Je vomis « En finir avec
Eddy Bellegueule », je vomis la complaisance, la méchanceté, le grotesque
de l’auteur et la complicité d’une partie de l’intelligentsia lettreuse qui, en
portant ce texte aux nues, satisfait avec gourmandise ses tendances voyeuristes.
J’ai hésité avant de me lancer dans cette critique vitriolée, la peur d’être
taxé de jalousie car l’auteur est jeune, beau et rencontre du succès. De plus,
il est gay ; nous chassons sur les mêmes terres. J’ai voulu retenir toute
la peine que cette lecture m’a causée. Je me sens sali, tout ce que touche mon
regard se met à puer comme les clichés misérabilistes pétris par l’auteur. Et
pourtant, je vous écris de Lörrach, je me promène à Bâle, ou dans les jardins
de la fondation Beyeler sous un merveilleux soleil, entouré des collines
viticoles de la vallée du Rhin, un décor de légende, parmi ma douce, ma
tempérante, ma riante Allemagne. Pour en finir avec Eddy Bellegueule, puisque
ça ne passe pas, comme le prétendu fœtus que la mère du narrateur aurait perdu
– plouf – dans les cabinets et qui ne voulait pas passer, elle a dû le pousser
avec la brosse à chiottes, moi aussi, je vais pousser toute cette ordure avec
cette critique, une brosse à chiotte métaphorique.
En couverture, il est clairement
indiqué « roman » avec tout ce que cela peut sous-entendre. Il n’est
pas écrit « témoignage », il aurait pu être écrit
« autofiction », ce genre un peu flou mêlant tant les états d’âme de
l’auteur, sa réalité intérieure et les faits réels de sa vie. Par cette
étiquette, de « roman », l’éditeur (et l’auteur) se défausse et se
cache derrière la liberté littéraire. Facile. D’autant plus que, s’il s’agit
d’un roman, le texte est enluminé de clichés, tous plus surexposés les uns que
les autres. Dans le village d’Eddy, dans le Nord de la France, tous les hommes
sont alcooliques, violents, racistes, obèses, abrutis, exhibitionnistes, homophobes,
antisémites, islamophobes et finissent forcément chômeurs, cancéreux ou morts
d’une attaque cérébrale consécutive à une ultime cuite. La mort les surprend la
tête dans le caniveau et parmi leur vomi. Les femmes sont soumises, engrossées
dès leur prime puberté ce qui fera d’elles des adultes sans formation, sans
avenir professionnel, victimes de maris qui les battent et les violent, et leur
font des enfants par douzaine, qu’elles négligent pour devenir des mères
honteuses et alcooliques à leur tour. Les maisons sont toutes sales, sans
portes, moisies, avec des sols en béton cru, chauffées au bois et, évidemment,
ça ne peut que puer : la frite, la clope, les pieds, le chien sale …
Apparemment, le délicat Edouard Louis n’aime pas les chiens, parce que ça sent
le chien ! Il voudrait qu’ils sentent quoi les chiens ? la
fraise ! Chochotte ! Bref, tout est moche, sale et sordide et le narrateur,
avatar de l’auteur dont il partage l’enfance malheureuse, passe son temps à se
faire morigéner et traiter de «pédé » à chaque coin de page.
Florilège d’aberrations
misérabilistes : le fumeux récit du fœtus tombé dans les toilettes et,
logiquement, tout ce que la mère trouve à faire est de tirer la chasse et
pousser la chose à l’aide d’une brosse ! Il y a aussi le récit fantasque
du lit dont le bois a pourri consécutivement à un carreau de la fenêtre brisé
suite à la chute d’un volet arraché par la tempête – évidemment, chez les
pauvres, il fait toujours moche. Le carreau brisé n’aurait été remplacé que par
un morceau de carton, morceau prenant l’eau en dépit du fait que le narrateur
le changeait régulièrement, l’eau coulait le long du mur, sur le sol,
imprégnait le bois du lit, un lit à mezzanine et le narrateur, qui occupait le
couchage du haut, un soir est passé à travers les lattes pourries, s’est
retrouvé un mètre au-dessous dans le lit de sa sœur qui a été blessée par un
éclat de bois. Le père a rafistolé le fameux lit mais régulièrement, selon ses
dires, le narrateur serait tombé d’un étage ! Il y a plus de cent exemples
qui, tous, appelleraient des forêts de points d’exclamation afin de marquer et
mon étonnement et mon agacement. J’ai grandi dans un clapier à lapins humide,
il y avait des taches de moisi au mur de la chambre que je partageais avec ma
sœur jusqu’à son départ, j’y ai dormi durant plus de vingt-cinq ans et dans un
lit à lattes de bois mais, jamais, je ne suis passé à travers ma literie. J’ai
même habité dans un appartement durant bien sept ans où le bois des fenêtres
disjoints laissait passer et la pluie, et le vent, et là non plus, les meubles
n’ont pas pourris. Mais je ne suis pas normalien, je ne suis pas Edouard Louis,
je ne suis qu’un pauvre enseignant vaudois issu d’un milieu populaire, et mes
pauvres meubles n’ont pas le sens du tragique littéraire : ils ne savent
pas pourrir pour en rajouter dans le pathos de l’autofiction. Dernière
approximation, les coups que reçoit le narrateur, comme l’auteur paraît-il.
Tous les jours, à la récré, un grand roux et un petit bossu (cliché
traditionnel de personnages malveillants dans la littérature médiévale) viennent
frapper Eddy, tous les jours ils lui éclatent littéralement la rate à grands
coups de pied dans le ventre, lui frappe la tête contre les murs, Eddy en perd
quasi connaissance avant de poursuivre sa journée scolaire comme si de rien
n’était. Et cela durant deux ans (j’ose à peine conclure par un point
d’exclamation). Il est solide, cet Eddy. Quand il dit qu’il est différent des
autres, qu’il vient d’un autre monde, il a raison ; je subodore qu’il est
tombé de la planète Crypton tout bébé et que ses parents l’ont trouvé et
adopté.
Au chapitre des aberrations, on
trouve aussi une chronologie très flottante où le narrateur joue au docteur
avec son cousin et trois autres camarades à dix ans mais, selon cette même
chronologie, il n’a pas d’ami, personne ne l’approche, personne ne veut lui
parler, tout le monde le méprise parce qu’il est trop folle. Et ça dure jusqu’à
son départ à dix-huit ans (ou seize, ou quinze, c’est un peu confus). Pourtant,
il va en boîte avec des potes, se bourre la gueule avec eux, a fait les
« conneries » courantes de tout gamin avec eux, vit sa vie. Pour le
lecteur qui ne serait pas gay et n’aurait pas grandi dans un milieu populaire, ces
énoncés paradoxaux ne sautent pas aux yeux, cette dualité serait l’effet d’une
sorte de outing que l’auteur aurait négligé de raconter. Il se trouve que j’ai
partagé, dans mon enfance, la même impécuniosité et la même orientation
sexuelle que M. Louis. Depuis, je n’ai pas changé d’orientation sexuelle mais
j’ai un salaire, dans la moyenne supérieure. Les joies de la vie à prololand,
je connais. L’humour gras double, l’incommunicabilité avec les siens, aussi ;
la mise au ban parce que trop différent, je connais de même. Mise au ban toute
relative car, rétrospectivement, ça ne m’a pas empêché d’avoir eu une enfance,
des copains, d’avoir fait des conneries avec eux, d’avoir aussi joué au docteur
avec eux. J’ai pareillement connu les crachats. Et, je le répète, je vivais
dans un milieu très populaire. Je peux même faire étalage d’un grand-père
alcoolique, de la saisie de la télé par l’office des poursuites et de
nombreuses coupures d’électricité faute du paiement de la facture. J’ai aussi
écrit ma peine, ma douleur, mes hargnes en long, en large et en travers, j’ai
vidé mon sac dans une première autofiction « Appel d’air » (éditions
de l’Hèbe) dont la lecture a fait dire à ma mère « et bien, je te
remercie, dans ton livre, on dirait qu’on habite dans un bidon-ville ».
Ah ! l’auteur est un rat, comme je l’ai écrit il y a vieux temps dans ce
blog ; une fois que l’histoire est passée, que la lumière est éteinte, que
tout le monde a oublié, l’auteur revient sur les faits et remet tout sur la
table, et selon sa version.
La version de M. Louis sur son
enfance me fait horreur. J’ai de la peine pour ses parents, sa famille qu’il
traîne de la première à la dernière page dans la boue et avec une méchanceté
sadique. Monsieur, c’est minable de se venger de la sorte. On ne tape pas sur
plus faible que soi. Vos parents, votre grand-mère, votre cousin, vos frères et
sœurs ne sont pas des lettrés et seront désormais – jusqu’à ce qu’on oublie
votre récit – des sortes de lapins crétins humanoïdes. Ils ne pourront jamais
vous dire, par publication interposée, « arrête avec tes
airs » ! J’ai sincèrement mal pour eux. A maintes reprises, vous
décrivez des situations bouleversantes où soit votre père, soit votre mère,
dans toute leur maladresse, leur pudeur, leur dénuement émotionnel, tentent de
vous témoigner leur amour. Evidemment, votre père vous imaginait différent mais
vous restez son fils, et il est fier de vous. Aujourd’hui encore, même s’il est
le sujet de votre vindicte, il doit être à la fois fier de vous et confus de
vous avoir « manqué », d’avoir raté un rendez-vous. N’avez-vous donc
rien appris de toute votre douleur ? Tant que vous ne céderez pas à
l’amour de vos proches, vos souffrances resteront vaines. Vous passez à côté
des vertus de la commisération. Vous lui préférez les lauriers dévoyés du
héros, car dans notre société spectacle, la victime est devenue le héros. Vous
refoulez aussi bêtement vos origines, votre milieu aujourd’hui, que vous
refouliez votre sexualité durant votre enfance, votre adolescence. Et pourtant,
vous les comprenez, vos proches, vous avez su rendre leur langue avec couleur,
raillerie mais surtout avec tendresse. Le rythme, la scansion, la logique
agrammatique, vous avez rendu cela avec vie, et talent, car vous en avez … tout
de même.
La scène de la visite de votre
cousin à votre grand-mère représente l’un des rares moments où vous exprimez de
l’empathie envers les vôtres. Votre cousin qui est un « dur », suite à un
énième écart, est envoyé en prison. Il y vit l’enfer traditionnel de ce genre
de séjour (abus sexuel, folie, mal-bouffe, etc., etc., cliché quand tu nous
tiens). Il a tout de même droit, pour bonne conduite, à une permission. Vous
changez alors de narrateur et vous glissez tantôt dans la peau du
permissionnaire, tantôt dans celle de votre grand-mère. Leur sombre existence
se met alors à briller comme une légende de saint. Vous les comprenez, la
souffrance est aussi votre lot et vous dépassez l’incompréhension, la colère,
l’humiliation, vous dépassez votre différence pour nous dire des choses vraies,
la saveur d’un bonheur chez ceux dont la vie n’est que peine, peine qu’ils
supportent en silence, avec une dignité de martyr. Je ne saurais évoquer cet
instant précieux, votre cousin qui explique à la grand-mère qu’il ne retournera
pas en prison, il le lui dit entre les lignes, avec autre chose que des mots,
cette foutue parole qui leur échappe, qu’ils ne savent pas dompter. Ensuite,
c’est une course folle, une tentative un rien minable de suicide, suicide
oblatif, les enfants sont à l’arrière, votre cousin est ivre, il a bu, il a
fumé. Cela se terminera par des cris de bête folle et traquée, un retour en
prison, un cancer du poumon, un refus de se soigner, la mort. Il y a aussi de
la compassion lorsque, au début du texte, vous parlez de votre cousine,
vingt-cinq ans, déjà usée par son travail de caissière. Le soir, dès son retour
à la maison, elle plonge longuement ses mains dans l’eau chaude histoire de
calmer ses douleurs arthritiques. Mais elle ne se plaint pas, elle a du
travail, et pas le plus dur, dit-elle, et elle n’est pas une fainéante,
conclue-t-elle.
Dernier point sur lequel votre
talent brille d’un éclat ambigu et intense : l’amour des garçons. Vous
racontez avec les mots de la passion, avec le feu du désir, votre découverte de
la sexualité avec votre cousin, Fabien et Bruno … surtout Bruno, quinze ans,
brun, fort, musclé – subitement, dans ce passage, il n’est plus question de
l’obésité ni de la difformité générale des corps dans votre village – donc
Bruno, l’aîné, le « chef de bande » chez qui vous avez visionné des
films pornos devant lesquels vos trois compères (vous-même peut-être ?
aussi ?) vous êtes masturbés. Vous aviez, selon le texte … pardon, votre
narrateur avait dix ans, c’est bien jeune, passons. Et votre cousin a proposé
de reproduire les scènes des susmentionnés films, « pour se marrer »,
de tout faire pareil. Vous n’avez pas dit non. Votre désir vous a fait partager
l’intimité, la force, la jeunesse, l’éclat apollonien de vos …
suborneurs ? Non, de vos amants. Vous accueilliez l’étreinte de votre
cousin, son sexe large (aïe, chassez le cliché, il revient au galop ;
selon vos descriptions, dans le village tout le monde a un « gros
bazar », comme le dirait Zézette), vous jouissez de ses coups de reins. Il
se mêle dans votre expérience du sexe un désir de possession de l’autre, de son
corps, de sa personne entière par l’assassinat par exemple, ces pages-là
brûlent. Dix ans ! Mazette, vous étiez bien précoce.
Au final, cher M. Louis, je ne
sais pas si vous êtes un affabulateur ? un malade ? une
« vilaine tata » médisante ou, plus simplement, un petit m… de
faiseur. Vous êtes un auteur que l’on aurait dû renvoyer à sa copie. Votre
texte et si embrouillé, si caricatural qu’il discrédite votre talent. C’était
peut-être un plan marketing. Un torchon racoleur histoire de vous lancer dans
la presse, les librairies, le public puis un vrai roman l’année
prochaine ? Mais pas à ce prix-là, Monsieur, pas avec ce déferlement de
méchanceté. En concluant cette longue critique, je pense à vous (oh, là !
qu’on ne se méprenne pas), je vous vois comme une Salomé, à la fois amoureuse
de et humiliée par saint Jean-Baptiste, son rejet. Afin d’accomplir cet amour,
elle demande, après avoir quasi séduit son beau-père, la tête de son aimé,
pouvoir enfin l’embrasser mais il est mort ! Je me réfère évidemment à une
certaine lecture de cet épisode biblique, dont la perversité sophistiquée vous
correspond bien. Je peux vous prédire beaucoup de succès, Monsieur, mais pas
forcément une œuvre, si vous continuez sur la même voie. Vous devriez lire
Guibert, si ce n’est déjà fait, « Mauve le Vierge » plus exactement,
ou « Mes Parents ». Le bel Hervé avait l’habitude de dépasser les
limites mais n’a jamais perdu la touche de distance ni d’humour qui ont fait de
lui un Auteur. Je vous souhaite donc bonne suite, je ne veux plus jamais vous
lire, je craindrais de devoir à nouveau vous vomir, et aussi longuement. Je
vous laisse, je vais me faire une tasse de tilleul.
8 commentaires:
Etrange. C'est votre texte ignoble qui me fait vomir, pas ce roman. A la lecture d'"En finir avec Eddy Bellegueule", j'ai ressenti de l'empathie à la fois pour Eddy et ses parents. Je n'en ressens aucune pour vous, méprisable intello à la langue de vipère.
Cher AZ, nous n'avons pas dû lire le même ouvrage. Je vous conseille néanmoins la lecture de "La Dignité", vous verrez là une autofiction avec du fond.
je n'ai pas lu le livre, mais la critique est superbe et sonne vraie
beauté et vérité jusque dans l'horreur
pyl
Je me demande comment on peut apprécier la critique d'une oeuvre littéraire sans en avoir lu une seule ligne, en se basant uniquement sur la tournure des phrases de l'auteur...
Bref, cette critique pointe certains détails du livre mais dans le fond, on ressent pas mal de jalousie. Je me trompe peut-être, ça doit être l'immonde pavé vomitif sur une oeuvre appréciée par une grande majorité et reconnue par la critique, sauf un irréductible...
oh, cher AZ, ou cher anonyme, je ne suis pas le seul à avoir été heurté par la méchanceté gratuite du texte; vous ne lisez pas la presse française ? Si vous m'aviez lu attentivement, je ne remets pas en cause le talent de l'auteur dont je ne suis pas jaloux, j'en ai autant.
J'ai beaucoup aimé ce livre et oui la vérité fait mal
Je crains qu'il ne s'agisse pas dans ce brûlot de vérité mais d'un règlement de compte
Je partage à 100% les propos de l'auteur de cet article. Beaucoup de bruit... pour un roman à vomir.
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