Il n’y a pas de prix à l’infini calme de la mer, à la course
perpétuelle des nuages au-dessus des flots, au déroulement d’un paysage de
fjords, la baie vitrée de la cabine ouverte, le canapé tourné vers l’extérieur
et glisser dans le sommeil devant un tel spectacle. Il n’y a pas de prix à la
jouissance de la liberté, marcher sur un trottoir stockholmois, tallinnois ou
copenhagois . Il n’y a pas de prix aux collections de peinture de
l’Ermitage ; par contre il y en a un pour tout le reste sur une croisière,
et bien trop élevé pour cette forme de prise d’otages festive à destination des
blaireaux de luxe.
Sur le papier, ça avait l’air sympa, il y avait surtout le
but suprême de tout ce périple : visite de Saint-Pétersbourg et de
l’Ermitage. Va pour l’offre baltique d’une semaine d’un célèbre croisiériste
italien, pas celui du naufrage sur l’île de Gilio, l’autre, mais c’est quasi du
pareil au même. Tout d’abord, il y a le bateau, le bâtiment et le nom tombe
fort bien. Imaginez une sorte de super-résidence plouc de nouveaux riches de
quinze étages, plus les cheminées, quatre cage d’escaliers et des espaces
communs dégoulinants de miroirs, de balustrades en laiton, de moquettes à gros
motifs et agrémentés de palmiers momifiés dans des cache-pots m’as-tu-vu. Tout
est conçu selon une conception vantarde du bon goût qui se situe entre un bar
d’hôtel quatre étoile supérieur pour meetings de représentants de commerce au
bord d’une autoroute, le théâtre du palais de Beaulieu et le salon de thé
Martel dans l’ancienne Uniprix à Genève. Rien n’est trop moche pour donner
l’impression au client qu’il en a pour son argent. De loin, le navire qui porte
forcément un nom en –a (Fortuna, Poesia, Luminosa, Concordia, Et-mon-c…-c’est
de la pouletta) barre l’horizon de sa masse compacte et disgracieuse de HLM de
grande densité. La chose flotte miraculeusement et, pourtant, elle tient plus
du fer à repasser que de la marine. La bonne nouvelle, lorsqu’on est à bord, on
arrive presque à oublier la laideur extérieure de la chose.
La vie à bord est faite d’une succession de courtes
séquences innombrables propres à remplir la vacuité de la vie des foules. On
impose des horaires en mine de rien (repas, buffets, spectacles, activités,
excursions, etc., pire qu’à la caserne, on en vient presque à regretter sa vie
en milieu laborieux). Chacune de ces activités revêt un aspect festif et
exceptionnel, ponctuée de bravi et d’applaudissements. C’est tout juste si une
équipe d’animateurs ne débarquent pas dans votre cabine pour offrir à
l’admiration générale le fait que vous ayez tiré la chasse d’eau. Univers
gentillet et infantilisant, insouciant et onéreux, débilitant et humiliant au
final. Les spectacles sont dignes de la programmation d’une première partie de
soirée sur M6 et dans un décors ! Une sorte de Las Vegas au rabais en
carton-pâte et faux plafond dans un genre italianisant. Cette absence de goût
se retrouve strictement partout. J’ai dû passer une semaine à dîner d’une
boustifaille chichiteuse et quelconque avec vue imprenable sur des barbouillis
représentant approximativement des villas palladiennes. Quant aux excursions,
parlons-en, vous êtes dans votre bulle, ou plutôt votre bocal et on vous
promène de ci, ce là en autobus sans jamais avoir le temps de goûter à l’air du
temps. Quand vous avez la possibilité de vous déplacer seul, d’accéder à la
ville sans passer par l’arnaque d’un transit organisé à prix d’or (sous des
tonnerres d’applaudissements) par le croisiériste, vous pénétrez dans une
petite ville, Tallinn par exemple, avec quelques cinq à six mille autres
touristes en quête d’exotisme. Impossible de rien voir, de rien visiter, les deux autres navires qui mouillent aussi pour
la journée dégueulent une foule qui piétine tout, occupe tout l’espace et
l’honnête homme n’a plus qu’à boire le calice de la honte et de la déception
jusqu’à la lie. A Stockholm, l’escale était trop courte pour entreprendre une
visite sérieuse de la ville, et à Copenhague, les autorités danoises, pas
folles, ont inventé mille chicanes pour interdire au touriste un accès trop
aisé en masse au centre-ville. L’honnête homme n’a qu’à marcher, ou prendre le
taxi, il n’a qu’à payer … Comment ne pas comprendre les préventions des
Copenhagois. Cette foutue croisière a failli me brouiller avec la capitale
danoise que, pourtant, j’adore.
En croisière, on touche au faîte de l’ineptie kafkaïenne.
Vous passez votre temps à remplir des formulaires pour tout, à vous coltiner
des réunions pour tout, à donner dans l’administratif mieux que dans un
sous-secrétariat soviétique. Un personnel aimable et avenant vous explique tout
(sous des tonnerres d’applaudissements) comme si vous étiez un demeuré. On vous
glisse, par exemple, un programme quotidien sous la porte dont l’information la
plus palpitante consiste dans l’annonce des horaires du buffet du
petit-déjeuner que vous prendrez au dernier étage selon que vous aurez payé
cher ou au cinquième avec service à la place selon que vous aurez payé très
cher. Au buffet, j’ai donc eu l’immense plaisir de me faire piétiner tous les
matins par des hordes affamées vous bousculant, vous marchant sur les pieds,
vous coupant le passage pour vous fauchez la seule table de libre. Résultat,
vous avez intérêt à ne pas avoir pris d’œufs, sinon vous les mangerez froids.
Bon, j’ai rendez-vous avec les peinturluris palladiens de la salle à manger
(tonnerre d’applaudissements), je vais pour la dernière fois m’installer sur
une chaise de velours cramoisi et deviser avec Cy. et le couple avec lequel
nous partageons la table à propos de nos impressions de la journée. Nous allons
arriver en retard, le garçon va nous faire rattraper le temps perdu mine de
rien, histoire que l’on en ait terminé avec le plat principal alors que
(tonnerre d’applaudissements) on nous présentera dans une chorégraphie
approximative les desserts du jour.
Quelle réalité se cache derrière la bonne humeur surjouée ?
Le personnel de service est d’une efficacité et d’une amabilité sans égal, il
représente le vrai plus du croisiériste. Serveurs, femmes de chambre, dames de
buffet, casseroliers, techniciens de surface, mécaniciens de l’ombre et petites
mains de l’industrieuse buanderie n’arrêtent jamais et, pour peu que le
passager le remarque, l’anonyme laborieux saura le saluer dans cinq à six
langues en sus de la sienne. On peut se dire qu’une petite partie du prix de
cette onéreuse croisière aura servi à l’entretien de quelques familles dans des
pays émergents. Peut-être vais-je retenter l’expérience … avec un minimum d’organisation
ça devrait même être agréable. Dans une croisière, préparez vous-même vos
excursions avec l’aide d’une agence de voyage locale. Faites-vous prendre par
un taxi à l’escale et choisissez vos buts de visites selon vos goûts et sans la
compagnie pesante de bovidés. Ça
ne vous coûtera guère plus cher que les virées 100% pur plouc vendues à bords.
Je vais retenter l’expérience car le ciel, la mer au couchant et soi tout petit
au milieu, ça n’a pas prix.
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