dimanche, août 17, 2014

Retour de croisière


 
Il n’y a pas de prix à l’infini calme de la mer, à la course perpétuelle des nuages au-dessus des flots, au déroulement d’un paysage de fjords, la baie vitrée de la cabine ouverte, le canapé tourné vers l’extérieur et glisser dans le sommeil devant un tel spectacle. Il n’y a pas de prix à la jouissance de la liberté, marcher sur un trottoir stockholmois, tallinnois ou copenhagois . Il n’y a pas de prix aux collections de peinture de l’Ermitage ; par contre il y en a un pour tout le reste sur une croisière, et bien trop élevé pour cette forme de prise d’otages festive à destination des blaireaux de luxe.

 
Sur le papier, ça avait l’air sympa, il y avait surtout le but suprême de tout ce périple : visite de Saint-Pétersbourg et de l’Ermitage. Va pour l’offre baltique d’une semaine d’un célèbre croisiériste italien, pas celui du naufrage sur l’île de Gilio, l’autre, mais c’est quasi du pareil au même. Tout d’abord, il y a le bateau, le bâtiment et le nom tombe fort bien. Imaginez une sorte de super-résidence plouc de nouveaux riches de quinze étages, plus les cheminées, quatre cage d’escaliers et des espaces communs dégoulinants de miroirs, de balustrades en laiton, de moquettes à gros motifs et agrémentés de palmiers momifiés dans des cache-pots m’as-tu-vu. Tout est conçu selon une conception vantarde du bon goût qui se situe entre un bar d’hôtel quatre étoile supérieur pour meetings de représentants de commerce au bord d’une autoroute, le théâtre du palais de Beaulieu et le salon de thé Martel dans l’ancienne Uniprix à Genève. Rien n’est trop moche pour donner l’impression au client qu’il en a pour son argent. De loin, le navire qui porte forcément un nom en –a (Fortuna, Poesia, Luminosa, Concordia, Et-mon-c…-c’est de la pouletta) barre l’horizon de sa masse compacte et disgracieuse de HLM de grande densité. La chose flotte miraculeusement et, pourtant, elle tient plus du fer à repasser que de la marine. La bonne nouvelle, lorsqu’on est à bord, on arrive presque à oublier la laideur extérieure de la chose.

 
La vie à bord est faite d’une succession de courtes séquences innombrables propres à remplir la vacuité de la vie des foules. On impose des horaires en mine de rien (repas, buffets, spectacles, activités, excursions, etc., pire qu’à la caserne, on en vient presque à regretter sa vie en milieu laborieux). Chacune de ces activités revêt un aspect festif et exceptionnel, ponctuée de bravi et d’applaudissements. C’est tout juste si une équipe d’animateurs ne débarquent pas dans votre cabine pour offrir à l’admiration générale le fait que vous ayez tiré la chasse d’eau. Univers gentillet et infantilisant, insouciant et onéreux, débilitant et humiliant au final. Les spectacles sont dignes de la programmation d’une première partie de soirée sur M6 et dans un décors ! Une sorte de Las Vegas au rabais en carton-pâte et faux plafond dans un genre italianisant. Cette absence de goût se retrouve strictement partout. J’ai dû passer une semaine à dîner d’une boustifaille chichiteuse et quelconque avec vue imprenable sur des barbouillis représentant approximativement des villas palladiennes. Quant aux excursions, parlons-en, vous êtes dans votre bulle, ou plutôt votre bocal et on vous promène de ci, ce là en autobus sans jamais avoir le temps de goûter à l’air du temps. Quand vous avez la possibilité de vous déplacer seul, d’accéder à la ville sans passer par l’arnaque d’un transit organisé à prix d’or (sous des tonnerres d’applaudissements) par le croisiériste, vous pénétrez dans une petite ville, Tallinn par exemple, avec quelques cinq à six mille autres touristes en quête d’exotisme. Impossible de rien voir, de rien visiter, les  deux autres navires qui mouillent aussi pour la journée dégueulent une foule qui piétine tout, occupe tout l’espace et l’honnête homme n’a plus qu’à boire le calice de la honte et de la déception jusqu’à la lie. A Stockholm, l’escale était trop courte pour entreprendre une visite sérieuse de la ville, et à Copenhague, les autorités danoises, pas folles, ont inventé mille chicanes pour interdire au touriste un accès trop aisé en masse au centre-ville. L’honnête homme n’a qu’à marcher, ou prendre le taxi, il n’a qu’à payer … Comment ne pas comprendre les préventions des Copenhagois. Cette foutue croisière a failli me brouiller avec la capitale danoise que, pourtant, j’adore.
 

En croisière, on touche au faîte de l’ineptie kafkaïenne. Vous passez votre temps à remplir des formulaires pour tout, à vous coltiner des réunions pour tout, à donner dans l’administratif mieux que dans un sous-secrétariat soviétique. Un personnel aimable et avenant vous explique tout (sous des tonnerres d’applaudissements) comme si vous étiez un demeuré. On vous glisse, par exemple, un programme quotidien sous la porte dont l’information la plus palpitante consiste dans l’annonce des horaires du buffet du petit-déjeuner que vous prendrez au dernier étage selon que vous aurez payé cher ou au cinquième avec service à la place selon que vous aurez payé très cher. Au buffet, j’ai donc eu l’immense plaisir de me faire piétiner tous les matins par des hordes affamées vous bousculant, vous marchant sur les pieds, vous coupant le passage pour vous fauchez la seule table de libre. Résultat, vous avez intérêt à ne pas avoir pris d’œufs, sinon vous les mangerez froids. Bon, j’ai rendez-vous avec les peinturluris palladiens de la salle à manger (tonnerre d’applaudissements), je vais pour la dernière fois m’installer sur une chaise de velours cramoisi et deviser avec Cy. et le couple avec lequel nous partageons la table à propos de nos impressions de la journée. Nous allons arriver en retard, le garçon va nous faire rattraper le temps perdu mine de rien, histoire que l’on en ait terminé avec le plat principal alors que (tonnerre d’applaudissements) on nous présentera dans une chorégraphie approximative les desserts du jour.

 
Quelle réalité se cache derrière la bonne humeur surjouée ? Le personnel de service est d’une efficacité et d’une amabilité sans égal, il représente le vrai plus du croisiériste. Serveurs, femmes de chambre, dames de buffet, casseroliers, techniciens de surface, mécaniciens de l’ombre et petites mains de l’industrieuse buanderie n’arrêtent jamais et, pour peu que le passager le remarque, l’anonyme laborieux saura le saluer dans cinq à six langues en sus de la sienne. On peut se dire qu’une petite partie du prix de cette onéreuse croisière aura servi à l’entretien de quelques familles dans des pays émergents. Peut-être vais-je retenter l’expérience … avec un minimum d’organisation ça devrait même être agréable. Dans une croisière, préparez vous-même vos excursions avec l’aide d’une agence de voyage locale. Faites-vous prendre par un taxi à l’escale et choisissez vos buts de visites selon vos goûts et sans la compagnie pesante de bovidés. Ça ne vous coûtera guère plus cher que les virées 100% pur plouc vendues à bords. Je vais retenter l’expérience car le ciel, la mer au couchant et soi tout petit au milieu, ça n’a pas prix.

 

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