Une prophétie de 1953, un inédit, un texte admirable et inachevé mais
l’achèvement a-t-il la moindre importance dans la qualité littéraire d’un
roman ? La littérature n’est pas cette chose figée et rogue, comme
l’imaginent les imbéciles. Un souffle, quelques mots, un parfum parfois, la
fragilité d’un instant en tous les cas, et cette émotion, comme lorsqu’on
regarde glisser le soleil à l’horizon, un rivage, ou sur le Jura.
J’ai une histoire avec Julien Gracq, comme avec tous les
auteurs qui sont entrés dans ma vie. J’étais adolescent. C’était la drôle de
guerre, l’attente, la forêt, « Un Balcon en forêt », la saveur du
béton cru des casemates, son grain, son crissement sous le pas. Les sous-bois,
fougères arborescentes, des plaisirs simples, le lard fumé que l’on tranche
pendant la garde. L’attente dilate la forêt, décante la vie et le
plaisir ; un entre-deux suspendu dans une éternité intérieure, une
internité avant la catastrophe.
J’ai retrouvé Gracq une quinzaine d’années plus tard, son
« Rivage des Syrtes » s’est ajusté aux rivages de Barcelone, la
langueur qui prend la ville au crépuscule, une émotion qui semble couler de
Montjuic, le flanc le plus sauvage de la colline. L’attente, la nature, la
vieillesse d’une civilisation, l’extrémité de son histoire, sans issue à moins
de passer outre, l’Orient ou l’Afrique… « Le Rivage des Syrtes » nous
raconte la jeunesse passée de notre sang, ses élans et l’écho lointain de
formidables batailles, ce désir irrépressible de reconquérir le cours mythique et illustre des choses.
Quelles choses ? De quel droit ? Et la fin du jour vient repousser
tout élan, ajouter une journée de plus à nos vies et leur logique.
« Les Terres du couchant » reprennent d’une
manière encore plus marquée les thèmes gracquiens, à savoir l’attente, l’abandon,
la marge, la luxuriance d’une nature métaphorique, un paysage parlant, des
héros révélés par un appel lointain, l’écho d’une fatalité, une fin de règne glorieuse.
Gracq a travaillé plusieurs années à son manuscrit sans qu’il le conçoive comme
achevé. « Un Balcon en forêt » serait venu court-circuiter l’accomplissement
du texte puis l’auteur a décidé de réemployer une partie du matériau dans un
autre récit. Peut-être jugeait-il ses préoccupations dépassées ? La guerre
froide – tout comme la Seconde Guerre mondiale – a masqué fort à propos des
problèmes anciens, des lignes de fracture profondes. On s’est distrait par
quelques confrontations manichéennes alors que la pythie recevait encore des
messages, les délivrait via la littérature, les auteurs, leur sensibilité.
« Les Terres du couchant », une très petite troupe
d’hommes curieux, un jeune patricien en son centre, les préoccupations stériles
et procédurières d’une société très noble, très ancienne, très policée, trop
peut-être. Le grand frisson consiste à y redéfinir la limite de ses prés, ses forêts,
à y ergoter une justice éprise de très petites
choses, trancher dans des conflits d’épiciers. Le récit est en « je »,
l’aventure commence à la manière d’un complot d’enfants durant les grandes
vacances. On est dans ce temps immémorial de la civilisation occidentale, très
à l’Ouest, au Sud-Ouest, à la limite entre Europe et Maghreb ? à la limite
de notre logique occidentale. Le royaume sommeille. L’envahisseur est dans les
parages mais cet autre est trop différent pour même entrer dans les petites
préoccupations de l’Etat. Il n’est pas encore aux frontières, il se positionne
aux marches de la civilisation, loin au-delà de ce territoire strictement
défini et tenu hermétiquement clos de l’intérieur. Nos protagonistes fuiront
par une nuit claire, iront par monts et par vaux afin de rejoindre la cité de
Roscharta, citadelle avancée et assiégée dont la chute marquera la chute de
tout le royaume. L’ennemi est un barbare, il pratique une langue de barbare, il
se bat en barbare et marque de manière barbare sa victoire en témoignant de son
fétichisme pour la décapitation au sabre !
Etonnant récit prophétique, sorti des archives d’un auteur
disparu en 2007 et qui fait doublement échos à notre actualité. Des barbares
fétichistes de la décapitation publique d’un côté, un vieux royaume
suradministré empêtré dans ses codes et procédures de l’autre ; la
violence joyeuse et brouillonne de l’un face à la docte placidité essoufflée de
l’autre, la métaphore ne parle plus, elle gueule à partir d’une telle coïncidence
des faits. Qu’a dit Notre Très Saint Père le pape François devant le parlement
européen à Strasbourg ? Il a parlé de l’Union européenne comme d’un vieux
royaume égoïste et replié sur lui-même, préoccupé de sa propre marche et sans
grande visée universelle, pauvre dans sa charité et chiche dans sa compassion. Gracq
nous laisse sur notre faim, le héros-narrateur se souvient, évoque de belles
images de la citadelle, une sorte de langueur pré-catastrophique. Il serait
donc temps de déchiffrer les signes, d’entendre les auteurs, de faire amende
honorable auprès de Sa Sainteté et de s’engager concrètement …
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