Au risque de me répéter, l’autofiction reste la meilleure
façon d’être au plus près de soi et du monde. On y retrouve le
devoir de vérité foucaldien et le poids de la pensée ronsardienne. Il n’est pas
question de « se faire mousser », façon demi-starlette de
télé-réalité, mais de partager ses contradictions, offrir un petit peu de soi –
et dans la sincérité – à ses lecteurs. Voici un nouvel extrait de mon dernier roman autofictif, "Musique dans la Karl Johan Strasse".
Un jour, il y a longtemps, aux Halles, une romanichelle nous
a accostés ; elle voulait nous dire
la bonne aventure. Arnolphe, mon ex, aurait aimé l’écouter. J’ai toutefois
décliné l’offre. La « voyante » m’a juste lancé « Qu’as-tu fait
de ta bonté ? » Edward Munch était-il un homme bon ? Je n’en
sais rien. Je sais qu’entre la peinture et la jeunesse passée, il y a cette
petite porte que représente la musique lumineuse et atemporelle de Philip Glass,
il y a aussi ce fin trait plus foncé à l’horizon, sur le lac, une façon de signifier
par un effet d’optique une limite à l’infini. Quant à ma « bonté »,
elle n’est pas disparue, elle s’est enroulée au fond de sa coquille parce qu’agressée
par le manque d’égards, la grossièreté ambiante. Je la protège et la réserve à
de petites actions ponctuelles, dans mon intimité. A trop exposer sa bonté, on
y use sa sensibilité, on devient un morceau de bois. Je reste juste
perpétuellement offusqué par l’attitude et le laisser-aller commun, et dont les
effets sont de plus en plus difficiles à supporter, plus en raison de la densification
de la population que de la baisse du niveau moyen d’éducation.
Tout à l’heure, dans le train, l’un
de ces régionaux qui glissent sur les voies ferrées comme un étron dans la
cuvette, et dont l’aménagement intérieur fait penser à des toilettes publiques,
j’étais assis en face d’un couple adolescent. C’étaient des gamins de seize
ans, élégants, élancés, grands, fils et fille à papa certainement, venus de l’une
des banlieues à dentistes que l’on trouve sur cette ligne. Evidemment, dans sa
perfection, ce petit couple ne faisait que témoigner de son « amour »
par des baisers et des bruits de succion. J’aurais été un gamin de vingt ans,
ils se seraient certainement réfrénés, j’aurais existé à leurs yeux, ils ne se
seraient pas donnés en spectacle … Tandis qu’en l’occurrence, j’étais un
meuble, ou à peu près … à la manière des nobles dames de l’Ancien Régime qui se
montraient nues devant leurs valets car ça ne comptait pas, un domestique, ce n’est
pas une personne ! Je n’ai toutefois rien dit, trop occupé, absorbé à
démêler les arguties politico-philosophiques de Thomas Mann dans « La
Montagne magique ». Peu avant la fin du trajet, un contrôleur est passé
par là. J’étais sûr que le « couple de l’année » aurait quelque
ennui, peut-être une envie de ma part d’être remboursé de mon embarras,
dédommagé de leur incivilité amoureuse. Le garçon était en règle, la jeune
fille avait oublié de timbrer sa carte de transport. Elle a juré ses grands
dieux qu’elle n’était pas une resquilleuse, le contrôleur voulait bien la
croire. Il lui a expliqué qu’il devait tout de même dresser un constat d’infraction
assorti d’une amende de cent francs. La jeune fille a essayé de se justifier ne
comprenant pas qu’on ne lui envoyât pas un avertissement pour cette fois. Le
contrôleur a encore argué qu’il ne pouvait pas adapter la sanction selon le
fautif. Il lui a fait remarquer que les autres passagers avaient tous un titre
de transport valable, lui désignant même l’un d’entre eux, un type parfaitement
insignifiant, dans la soixantaine, mal habillé, légèrement scrofuleux comme le
sont parfois les vieux qui ne se soignent pas. Le petit « couple de l’année »
découvrait alors avec stupeur l’altérité. Je me suis tout de même demandé, avec
une pointe d’orgueil, en descendant en gare de Lausanne, si mon agacement n’avait
pas attiré d’une façon quasi-magique cette leçon sur les jeunes gens, sur la
jeune fille, surtout, qui ne sera certainement plus d’humeur à faire des bruits
de bouche la langue fourrée dans la cavité buccale de son parfait petit ami.
Que disait déjà la romano à propos de ma bonté ?
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