vendredi, décembre 13, 2013

"Musique dans la Karl Johan Strasse", second extrait



Au risque de me répéter, l’autofiction reste la meilleure façon d’être au plus près de soi et du monde. On y retrouve le devoir de vérité foucaldien et le poids de la pensée ronsardienne. Il n’est pas question de « se faire mousser », façon demi-starlette de télé-réalité, mais de partager ses contradictions, offrir un petit peu de soi – et dans la sincérité – à ses lecteurs.  Voici un nouvel extrait de mon dernier roman autofictif, "Musique dans la Karl Johan Strasse".


Un jour, il y a longtemps, aux Halles, une romanichelle nous a  accostés ; elle voulait nous dire la bonne aventure. Arnolphe, mon ex, aurait aimé l’écouter. J’ai toutefois décliné l’offre. La « voyante » m’a juste lancé « Qu’as-tu fait de ta bonté ? » Edward Munch était-il un homme bon ? Je n’en sais rien. Je sais qu’entre la peinture et la jeunesse passée, il y a cette petite porte que représente la musique lumineuse et atemporelle de Philip Glass, il y a aussi ce fin trait plus foncé à l’horizon, sur le lac, une façon de signifier par un effet d’optique une limite à l’infini. Quant à ma « bonté », elle n’est pas disparue, elle s’est enroulée au fond de sa coquille parce qu’agressée par le manque d’égards, la grossièreté ambiante. Je la protège et la réserve à de petites actions ponctuelles, dans mon intimité. A trop exposer sa bonté, on y use sa sensibilité, on devient un morceau de bois. Je reste juste perpétuellement offusqué par l’attitude et le laisser-aller commun, et dont les effets sont de plus en plus difficiles à supporter, plus en raison de la densification de la population que de la baisse du niveau moyen d’éducation.
Tout à l’heure, dans le train, l’un de ces régionaux qui glissent sur les voies ferrées comme un étron dans la cuvette, et dont l’aménagement intérieur fait penser à des toilettes publiques, j’étais assis en face d’un couple adolescent. C’étaient des gamins de seize ans, élégants, élancés, grands, fils et fille à papa certainement, venus de l’une des banlieues à dentistes que l’on trouve sur cette ligne. Evidemment, dans sa perfection, ce petit couple ne faisait que témoigner de son « amour » par des baisers et des bruits de succion. J’aurais été un gamin de vingt ans, ils se seraient certainement réfrénés, j’aurais existé à leurs yeux, ils ne se seraient pas donnés en spectacle … Tandis qu’en l’occurrence, j’étais un meuble, ou à peu près … à la manière des nobles dames de l’Ancien Régime qui se montraient nues devant leurs valets car ça ne comptait pas, un domestique, ce n’est pas une personne ! Je n’ai toutefois rien dit, trop occupé, absorbé à démêler les arguties politico-philosophiques de Thomas Mann dans « La Montagne magique ». Peu avant la fin du trajet, un contrôleur est passé par là. J’étais sûr que le « couple de l’année » aurait quelque ennui, peut-être une envie de ma part d’être remboursé de mon embarras, dédommagé de leur incivilité amoureuse. Le garçon était en règle, la jeune fille avait oublié de timbrer sa carte de transport. Elle a juré ses grands dieux qu’elle n’était pas une resquilleuse, le contrôleur voulait bien la croire. Il lui a expliqué qu’il devait tout de même dresser un constat d’infraction assorti d’une amende de cent francs. La jeune fille a essayé de se justifier ne comprenant pas qu’on ne lui envoyât pas un avertissement pour cette fois. Le contrôleur a encore argué qu’il ne pouvait pas adapter la sanction selon le fautif. Il lui a fait remarquer que les autres passagers avaient tous un titre de transport valable, lui désignant même l’un d’entre eux, un type parfaitement insignifiant, dans la soixantaine, mal habillé, légèrement scrofuleux comme le sont parfois les vieux qui ne se soignent pas. Le petit « couple de l’année » découvrait alors avec stupeur l’altérité. Je me suis tout de même demandé, avec une pointe d’orgueil, en descendant en gare de Lausanne, si mon agacement n’avait pas attiré d’une façon quasi-magique cette leçon sur les jeunes gens, sur la jeune fille, surtout, qui ne sera certainement plus d’humeur à faire des bruits de bouche la langue fourrée dans la cavité buccale de son parfait petit ami. Que disait déjà la romano à propos de ma bonté ?

Aucun commentaire: