vendredi, novembre 22, 2013

"La Stratégie Ender" - de la violence à la compassion


Asa Butterfield reçoit des instructions du réalisateur Gavin Hood

« Pour gagner la guerre, il faut connaître son ennemi ; à force de le connaître, on finit par l’aimer. »,  je cite de mémoire. Avant même la première image, cette sentence est offerte en clef d’interprétation aux spectateurs. « La Stratégie Ender », réalisé par Gavin Hood, repose sur un scénario classique mi-sf, mi-catastrophe, la terre est attaquée par des aliens, genre insectes pas beaux et très violents mais le premier assaut a été repoussé. Dans la crainte d’une nouvelle offensive, les forces terrestres coalisées font appel à des enfants, naturellement experts en jeux vidéo, d’excellentes recrues pour une nouvelle forme de stratégie militaire. On recherche LE meneur, l’enfant généralissime qui conduira la terre à la victoire finale !

Ce jeune héros se nomme Ender (le dernier/diminutif pour Andew, rôle tenu par le jeune Asa Butterfield), le spectateur le suit au fil de sa formation militaire, sous les ordres de son mentor, le Colonel Graff (Harrison Ford). Ce duo au jeu subtil est appuyé par une douzaine de rôles secondaires bien calibrés. Le film est efficace, une belle machine un peu poussive au début, un peu lourde par moment mais le divertissement est au rendez-vous et, mine de rien, invite à une réflexion plus profonde sur la légitimité de la violence. Il tient aussi de la partie de « stratego » psychologique, de quoi estomper les aspects les plus entendus du scénario.

Que dictent la morale et le droit de la guerre ? En cas d’agression brutale, la défense se doit d’apporter une réponse proportionnelle, propre à repousser les attaquants dans un premier temps et à circonvenir tout nouvel assaut dans un second temps. Il faut avoir une bataille d’avance ! Ne pas laisser l’ennemi récupérer, reconstituer ses forces, ne pas le laisser préparer un nouveau plan d’invasion … En somme, il faut mener une guerre préventive faite d’actions propres à jeter l’adversaire dans l’effroi et lui interdire par-là même toute velléité de revanche. Ce n’est pas sans rappeler la destruction gratuite de Dresde par l’aviation américaine, destruction voulue par la Grande-Bretagne. Dès après le carnage, les pilotes américains en ont pleuré de honte, de rage et de dégoût. Des associations de vétérans ont du reste collecté des fonds afin de reconstruire la Frauenkirche à l’identique. « La Stratégie Ender » renouvelle d’une certaine manière ce récit et donne à voir un pur génie militaire, un tacticien tiraillé entre une violence efficace et la compassion, l’ouverture à l’autre, le dialogue, la négociation.

Je ne vais pas vous éventer le suspens mais la victoire du jeune Ender repose sur une tromperie. Instrumentalisé, il tient tout de même à assumer toute la responsabilité de ses actes et trouve à « expier » sa violence par une démarche généreuse. La bonne mesure, dans une logique de guerre, est dure à tenir. Tous les chefs de guerre, pour évoquer un héros national, n’ont pas la tempérance d’un Dufour. Histoire de compléter la problématique, après être sorti du cinéma, il est recommandé de voir ou revoir l’épisode consacré à la guerre du Sonderbund de la série RTS Les Suisses.

vendredi, novembre 15, 2013

Non-impressions zurichoises



Cette fois-ci, j’ai choisi la banlieue, une jolie banlieue propre sur elle, le charme d’une banalité cossue, un hôtel confortable et clair, à cinq minutes de la gare d’Alstetten. Je suis venu à Zürich mener ma bonne vie allemande faite de choses communes. J’ai pris un train de banlieue, ai rejoint mon hôtel, ai préparé mes affaires, aller au fitness, pas très loin. J’en suis sorti vers 18h30. J’ai fait quelques courses sur la Lindenplatz ; j’ai même dîné à la cafétéria de la Migros, fermeture à 20h en semaine.

Je suis brièvement repassé à l’hôtel avant de prendre le tram 2, direction Tiefenbrunnen. Je suis descendu à la Sihlstrasse, puis traverser la Limat, je vais au cinéma, Froschstudio, voir « Ma vie avec Liberace ». Au retour, j’ai un peu marché par les rues déjà silencieuses. Je me suis à peine souvenu … les milles vies que j’ai traversées et que j’ai portées à Zürich. Avec l’âge et la fatigue, le souvenir semble se pétrifier, se densifier sous son propre poids ne laissant que peu d’éléments sensibles. J’ai repris le tram 2 sur la Bahnhofstrasse, direction Farbhof. J’ai regardé défiler les rues, rappelant quelques faits à ma mémoire, comme le motif d’une tapisserie. Sans plus. Je crois que Zürich a perdu la bataille, ma préférence va résolument à Bâle.

Zürich est trop chic, trop apprêtée, trop poseuse. Je n’ai plus la force de me mettre en scène. Au fitness, j’ai été frappé par l’attitude des garçons, tous si préoccupés de leur personne, se regardant sans cesse dans le miroir, comme s’ils cherchaient à se séduire eux-mêmes. A Lausanne, à Morges ou Genève, cette attitude a cour aussi mais pas avec le même sérieux, la même tension, ni la même durée. A Zürich, dans ce fitness de banlieue, même les garçons quelconques sont « travaillés » (épilés, solariumés, parfaitement coiffés, tatoués et portent tous des baskets neuves de marque). J’avais déjà remarqué ce trait zurichois, mais dans le centre, pas dans une zone semi-industrielle où les kebabs se disputent le trottoir avec des ateliers de design.

Etrange atmosphère discrètement opulente, confortable et oppressante. Je pense à Fritz Zorn, évidemment, je goûte au silence parfait de la nuit. J’ai rouvert l’un des stores, observer un bel arbre au dehors, depuis mon lit. Il y a encore dix ans de cela, je louais des chambrettes dans le centre, avec salle de bain et toilettes sur le palier. Je fréquentais le T&M, le bar Pigalle et une dernière bière à l’Odéon. Je vivais chichement et j’écrivais de l’autofiction avec feu. C’était bien à Zürich. Je dois faire un effort pour ajuster des sensations à ces évocations. Mon sang s’est peut-être refroidi, je n’ai plus la chaleur nécessaire afin d’animer cette ville.

vendredi, novembre 08, 2013

"Violette" le film, Violette Leduc et quelques pensés sur le statut d'auteur


Scène de "Violette", de Martin Provost
« Et puis m… », comme le disait Katia, le travelo du « Père Noël est une ordure ». « Vous êtes myope des yeux, myope du cœur, myope du cul ! ». Je vous avais promis des billets mesurés, très corrects, très comme il faut dans ce blog mais ce serait me dédire et renier ma capacité à m’indigner. Je ne suis pas un auteur … ou plus un auteur qui se « révolte », promo oblige, à coup de « cul, bite, couille, nichon, etc. », et je ne serai jamais de ceux qui posent complaisamment avec leur jeune progéniture ou leurs tatouages, qui racontent leur alcoolisme ou leur toxicomanie,  qui affectent un style néo-célinien parce que « fuck la syntaxe ». Cette demi-mesure à visée commerciale de la littérature me fait vomir. J’en ai pris conscience l’autre soir, dans une salle obscure, « Violette » de Martin Provost, ou la vie de Violette Leduc. Je connaissais cette autrice par « L’Asphyxie », son premier roman, autofictif, comme toute son œuvre. J’avais acheté ce titre d’occasion, dans une librairie … du Marais, je n’étais même plus un vieil ado, le souvenir de la lecture de ce roman se superpose à une visite du « Musée Carnavalet », l’une des scènes décrite dans « Tous les États de la mélancolie bourgeoise ».
 
« Violette », donc, une écriture cinématographique narrative efficace, un gros travail de décors et de costume, une ligne claire au service du récit d'une époque, illustrant la complexité des mentalités d'alors, sans manichéisme. Une galerie de portraits aussi, Jean Genêt et sa bringue perpétuelle, Maurice Sachs alias le scandaleux et mondain, le collabo négligemment liquidé dans un camp par un SS, à défaut d’avoir été sommairement jugé et exécuté par les FFI. La littérature n’a qu’une morale : la sincérité du témoignage, la qualité du verbe ; le reste n’est que conjecture. Les auteurs sont des gens de conviction au-delà de l’idéal social de l’époque, tant sur un plan politique que sur celui de l’orientation sexuelle.
 
Emmanuelle Devos tient certainement ici son grand RÔLE. Violette est touchante, brouillonne, un peu faiseuse, sensuellement affamée, un rien vénale, insoumise dans tous les cas. Et Sandrine Kiberlain nous rend la frigide Simone de Beauvoir sympathique, un tour de force ! Le récit n’a rien d’arrangé, d’artificiel. Le contexte politique est esquissé, on sait que l’on sort à peine de la guerre, que ceux d’en bas sont et seront toujours les victimes, à moins qu’un « castor » miraculeux (Simone de Beauvoir) ne vienne reconnaître votre talent, croire en vous, vous porter à bout de bras, vous soutenir financièrement discrètement jusqu’à ce que l’opinion publique vous reconnaisse à son tour.
 
« Violette » est un film à voir impérativement, un film qui témoigne de l'importance morale de l'autofiction, le récit de soi comme exutoire moral des dysfonctionnements du temps. L’auteur est un prophète laïque qui est habité par des révélations. Lorsqu’il semble intégré, il fait son petit travail de sape, de rongeur, car il n’y a pas pire société que celle qui se vautre dans la certitude de ses principes légitimes ; bref d’une société persuadée d’être dans le juste. Berk.

samedi, novembre 02, 2013

The bonfire of vanities


Le bûcher des vanités, Florence, le 7 février 1497


Ne pas tout ramener à soi ou l’égo surdimensionné des auteurs … dont on parle, des leaders d’opinion, des gens en vue. Ne devrait-on pas dire plutôt des gens qui bouchent la vue ?! J’ai pourtant tant aimé l’autofiction, sa vitalité incoercible, son éclat sauvage, ses fulgurances prophétiques. J’ai tant aimé les témoignages à la première personne pour leur sincérité. I’m fed up. Je suis barbouillé par cette perpétuelle foire aux vanités, comme un chewing-gum métaphorique qui vous colle à la culture, un truc mâchouillé, recraché et qui ne m’inspire pas la moindre dévotion ; j’ai passé l’âge de jouer les groupies.

Le « je » n’est plus cette bannière à tête de mort flottant sur un bastion pirate, c’est un bandeau publicitaire, une réclame vantant la jeunesse, le sex-appeal, le look, la réussite de faiseurs aussi passionnants qu’une dosette de lessive. La bonne gueule de l’intelligentsia néo-peoplesque et la fulgurance de son succès en vertus cardinales et commerciales. Et le talent ? Tout tient à l’emballage, et puis c’est jeune, c’est neuf, ça occupe le terrain, ça fait vendre à défaut de faire réfléchir.

J’ai plaisir à parler d’auteurs, d’artistes dont l’œuvre me touche, à témoigner de mes inclinations mais je refuse de servir la soupe. Jamais un Mauriac, un Green, un Mann (père ou fils) ou même un Morand ne se seraient affichés avec la complaisance de nos peoples culturels. Ni même un Bonnard, un Nolde, un Balthus, un Satie, un Béjart ou un Truffaut. Tous les précités n’étaient pas forcément des parangons d’humilité, ils avaient des usages …

Tant pis pour le « main stream » et la mode, vous allez continuer de lire de vieilles choses dans ces lignes. Je ne veux plus même donner d’importance aux cuistres qui font l’actualité, leur faire la moindre publicité. Je m’abstiendrai avec regret, je suis si bon dans la critique.

dimanche, octobre 27, 2013

Retour de New York



Cour intérieure, 9 W 120 str, NY

Il est à relever que j’ai voyagé avec des compagnons aux goûts plus … « communs » que les miens ; mon séjour eût peut-être été différent avec d’autres. New-York, donc, en dépit de mes préventions à l’encontre des Etats-Unis et de la culture anglo-saxonne. Huit heures d'un vol agréable, atterrissage à 20h20, attente à la douane, les questions décousues d'un officier de l'immigration puis un taxi sauvage pour la 120ème ouest, au croisement de Lenox. Une maison de trois étages, en briques rouges, un perron au sommet d’une volée d’escaliers. Tout le segment de rue est du même style, réminiscence de la bonne vie bourgeoise d’avant la crise de 29. La nuit est étonnamment silencieuse. Lenox avenue a été rebaptisée Malcolm X boulevard.

Dans la lumière du lendemain, une lumière atlantique, à la « Hopper », se détachent de belles architectures sur un ciel ultra-bleu. South Harlem a des airs de capitale européenne à la fois faillie et au début d’un renouveau.  Six rues plus bas, Central Park, ses promenades, bassins et fiacres, ses réverbères Art-Nouveau. Toute la ville, tout Manhattan s’organise autour du parc, un territoire au milieu du territoire. Au Nord, c’est un terrain de jeux familial, bon enfant, des messieurs un peu endimanchés avec leur chien et leur épouse, ces deux derniers en surcharge pondérale ; au Sud, c’est une sorte de féérie cinématographique dans laquelle chaque promeneur est figurant, voire l’acteur principal. Le touriste à appareil photo qui crépite de flashs tient de la faune locale particulière. On touche ici à l’un des éléments marquants de NY, son aspect artificiel, voire « bidon ».

Encore quelques belles images. Le thé au Waldorf-Astoria, le palace new-yorkais par excellence ; la soirée d’opéra au Met, « A Midsummer night’s dream » de Britten ; quatre heures de visites au Metropolitan Museum, un portrait de jeune homme du Bronzino ; Bloomingdales et sa boutique de Noël; Macy’s ; « Le Fantôme de l’Opéra » au Majestic Theater ; un cosmopolitan au bar panoramique et tournant du Marriott Marquis, 48ème étage. Et toujours cette lumière dorée. Un charme qui opère jusqu’au-dessus de Woodburry Common, une mini cité de hangars déguisée en village balnéaire façon Hampton. Une heure de bus du centre ville pour tomber dans ce piège où consommer est la seule activité. Le cœur du problème.

New York est une féérie et une forfaiture. Du carton-pâte, des toiles peintes grossières parmi lesquelles gigotent d’assez mauvais acteurs. Ces gens ont de gros problèmes avec eux-mêmes en dépit de leur « coolitude ». Etrange peuple qui a si peur des « cabinets », cuvette surbaissée et porte anecdotique. Impossible, comme dans le reste des États-Unis, d’avoir la moindre intimité dans les toilettes des lieux publics. Les New-Yorkais ont un souci d’eux-mêmes quasi névrotiques. Toute la population est obsédée par sa ligne, les autorités s’en soucient aussi. On ne vous sert que du sans-sucre allégé et sans sel. Je soupçonne même l’industrie agro-alimentaire locale de rajouter de la fibre alimentaire dans tout et n’importe quoi. Une femme, que j’avais dans mon champ de vision, Dunkin Donut, et qui vidait quatre à cinq sachets de sucre dans son mug de café s’est sentie visée et s’est mise à vociférer à mon endroit qu’elle aimait le sucre et alors !

A New York, il n’y a que des procédures et surtout pas de libre arbitre. On suit les règles sans se poser de question parce que ces règles ont été édictées par une autorité supérieure donc indiscutable. On est aimable, parce que c’est commerçant et, derrière le sourire forcé, la fatigue, l’ennui, ne surtout rien laisser paraître, comme un portier, dans les toilettes du Pierre, en train de dormir debout qui, lorsqu’il s’aperçoit de ma présence, se ressaisit, affiche un franc sourire et me salue en me demandant comment je vais. Merci, je vais plutôt bien et souvent, rapport à la fibre alimentaire, j’y ai même laissé deux kilos et suis fatigué de manger non-stop afin de répondre à ma sensation de faim. Je m’étonne moi-même d’avoir autant d’appétit dans cette ville vénale à vomir.

vendredi, octobre 18, 2013

"Chants dilettantes" d'André Ourednik



Retour sur « Chants dilettantes d’un fainéant éduqué » d’André Ourednik, une œuvre de jeunesse, un recueil poétique sous-titré « au rythme des saisons et des manies ». Je ne connaissais pas l’auteur, pas de manière personnelle, de nom, oui, nous avons – aussi – publié dans la même maison. Au Livre sur les quais, nous étions assis côte à côte. André dédicaçait ses « Contes suisses » aux éditons Encre fraîche. J’ai toutefois été attiré par un petit volume plat, illustré d’un dessin … évocateur, l’esthétique poétique, faite d’évocations et d’élisions.

André a publié ce recueil alors qu’il n’avait que 24 ans et l’œuvre brille d’une jeunesse éternelle, d’une révolte délicatement décadentiste, de beaux élans littéraires, d’une geste classique lorsqu’on a 24 ans.

et on est la jeunesse dorée
la récolte des efforts
de la dernière guerre
et de toutes celles d’après
chez eux

mais c’est quand même eux
qui putréfient
en proie aux vers
et aux badauds paresseux
mes amis qu’on repêche dans un lac
ou dans les chiottes d’un bistrot
chez nous
victimes d’un massage de cœur
pour remettre les visages en route
Extrait de chez nous

Le texte parle de soi, tout le recueil est de la même eau, quelques incursions en langue anglaise et allemande, une inspiration éminemment lettrée, la référence culturelle classique assumée, l’ironie classieuse, juste la touche d’érudition assumée qui évite à l’auteur les travers poseurs du hipster. Inutile d’en dire plus long, ce serait éventer le bouquet de cette poésie authentique aux assonances si originales.

Longue vie au monde !
Et longue vie à notre incompétence sacrée !

Strophe finale de « 3ème Manifeste »

« Chants dilettantes d’un fainéant éduqué, au rythme des saisons et des manies », André Ourednik, éd. L’Âge d’Homme, 2002

lundi, octobre 14, 2013

"Miséricordes" de Joël Espi



J’voudrais bien, ouin, ouin, ouin ; mais j’peux point, ouin, ouin, ouin… Misericorde ! « Malgré l’affection qu’il lui portait » (p.93), Joël Espi n’a pas pu : il aurait tant aimé répondre à la tendresse du curé. Notre auteur va même jusqu’à se demander s’il aurait été l’un des fantasmes du prêtre (p. 93).

Le lecteur de « Miséricordes » est le témoin effaré d’un récit bouillonnant de doutes et de questions. Il devient, comme dans toute bonne autofiction, et thérapeute et complice de l’auteur. La position est inconfortable, surtout depuis que la presse, à propos d’un autre roman romand récent, s’est écriée que l’autofiction était un genre facile et sale. Donc, « Miséricordes », une centaine de pages d’un style soigné, lissé, d’une forme très correcte et élégante pour mieux contenir un « entre-les-lignes » explosif. Et puisque Joël est pleinement partie prenante du récit, intéressons-nous à sa personne, son personnage. Il se pose en secundo et, comme tous ces enfants nés en Suisse de parents étrangers, il est plus Suisse que n’importe quel Suisse. De ce fait, il est profondément travaillé par le désir de rester fidèle à son sang et témoigne naïvement de son attachement à ses origines. Est-il gay ? Il se pose en hétéro convaincu, sensible toutefois à la beauté masculine. Les quelques moments d’ennui que l’on trouve au cours de la lecture de « Miséricordes » touchent justement aux descriptions poussives de telle ou telle beauté féminine. Même Thomas Mann échouait dans cet exercice.

Joël Espi a-t-il l’étoffe d’un auteur ? Je serai catégorique  sur ce point et je ne peux que répondre oui ! Vous me direz que, comme pour Bovon, Mouron, Lador, Quelloz ou Ouerdnik nous nous connaissons tous. Nous avons tous publié ou publierons dans les mêmes maisons ; depuis ma dernière critique, le paysage éditorial romand ne s’est pas élargi. Pourquoi, sur la base d’un texte, une œuvre autofictive d’une centaine de pages, je peux affirmer que Joël Espi est un auteur ? Notre homme a du cran, de la syntaxe et de la réflexion. En plus des quelques ambigüités qu’il donne à voir au fil du texte, il est journaliste. Il fait partie de ce corps de métier qu’il met directement en cause dans le suicide du prêtre.

Qu’importe, Monsieur Espi, que vous soyez un catholique croyant refoulé, un gay qui s’ignore ou, même, secrètement amoureux du curé, votre talent est à la mesure de votre courage. Vous avez même brûlé la politesse à André Ouerdnik et Pierre-Yves Lador dont j’ai promis une critique des textes aux lecteurs de ce blog.

Rédigé à Berlin, Schöneberg, Winterfeldstrasse.

« Miséricordes » de Joël Espi, éd. Hélice Hélas, 101 p.

vendredi, octobre 04, 2013

"La Combustion humaine" de Quentin Mouron


Dans son dernier roman, Quentin Mouron pousse un cri d’amour à l’adresse de Proust, des Belles Lettres et de la littérature romande. Il ne livre pas la chose platement mais la distille à travers le personnage d’un éditeur genevois en vue, Morel, un homme désabusé et aigri. Certains y ont vu matière à polémique. Toutefois, Mouron, avant d’épingler les cénacles culturels, la presse, les journalistes parle avant tout de lui-même. Par le réquisitoire acéré qu’il prononce contre ce milieu honni, il se condamne en tant que membre à part entière et confesse ses fautes à ses lecteurs. Par ses macérations métaphoriques répétées (je parle de la pratique religieuse et pas d’un cornichon au fond de son bocal), il semble expier l’artificialité de la position d’auteur, la vanité de faire partie de l’élite culturelle, un attachement chauvin à un terroir, l’impuissance de l’écriture face au malheur, au mal. Mouron a l’amertume des grands sensibles. Il veut à la fois jeter le masque et, en dépit de cette inconvenance, être aimé, d’une manière encore plus vraie que les pauvres personnages de sa « Combustion humaine », qui s’envoient parmi et à travers les réseaux sociaux des « cœurs » et des « licornes ». Il est intéressant de relever que ce dernier motif, symbole de pureté, revient de manière plus que régulière ; l’auteur en fait même une fixation.
 
 
Quentin a-t-il commis quelques maladresses dans ce texte ? Si je vous dis non, vous ne me croirez pas arguant que nous nous connaissons, que nous avons publié et publierons peut-être encore dans la même maison. Qu'importe. Ainsi qu’il le dit, en Suisse romande, tout le milieu littéraire se connaît. En outre, de par sa jeunesse et son talent, notre auteur a une très belle marge de progression devant lui. Son troisième roman est certainement le plus achevé. Derrière sa confession-condamnation, l’auteur mène une réflexion et une analyse très fine de l’impact de facebook et twitter qu’il contrebalance par une observation naturaliste de la rue genevoise. On rit beaucoup, d’un rire mauvais, ce qui en rajoute à l’envie de poursuivre la lecture de ce court roman.
 
 
Quentin Mouron a désormais choisi la voie difficile et pierreuse d’une littérature typiquement romande. Fini les espaces canado-étatsuniens ! En ne situant pas son intrigue dans une bonne ville francophone quelconque mais en la plaçant sur les rives du Léman et le reste de la Romandie, notre auteur témoigne ainsi de sa volonté d’appartenance. Il cite des noms, des lieux, des circonstances tout à fait réels afin de mieux s’enraciner. Il reprend la figure du prophète local, rôle tenu par Chessex en son temps.

Une phrase du texte me semble résumer l’esprit du tout : « La véritable solitude, c’est de ne plus être cher à personne. »

 
"La Combustion humaine", par Quentin Mouron, chez Olivier Morattel éditeur.

lundi, septembre 30, 2013

Retour de Münich




Autoportrait bavarois
C’est proche des larmes que, dimanche matin, j’ai quitté Münich. Je n’avais pas précisément choisi cette destination, envie de profiter des longs week-ends que le baroque de mon horaire m’offre. Le billet pour Berlin était trop cher, l’exposition Vallotton à Paris n’avait pas encore commencé, Stuttgart et Constance sont des destinations prévues avec Cy, c’est notre proche Allemagne, notre terrain de jeu. Münich, donc, pourquoi pas. Beaucoup de touristes germaniques la fréquentent en ce moment, Oktoberfest oblige, deux semaines durant sur la «Wiese », sorte de Plainpalais local occupé par quelques vastes tentes où écluser de la bière par litres, et un gigantesque parc d’attractions dont l’éclairage multicolore allume le ciel d’une aube paradoxale.

Je connais Münich, la capitale du bon Royaume ; ses habitants y sont doux, fêtards, très catholiques, tolérants et d’un esprit curieux. Pour preuve, on trouve dans les rames du métro des publicités pour … la philosophie ! Un pantin coupe à l’aide d’un ciseau géant les fils par lesquels il était manipulé . Et comment ne pas aimer ces gens si liés à leur ville. Ils marquent cet attachement en portant le « tracht », « dirndl » pour les femmes, « lederhosen » pour les garçons. Et ça n’a rien de folklorique. Il s’agit d’un signe de ralliement à la douceur de vivre locale. Et c’est ainsi que l’on voit des cohortes de münichois d’origine polonaise, grecque, turque, portugaise, espagnole, vietnamienne, russe, maghrébine, africaine, etc. en costume traditionnel bavarois ! Des touristes ? non, ils conversaient tantôt en allemand, tantôt dans leur langue maternelle et empruntaient les transports publics sans avoir besoin d’un plan pour s’orienter.

Les Münichois sont, de plus, cordiaux et accueillants ; ils prêtent attention à autrui. Même par forte affluence, il n’y a pas de bousculade. Leur souci des autres tient du tempérament, de la règle sociale et de l’éducation. Cela va s’exprimer par de petites choses. Une troupe de bambocheurs – en culottes de peau et bas tricotés évidemment – chahutaient dans l’escalier roulant en panne d’une station de métro. Jusqu’à ce que le dernier d’entre eux, le plus turbulent, s’aperçoive de ma présence une marche en dessous et de déduire que je n’avais peut-être pas envie de passer le prochain quart d’heure à gravir l’escalier à l’arrière d’une bande de braillards. Mon chahuteur a donc pris l’initiative d’emmener toute sa fine équipe au petit trot, histoire de dégager le passage. Il en a même profité pour demander à une vieille dame qui semblait bien en peine s’il pouvait l’aider, si elle avait besoin d’un bras pour la soutenir ou d’une main pour lui porter son sac de courses.

Les Münichois ont de l’humour. Ils blaguent avec plaisir, rient beaucoup et sont d’une humeur généralement joviale. Deux exemples, attrapés dans des magasins. Alors que je regardais sur  un petit tourniquet des pinces à cravate, une vendeuse s’est approchée me demander si j’avais besoin d’aide ajoutant immédiatement que, si je cherchais une pince en or, ce n’était pas le bon commerce ! Autre situation. Au rayon papèterie d’une autre grande surface, je demande à une vendeuse si elle n’a pas de cartouches d’encre noire ? Elle cherche et finit pour trouver des cartouches « noir-brillant ». Elle reste interloquée devant cette dénomination mais commente « bon, ce ne doit pas être brillant comme avec des étoiles scintillantes dedans » puis de conclure avec un clin d’œil « ce doit être de l’encre pour les gens brillants ! »

Münich rayonne d’une jeunesse insolente, l’insolence de la beauté à dix-huit, vingt ans et que l’on rencontre un peu partout. Dirndl ou Lederhosen, le tracht fait une très belle silhouette aux filles comme aux garçons, même s’ils ne sont pas tous d’un physique athlétique. Cet éclat insouciant suscite une touche de mélancolie chez les aînés, leur donne un regard un peu triste. Une femme âgée, sur un quai de métro, d’une élégance très « bohême chic », pantalons de kimono en velours fluide  gris perle, vaste col-roulé dans le même ton, ballerines argent et bijoux en argent de grande taille, cheveux blancs, reflet gris perle, coupe mi-longue impeccable, une frange souple, un maquillage  léger, soigné. Cette femme n’a pas abdiqué de sa beauté, elle lutte dignement. Dans la rame, elle a un regard pour tous les hommes et choisit, mine de rien, de prendre place en face d’un jeune quadra blonds, beau visage aux traits réguliers, un peu de gris aux tempes, des yeux bleus expressifs. Il porte le tracht avec naturel. Il converse avec une femme qui doit être sa mère. La belle dame en gris les observe jusqu’à ce que son attention soit attirée par un groupe de jeunes filles qui vient d’entrer. Et la dame en gris de fixer avec une nostalgie d’une infinie douceur la plus fraîche, la plus fine, la plus délicate des trois amies. Souvenir ou regret de sa propre jeunesse ? Combien de fois n’ai-je pas eu et n’ai-je pas ce regard ; dans le monde gay, à passé vingt-huit ans, on est vieux, pire : transparent ! La dame en gris a relevé mon attention sur sa personne. Vite, agir, ne pas rester « la vieille qui regrette ». Elle trouve alors à tricoter un si joli compliment au quadra qu’il en rougi presque et retourne quelques paroles aimables à la dame en gris dans un beau sourire qui lui plisse les yeux. Elle et moi sortons à la même station, je lui ouvre la porte, elle me remercie et part guillerette et riante vers la sortie de la station.

Münich aime l’art, avec parfois l’application d’un bon élève. Berceau de la Sécession, elle a été à l’avant-garde avant Paris ou Berlin. L’avant-garde étant l’avant-garde, une sorte de constante pour des esprits posés et conséquents, la ville donne aussi dans l’art conceptuel, ou minimaliste, ou que sais-je, dans ce geste de création hyper-connoté, lourd d’au moins dix ans d’histoire de l’art mal digéré par « l’artiste » et vomis dans des installations ready-made aussi moches que vulgaires. Ne connaissant pas la villa Stuck, musée de la ville, je suis allé la visiter … encombrée temporairement d’une telle production contemporaine. Cela confinait à la haine de l’art, une impression cousine de la haine de la syntaxe dans le flot littéraire actuel. Les quelques visiteurs présents honoraient surtout la belle cafétéria du rez, ouverte sur le jardin. J’en suis reparti dépité et, sur le coup des 17h30, ai décidé de retourner au centre-ville où je me suis aperçu que la ville aimait vraiment l’art. Entre l’Alte Pinakothek, la Neue Pinakothek, la Pinakothek der Moderne, et quelques fondations de prestiges (Brandhorst entre autres), on trouve encore la Kunsthalle, à la Theatinerstrasse, une structure muséale entièrement privée ouverte tous les jours jusqu’à 20h ! Je connais cette institution, j’y avais découvert l’œuvre de Philipp Otto Runge (1777-1810). Cette fois-ci, j’ai pu me promener parmi les paysages de peintres du Nord, « Aus Dämmerung und Licht », un crépuscule ample et doux, quelque chose de la dignité et de la mélancolie de la belle dame en gris. Des pièces maîtresses de Severin Krøyer, Edvard Munch ou Vilhelm Hammershøi pour ne citer qu'eux. En dépit du prix d’entrée et de l’heure tardive, il y avait foule, une foule de tout âge, enthousiaste et recueillie devant chaque toile.

... Par la fenêtre du train, j’observe la silhouette sombre des arbres, paysages vallonnés sous un ciel de suie, l’extrême fin du jour, une trouée argentine à l’horizon, des prairies d'un vert sombre et velouté. Oron-Lavaux, je suis bientôt arrivé. J’ai l’impression d’avoir déroulé le long du chemin un paysage à la Caspar David Friedrich. Je suis donc de retour de l’une de mes Allemagnes; j'en reviens à présent un peu moins triste à vous l’avoir racontée.