de formation, pas de travail, pas d'envie, pas d'idées, venez donc à Berlin !" Et tout finit par (s') échouer sur les trottoirs de cette capitale construite sur du sable.

dimanche, mai 15, 2011

B ... Barcelone ... Besançon




Petit retour sur mon séjour à Barcelone, sur mes véritables motivations dans ce voyage. J'y suis retourné pour Mauri, le restaurant-salon de thé au coin de la ramblas de Catalunya et carrer de Provença, fondé en 1929. J'y suis allé déjeuné, sous ses plafonds peints et ses boiseries Art Nouveau, j'y ai retrouvé ses pâtisseries tout aussi chantournées. J'ai pris le menu, avec entrée, plat et dessert, et le vin de la maison dont on vous apporte une bouteille. Le prix est le même que l'on boive un, deux, trois, quatre verres ... Et la boutique Muji n'était pas loin, y racheter l'un de ces petits calepins au format d'un passeport. Je suis aussi allé revoir quelques bonnes toiles des mes "impressionnistes" catalans, Rusiñol et Casas au MNAC. Finalement, je ne m'échape pas de mon univers de vieille fille ...
Je ne sors pas de mes villes en B. non plus. Le week-end passé, nous sommes allés à Besançon avec Cy, la belle architecture de Vauban, exactement l'atmosphère de "bonne ville" que j'affectionne tant. Un bon musée des Beaux-Arts et de l'archéologie, la messe à Saint-Pierre et nous avons même trouvé un établissement gay, très province, avec un jeune serveur court vêtu qui se dandinait sur le bar.
Je ne voyage pas par goût de l'exotisme, je collectionne des épisodes de ma vie idéale et surannée, une existence protégée par le rempart des bons auteurs. J'emmènerai du Crevel et du Thomas Mann lors de mon prochain séjour berlinois.

mercredi, avril 27, 2011

Les trop riches heures de Barcelone



Quelques jours à Barcelone, ville que je connais bien et que j'apprécie ... appréciais. L'insolente santé économique de la communauté autonome de Catalogne parmi une Espagne exsangue a refermé Barça sur un certain complexe de supériorité. La grande cité, sainte capitale de la culture catalane, n'a plus qu'elle-même comme modèle. Elle en devient idiote et commence à sentir moralement le moisi. Le musée d'Art contemporain n'offre plus que deux de ses trois étages à la visite, dont l'un est consacré aux collections (d'artistes locaux) que possède l'institution. Et les autorités municipales ont quasi éradiqué tous les signes restant de la guerre civile. Des chantiers chic et sans fin ceinturent la ville qui n'en finit pas de s'alourdir de frisottis architecturaux réhabilités selon une esthétique ripolino-disneyique. C'est tout juste si l'on a pas forcé les vieilles gagneuses de Raval de subir lifting et liposuccion.


Le touriste est contraint au rôle de crétin de touriste que l'on fait poireauter devant le tas de nouilles trop cuites de la Sagrada Familia ... Heureusement, il reste de vrais gens, ceux qui n'ont jamais fréquenté le musée d'Art contemporain ni ne prennent la pose sur la plage artificielle de San Sebastian, de ceux qui assistent à la messe de San Augustin ou qui épluchent des légumes devant leur porte, parmi les rues basses de la Barcelonette.

samedi, avril 23, 2011

Vendredi Saint



Célébration du Vendredi Saint à l'abbaye de Saint-Maurice où je reçus la confirmation dans la chapelle des Martyrs il y a une quinzaine d'années. J'y suis allé avec Cy. puis nous avons dîné à Martigny. Etonnant Valais si proche et pourtant ... étranger. La place centrale de Martigny ne ressemble à aucune place vaudoise, ni bernoise, fribourgeoise ou neuchâteloise. L'architecture, l'urbanisme, une certaine saveur de l'air marquent une différence notable. Jusqu'à une caissière qui devisait avec un client en patois ! Ce n'est ni plus, ni moins, c'est autre, dépaysant.

J'ai passé le dimanche des Rameaux à Bâle, j'y ai ressenti moins "d'exotisme". Nos cartes, nos frontières et autres délimitations se mettent à mentir ou répondent à des logiques obsolètes. Je n'en reviens toujours pas d'un voyage à Vienne sans avoir à aucun moment produit une pièce d'identité officielle ! Inutile d'ajouter que je me sens moins "autre" à Vienne ou Bâle qu'à Martigny.

Pâques nous apportera-t-il la promesse d'une moins grande distance avec le Ciel ?! Du moment que j'avance d'ici à la fin des vacances dans "Un après-midi d'été couvert", ce roman sur le thème de la déréliction me pèse, il m'use et réveille plus d'un abandon en moi.

vendredi, avril 15, 2011

Hôtel Balmoral


Non, je n'ai pas quitté le navire ! que mes lecteurs de C., petit village vaudois où vécut Mme de S. se rassurent et les autres aussi. Je n'ai pas le don d'ubiquité et me suis retrouvé dès début mars dans les cartons. J'ai déménagé. Berlin ? Bordeaux ? Barcelone ? Zürich ? non, je suis juste passé du quartier de Prélaz à sous-gare. Moi qui n'ai de cesse d'aller nuit après nuit en songe d'un hôtel à l'autre, je me suis installé à l'hôtel Balmoral, à l'ex-hôtel Balmoral, un bel édifice du début du XXème siècle reconvertit en immeuble d'habitation.

Ce n'était pas qu'un déménagement; j'ai tourné une page. J'ai produit tant de textes aux Clochetons, tant de récits ... Le lieu était épuisé. La dernière fois que j'y suis passé, état des lieux manqué, le propriétaire s'est fait excuser, il y avait un air de piano qui descendait dans la cage d'escaliers, des exercices relativement adroits, une variation passant du classique au jazzy. J'ai observé avec étonnement les murs, nus, les pièces vides, sordides à la limite, devenues si étroites. J'étais incapable de reconnaître mon ancien logement.

A l'hôtel Balmoral, j'occupe la moitié du dernier étage de l'aile gauche, trois fenêtres en façade et une sur le côté. Un cabinet, une chambre, un immense séjour - la cuisine en dépendance - et la salle de bain au bout d'un large couloir, une véritable antichambre carrelée avec goût. J'ai la vue plein ouest, une rangée de bâtiments Art Déco tardifs en vis-à-vis. La nuit, pas un bruit, à part la sonnerie bien timbrée de l'horloge tous les quarts d'heure qui roule sous les trois mètres de plafond stuqué.

mardi, mars 01, 2011

Je suis venu vous dire ...

Je reviens, non en bloggeur capricieux en manque de reconnaissance mais en auteur responsable, prêt à assumer le regard qu'il porte sur la cité et ceux que l'on y rencontre. François Mauriac, Julien Green et Thomas Mann n'ont pas fait autrement. Mes lecteurs comprendront le parallèle, mes détracteurs ... Oh! je ne suis pas encore assez installé pour en avoir.

Il se trouve que je passe mes vacances à Lausanne; je traverse la ville, je lis la presse, scrute les façades comme un touriste. Je cherche les correspondances de transport public, essaie de débusquer une rue ou l'autre; l'exercice est amusant. De plus, j'ai mille courses à faire, qui m'entraînent de Prilly à Lutry, et jusque dans l'improbable chemin du Trabandan. Aujourd'hui, j'ai traversé des perspectives, des avenues, des boulevards au charme discret, au prestige encore plus discret. C'est une vie qui s'y déploie et dont j'avais oublié l'expression si particulière, comme une vieille connaissance qui n'a pas si mal tourné. Je n'ai pas si mal vieilli non plus. Reprendre là où on en était resté.


Je suis resté interdit par le traitement accordé, dans la presse, à un événement tragi-comique, les coups de feu gratuit d'un homme sur une représentante de la police par simple détestation. Le tireur a, soit, un problème mais, plus globalement, notre société a un problème ! Comment la force publique en est arrivée à être détestée au point qu'un quidam, de sang froid, cherche à blesser l'un de ses membres. Je m'interroge parmi l'étrange lumière de ce jour, de brume, d'or et d'argent. Je m'interroge dans la séduction de ce printemps à venir.

vendredi, décembre 31, 2010

5-4-3-2-1 Ignition

Bilan 2010, exercice classique dont les chefs d'Etat se sortent avec plus ou moins de bonheur, d'Adolf Oggi et son sapin à Jacques Chirac et son horloge à voeux ... Allons-y, cher lecteur, pour ce passage en revue de l'année écoulée. Je vais procéder de manière thématique plutôt que chronologique.

Commençons par les voyages, d'un week-end ou plus. J'ai bien passé cinq ou six semaines à Berlin ... mais ce n'est pas du voyage, j'y suis chez moi. Dans ma chère Allemagne, j'ai renforcé mon attachement au Bodenseekreis. Avec Cy, nous avons séjourné à Constance, Friedrichshafen, Saint-Gall, Bregenz. Cette région à cheval sur trois frontières est pleine de charme. On y mène une vie plaisante, discrète, confortable et aimable. Nous avons poussé un peu plus loin à Stuttgart, une belle cité commerciale, sa gare monumentale d'un style un rien fasciste, la grande avenue bordée de commerces, le château, son petit parc, le Kunstmuseum et cette bonne vie opulente qui s'offre à chaque terrasse, dans chaque café, dans les rues, les places. Je suis aussi allé "redécouvrir" Münich en solitaire (j'y suis passé il y a plus de quinze ans), la ville de l'adolescence de Thomas Mann, de ses premiers succès. On y trouve de beaux cafés. Je retiens particulièrement le Hermann, à l'étage, en face de l'hôtel de ville, et le Puck, près de la neue Pinakothek. J'ai aussi découvert Malte avec Cy, un pauvre caillou recouvert de vieilles briques où l'on fait payer les catholiques pour visiter les églises. Le tourisme fait vivre l'île et la tuera certainement ... Autre destination touristique, la côte dalmate en Croatie. Je garde depuis que nous y sommes allés quelques impressions, quelques images de Hvar, sur l'île du même nom, et le fabuleux palais de Dioclétien à Split, les quais, la villa Mestrovic. Nous avons encore passé quelques jours à Lyon et Zürich.
En matière d'art, j'ai fort goûté une belle exposition Vallotton au salon du livre de Genève, particulièrement un "Paysage, soleil couchant" de 1919, un horizon de feu, d'or, de turquoise, de rose, beauté indescriptible de la mélancolie du couchant, arbres et bosquets, et les promesses de l'enfance. Beau à pleurer. Il y a aussi ma visite de la Neue Pinakothek, pas envie de citer une toile en particulier. Tout comme le Staatmuseum de Stuttgart. De belles institutions.

Question littérature, 2010 sera l'année de ma rencontre avec Julien Green, Léviathan, Adrienne Mesurat, son journal ... Quel choc ! J'ai lu Adrienne en pleine canicule berlinoise et j'en suis resté frappé, interdit. J'ai terminé l'année sur la lecture des Buddenbrook, un nouveau choc. J'ai approfondi ma relation à François Mauriac, Un Adolescent d'autrefois, Le Baiser aux lépreux et une bonne biographie que je n'ai pas terminée.
Quant à ma "production", j'ai fait publier Les Âmes galantes en mai et, fin novembre, les Mémoires d'un révolutionnaire. J'ai surtout mis la dernière main à La nouvelle Fuite à Varennes. J'attends les propositions de correction de mon éditeur. J'ai aussi achevé la rédaction de deux brefs textes qui m'ont beaucoup tenu à coeur, Slideshow (impubliable car fondamentalement scandaleux et amoral) et Tous les Etats de la mélancolie bourgeoise, un petit essai pertinent un rien fielleux.

Je n'ai manqué qu'une ou deux messes dominicales mais aucun des grands rendez-vous liturgiques de l'année. Je suis allé d'un paroisse à l'autre, toujours dans le regret de ce que j'avais connu à Saint-Joseph. En 2012, je compte me rapprocher de la paroisse Saint-André, y retrouver l'abbé Pittet.

Un dernier mot, de cinéma; il y a eu la révélation esthétique et artistique d'un Single man de Tom Ford. Je n'entrerais pas dans le détail, je vous laisse regarder dans les billets de cette année. Un coup de projecteur sur Io sono l'amore, de Luca Guadagnino, une tragédie wagnérienne dans un Milan post-mussolinien. Tilda Swinton y est sublime.

Et quant à ce blog ? Stop ou encore ? Mon éditeur et les journalistes me forcent la main. On m'a collé une étiquette de blogueur. Je voulais mettre un terme à cette aventure; vais-je revenir sur ma décision ?

jeudi, décembre 30, 2010

6. "Le Nom des gens"


Un film, un film français, une friandise, un bonbon acidulé, une perle, un petit rien d'une élégance incongrue de Michel Leclerc. Il m'est souvenu ma période française, quand je n'avais d'yeux que pour Paris et le "miracle mitterrandien". C'était il y a longtemps ... C'était quand j'avais vingt ans. Tout le monde était persuadé que les matins clairs commenceraient à se lever sur la Ville Lumière, sur la France.

"Le Nom des gens" donne envie de voter socialiste, de croire au modèle républicain, au joyeux métissage black-blanc-beur autour d'un coup de rouge. Bahia Benmahmoud (Sara Forestier) est une jeune fille délurée, touchante et désinhibée. Un peu folle ... Arthur Martin (Jacques Gamblin) est son parfait contraire et comme tout le monde le sait, les contraires s'attirent. Le scénario est un habile prétexte à une galerie de portraits et une collection de situations cocasses. Bahia nue dans le métro - elle a oublié de passer un vêtement - reluquée par un musulman traditionaliste (ça, aussi, se voit à la tenue). Bahia ne trouve qu'à lui répondre "bon, ben ça suffit, t'as jamais vu une femme à poil ?".

En gros, "les origines, on s'en fout" et quelque soit le tragique du parcours de chacun, ce n'est pas une raison pour se faire la tête, la guerre, se détester. Il y aura toujours une table à laquelle s'asseoir, un repas à partager, une bouteille à ouvrir ... La belle fraternité ! que je n'ai jamais rencontrée ni au POP (j'ai été membre de ce parti), ni dans le milieu gay (j'ai aussi fréquenté cette chapelle-là) mais que je retrouve à chaque fois que je fréquente "notre sainte mère l'Eglise" ! La messe est bien le seul instant, le seul lieu (la manifestation spatio-temporelle de la communauté catholique) où l'on ne m'a pas fait sentir que j'étais soit trop ceci, soit pas assez cela !

P.S. Avec Cy, mon homme, nous avons assisté à une très belle veillée de Noël à Saint-André.

vendredi, décembre 17, 2010

7. Tony, Thomas, Christian et les autres


Tony, Thomas, Christian et les autres ... Buddenbrook évidemment ! En ce momement, en ce temps de l'Avent, je partage mon temps de loisir entre la promotion des "Mémoires d'un révolutionnaire", la lecture du Pentateuque (Genèse, Exode, Lévitique, Livre des nombres, Deutéronome) et les Buddenbrook, effets du hasard. Ce sont deux lectures que j'ai longtemps repoussées. Les deux sont "impressionnantes". L'Ancien Testament brille de l'éclat baroque d'un or ancien et les Buddenbrook, un récit familial d'un veine quasi biblique, quelle peinture édifiante et sensible !

Je retrouve à travers le personnage du sénateur Thomas Buddenbrook toute la démission d'une nature insatisfaite et hésitante, un trait contre lequel je passe beaucoup de temps à me défendre, tout comme le sus-désigné personnage. Il y a aussi la notion du masque ... Au risque de déplaire et de me faire chapitrer par quelque autorité, je préfère paraître toujours au plus près de moi. Je pourrais encore évoquer l'hypersensibilité de Christian, la dignité de Tony, ses à prioris enfantins et sa patience face aux contradictions de la vie. Je suis les Buddenbrook.

J'ai coutume de dire en interview que j'aurais aimé jouer les Thomas Mann mais que, ne provenant pas d'un milieu suffisamment bourgeois, je me suis rabattu sur Thomas Bernahrd ! Derrière le bon mot, je conserve toutefois la nostalgie de cette bonne vie allemande qui m'attire tant et m'appelle depuis ma rencontre avec Berlin.

dimanche, décembre 05, 2010

8. Chez les Buddenbrook

Enfant, je me rappelle avoir été fasciné par une série télévisée, l'histoire d'une famille allemande au XIXème siècle. Je n'entrais pas encore dans les méandres et les enjeux du récit mais j'en gardai une sorte de connaissance intuitive, une collection d'impressions, de sensations très prenantes. Adolescent, mon père m'emmenait parfois en voiture au collège de l'Elysée - j'ai fait la "primsup" puis une année de "rac" au collège de l'Elysée. Nous passions devant un bon bâtiment très "dix-neuvième-siéclard" que je surnommais la "Buddenbrookshaus" ...

Lorsque, simultanément à Berlin, je connus Thomas Mann, il me souvint la fameuse série télé. Je ne fis pas immédiatement le lien; je ne connaissais rien de l'oeuvre de l'intéressé. Depuis, j'ai lu du Heinrich, du Klaus, des biographies, du Golo, du Erika et, enfin, du Thomas ! Les Buddenbrook, déclin d'une famille. Ce récit n'a rien de monstrueux, le genre de pavé-pensum que l'on traîne des mois durant. Je suis entré dans le récit comme je suivrais mes histoires de famille (élargie). C'est avec un certain effroi que je découvre que des principes bourgeois surannés guident encore tant les moeurs contemporaines. Je ne parle pas de tempérance, de retenue, de bonne vie mais de ce souci panique du "qu'en dira-t-on". Le couple est le lieu de la réalisation sociale et de l'accession à un certain niveau matériel, y compris le couple gay ... surtout le couple gay ! Aujourd'hui, Antonie Buddenbrook serait un jeune homme passant d'un mauvais pacs à l'autre.

vendredi, novembre 26, 2010

9. Laharpe, héros méconnu

Laharpe ou l'histoire d'un homme insoumis, insurgé, un peu orgueilleux et parfois de mauvaise foi ... Laharpe ou le héros méconnu. J'ai passé ses "pantoufles" et ai rédigé ses confessions en "je", un constat de fin de vie qu'il aurait rédigé fin 1837, début 1838. Je laisse le soin à mes lecteurs de se faire une idée, lire les "Mémoires d'un révolutionnaire". Ils peuvent aller glâner des informations sur le site et la page "facebook" des éditions Morattel.
Le travail de promotion a cela d'étrange qu'il faut se remettre en phase avec le texte, un texte "accouché", le travail serait terminé. Je relis l'un ou l'autre passage des "Mémoires ..." et me surprend à le ... découvrir. Le texte est sorti de moi, il vit sa vie et je le lis comme je lirai n'importe quel texte qui ne serait pas de moi. Les "Mémoires ..." ont été relus, corrigés, mis en forme et imprimé, tant d'autres les ont portés; à présent, ils sont aux lecteurs.

Agréable interview vendredi matin, sur Couleur 3, menée par Catherine Fattebert. Les trottoirs de la Sallaz étaient encore un peu enneigés, une belle lumière rase, un temps d'Avent ... Le rendez-vous n'avait rien d'inquiétant. Je me suis demandé si je percevais le paysage différemment, à présent que je le perçois avec les yeux d'un auteur "reconnu". Mes précédentes sorties ont toutes été si discrètes que j'avais à peine l'impression à mes propres yeux d'être écrivain !

jeudi, novembre 18, 2010

10. Potiche et autres nids à poussière


On n'en finit pas de vivre avec son passé ... L'autre jour, je suis allé voir "Potiche", le dernier film de François Ozon, avec Catherine Deneuve. Je suis allé le voir pour la grande Catherine, un peu trop étroitement sanglée dans sa gaine, le souffle court, la réplique parfois hésitante, grand paquebot du cinéma français ... une légende toujours sur le point de prendre l'eau de partout mais ça flotte encore.

J'y ai retrouvé une esthétique, un charme propre à mon enfance, le chic du skaï crème, les couleurs acidulées et un ton, une vision du monde qui confine à la non-vision ... Ah ! le charme d'antan, quand on pouvait cloper, forniquer et polluer sans arrière-pensée. On jouait à la vie en laissant l'avenir régler les vrais problèmes.

Je vous écris - évidemment - planté derrière la télévision. Et je regarde une émission sur la pop et les stars des années quatre-vingts, du "cheni" fluo qui a aussi mal vieilli que ma madone de plastic phosphorescent achetée par correspondance chez Védia, mon premier objet de piété ! De la bimbloterie à laquelle je ... nous restons tous attachés. On ne peut tout de même jeter de pareilles choses, ce serait se couper un bout de l'âme.

D'une certaine manière, les "Mémoires d'un révolutionnaire", les confessions de mon Laharpe tiennent du même fétichisme passéiste, le kitsch en moins. La promotion de mon dernier roman a déjà commencé, vernissage le 23 novembre de 18h30 à 21h30 au café le Sycomore à Lausanne, 31 rue de l'Ale. Olivier Morattel est un éditeur très actif et efficace. Il vient de la finance, il sait vendre "le produit" et j'aime cela. Il a ma totale confiance. Petit rappel de la teneur de mon dernier roman dans mon prochain billet.

vendredi, octobre 29, 2010

11. On ne change pas ...


... une équipe qui gagne surtout quand elle perd ! Je vais donc encore parler de Berlin - où je me trouve - je vais encore évoquer Mauriac, Green, Thomas Mann et Bernhard et mon catholicisme, je vais "tirer" un message de plus afin d'honorer ma promesse comme un époux honore son épouse après vingt ans d'épousailles et de routine. Je baille ... non, je ne suis pas fatigué, je m'ennuie, voici un mot que lâchait Lucien Guitry lorsqu'il baillait en public. Je le sortais aux aspirantes infirmières dont j'avais la charge, des élèves d'une école de soins infirmiers (une école privée et pathétique dont la direction est frappée d'alcoolisme) mais les demoiselles manquaient d'humour et ont répété au seul membre non-alcoolisé de la direction que je m'ennuyais. C'était une dame qui ne supportait les hommes qu'émasculés et/ou alcooliques ... ça laisse songeur et qui, de nos jours, connaît encore Lucien Guitry. Bref. Je peux me perdre rêveusement dans la contemplation de la vue (voir illustration) que m'offre la vaste baie vitrée de l'appartement que j'ai loué pour ce séjour, un grand appartement décoré avec goût dans lequel je flotte au-dessus de la ville qui s'offre à moi sur près de trois-cents degrés.

A propos de Mauriac, mea culpa, il me semble que j'avais insinué une légère vacherie quant à l'origine de son succès, ce dernier coïncidant avec son mariage; l'élue était une demoiselle Lafon, demoiselle dont le père aurait été un auteur reconnu et primé en ce temps. J'avais pourtant lu la chose. En fait, le beau-père de Mauriac était banquier et le Lafon auteur et primé était gay, aussi peu assumé que Mauriac dont il était un ami proche (ne me demandez rien quant au niveau de proximité).

Autre vacherie. J'ai, dans un essai intitulé "Tous les états de la Mélancolie bourgeoise", taillé quelques costumes à L.B., cinéaste romand reconnu. Il s'était complaisamment étalé dans une sorte d'article hommage à un grand auteur romand fraîchement décédé dans lequel il alignait mensonge sur cliché. J'ai lu dimanche dernier une chronique de sa main et ai hurlé de rire. Cet homme a du talent et je sais l'apprécier. Qu'on se le dise et le répète lorsque mon essai sortira.

Pour le reste, ça attendra demain, je suis fatigué pour l'instant...

samedi, août 28, 2010

12. De la pudeur selon Mauriac


François Mauriac avait une pratique de la pudeur ... à la limite de l'hypocrisie. Il était gay, passionnément attaché à la perfection de la jeunesse, à la beauté masculine. Il passa sa propre jeunesse à papillonner autour de Cocteau et de Lucien Daudet. Toutefois, il ne se départit jamais de sa foi catholique ... Jean-Luc Barré, dans le premier volet de la biographie qu'il lui consacre, expose avec habileté la double influence qui régit l'intimité de l'auteur.


Je n'arrivais pas, jusqu'à il y a peu, à me faire une "religion" à propos de la discrétion mauriacienne. L'a-t-il fait ou pas ? Je pense que oui, une fois au moins oui, preuve à l'appui. Aurait-il dû assumer ? Oui, trois fois oui et qu'importe si une tripotée de vieilles filles racornies de partout en eussent fait une attaque. Nous avons tous le devoir d'assumer ce que nous sommes et encore plus particulièrement lorsque nous faisons partie de la grande famille des intellectuels. Julien Green ne renia rien de sa jeunesse et n'en perdit pas pour autant la foi. Le Seigneur nous aime tel qu'il nous fit : libres et très différents les uns des autres.


Après une récente conversation avec une connaissance, je compris la délicate position du Mauriac privé face au Mauriac public, l'auteur reconnu. Cette connaissance, que je n'avais pas revu depuis avant les vacances s'enquit de ce que j'avais fait ces derniers temps, mes voyages, etc. A brûle-pourpoint, il me lança "je viens de me taper une jeunette de vingt-deux ans sur la plage d'Epesses" et de rendre précisément compte de sa rencontre, avec tous les détails. Nous n'étions pas au chapitre des confidences égrillardes. Je subis poliment ce récit et repensai à Mauriac, le discret Mauriac qui tenait la jeunesse, la beauté, l'attirance sexuelle en trop haute estime pour les salir par des allusions grossières qui n'auraient eu, pour seul but, que de vaniteusement faire valoir son auteur. Pour preuve, le séducteur dut tout de même s'enquérir de l'âge de son gibier ...




vendredi, juillet 09, 2010

13. Emma, Julien, Adrienne et les autres

Vous ai-je déjà parlé des bruits de la nuit alors que, à Morges, dans un quartier périphérique de Morges, un quartier populaire, à la lisière de villages cossus, dans mon lit, la fenêtre grande ouverte sur les parfums et les sons de cette campagne alentour je lisais "Madame Bovary" et le "Rouge et le noir". C'était l'été, j'avais ... quatorze ou quinze ans et je lisais en me forçant un peu ces "grands" romans. Quelques beaux passages mais, particulièrement avec "Madame Bovary", une compréhension intuitive de l'ennui et de la pusillanimité de cette femme. Julien, à l'époque, me parlait bien plus ! Que de fois, alors que je tentais de séduire maladroitement un garçon, je pratiquai sur un mode Sorel. "quand l'heure pleine sonnera, je lui prendrai la main".

Jamais je ne fus un bon "chasseur". Soit l'on plaît, soit l'on ne plaît pas ... et pour ce genre de choses, les finasseries ne sont pas de mises, on sait très bien de quelle façon ça se finira. J'aurais quarante ans le 20 juillet et, de mon adolescence, je ne retiens pas quelques boulimies sensuelles ou d'inoubliables "foirées", je garde le souvenir exact d'Emma, de Julien, il me souvient un été avec la vaste saga de Dumas (de son nègre plutôt), de "Joseph Balsamo" au "Collier de la reine". Je me souviens aussi du premier roman que j'écrivis, un roman historique ! qui, de dépit, finit à la poubelle. J'avais écrit ce texte pour les 700 ans de la commune de Morges. Je livrai un manuscrit, le jury lui préféra et de loin de jolis travaux besogneux. On ne me remercia pas même de l'effort.

Ce soir, je suis à Berlin, Schöneberg, quartier gay. Il n'est pas tard pour Berlin mais j'ai préféré profiter du calme exceptionnel de mon logement, un "obergeschoss" au-dessus d'un bordel où des filles qui ne savent pas marcher avec des talons trop hauts ramènent le client racolé dans la rue. J'entends la rumeur de conversations lointaines, la circulation comme le flux d'une rivière, le vrombissement des bus, "Ersatzverkehr", les U-Bahn s'arrêtent tout de même trois-quatre heures durant la nuit. Je perçois aussi de jeunes gens turcs et la scansion saccadée de leur allemand, ils sortent peut-être du bordel. Je retrouve avant tout la nuit et ses miracles, une nuit pareille à celles que je connaissais à quatorze-quinze ans. Il y a un roman posé près de moi, un texte que je dévore dans les transports, à la plage, au parc, au lit, "Adrienne Mesurat" de Julien Green. Tout le poids de l'ennui et de l'enfermement se retrouve chez cette jeune fille, une vie à passer à côté de la vie ...

Je me persuadai longtemp d'être passé à côté de la vie, je ne vis sincèrement pas passer les vingt-cinq dernières années. Il y a bien ce corps plus aussi fringant que je le souhaiterais, son usure, ses paresses alors que je serais libre de faire la tournée de tous les pince-fesses gay du coin, et il y en a mais le charme discret de la littérature et cette nuit, à mille kilomètres et plus de vingt ans de celles que je connus à Morges, cette nuit me retient, lire encore quelques pages d' "Adrienne Mesurat".