mercredi, décembre 17, 2014

"Night call" de Dan Gilroy


Film événement de cette fin d’année 2014, « Night call » aurait pu platement raconter la petite névrose d’un Rastignac angelin, Lou Bloom, sa volonté farouche de réussir et il y arrivera par le biais de la télévision. Le hasard aura voulu le mettre en présence d’un journaliste free lance, l’un de ces fouilles-m… qui n’hésite pas à tremper sa caméra dans le sang des victimes.

« Night call », ce  n’est pas que l’indécence de la société spectacle dans laquelle nous baignons, société où l’image, si bidonnée soit-elle, est reine. Lou n’est pas un mauvais cheval, c’est un bon garçon sans histoire, sans passé, sans trop d’éducation ni de chance mais il est intelligent et pugnace. Il sait se servir d’internet, s’instruit et se donne les moyens d’accéder à cette « american life » dont il rêve … Il n’est pas le seul dans cette course à la bonne vie avec grosse bagnole, montre clinquante et villa à piscine. Jake Gyllenhaal interprète à merveille ce personnage à la fois calculateur et attachant. Son beau visage hiératique s’illumine parfois d’un sourire « hollywoodien » mais rien de spontané, de chaleureux. Lou est un pur produit de l’ultra libéralisme, système dans lequel chaque individu est sommé de se réaliser par des actes de consommation.

A propos du sourire, je ne peux m’empêcher de repenser au prêche de l’excellent père Joseph, un franciscain attaché à la paroisse de Sankt Ludwig, à Berlin. Dimanche dernier, dans son homélie, il a raconté une fable, une histoire dans laquelle il allait voir son médecin parce qu’il ne souriait plus ! Ce mouvement spontané et quasi involontaire qui témoigne d’un attendrissement intérieur, d’un amusement, d’un plaisir gratuit et d’une ouverture à l’autre avait disparu de son quotidien. Après réflexion, le médecin devait admettre que, lui aussi souffrait du même mal. Et tous ses patients aussi. Une épidémie ? Le père Joseph, avec humour et délicatesse, voulait amener son auditoire à penser à ces petits dons subtils que la vie et les autres nous font, que nous pouvons faire aussi, des petits riens qui nous donnent le sourire et font la richesse de nos vies.

Pour revenir à « Night call », un film d’action, à la photographie impeccable, presque désuète, les couleurs dorées du cinéma américain des seventies, et la ville, Los Angeles, qui palpite, respire, une énorme bête lascive étendue au bord de l’océan, animée d’un souffle primal. La banalité est filmée avec esthétique, elle ressort avec un fini très graphique. Incidemment – j’ai vu le film en vo – j’ai appris qu’en american english « graphic » pour des images télévisées voulait dire « sanglant », « choquant ». Confusion des valeurs. Sur près de deux heures, le spectateur est tenu en haleine et vit la success story nauséabonde de Lou qui, à coup de phrases toute faites, sorties de manuels de management en ligne, impose son ascension à ceux  qui le côtoient. Il travaille pour une chaîne d’actualité mais se fiche de la vérité. Il l’arrange pour en faire le produit que réclame le téléspectateur via l’audimat. Il a trouvé sa proie, Nina Romina (Rene Russo), une vieille productrice de l’actualité, ex-gloire du journalisme, atterrie dans la chaîne locale la moins cotée de tout Los Angeles. Lou s’éprend d’elle, donc il se sert d’elle, car Lou ne nourrit aucun sentiment gratuit.


Durant toute la projection, je n’ai cessé de m’interroger sur l’univers, les références culturelles, le style de vie, les attentes de Lou : des valeurs universellement reconnues dans les pays pratiquant le libéralisme économique et aspirant au mode de vie occidental. J’ai comparé mes vieilles fadaises wilhelminiennes, ma pratique du thé, mon mode de déplacement, mes convictions, mon cadre de vie avec ce qui défilait sur l’écran. Apparemment, je suis « à la rue », complètement à côté de ce qu’il faudrait faire. Ou plutôt non … Lou, notre anti-héros, explique à Nina son business plan. Il faut croire à ce que l’on fait, à l’intérêt de ce que l’on produit. Je produis de la littérature, du sens, du récit, de l’émotion, un peu, de l’élégance dans le verbe. Mon œuvre, si confidentielle soit-elle, apporte des réponses aux questions que posent « Night call ». 

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