L’autre
soir, la lumière orangée d’un haut réverbère, le froid léger et pénétrant, la
triste guérite d’un arrêt de bus, le temple de Morges, un croisement. Je porte
Lou’ dans son sac, je suis en retard, préparation du Conseil Communal au bar de
l’Hôtel de la Fleur du Lac. Je tiens là un « motif », moins qu’un
instant, au-delà de la banalité. Pourquoi en dire plus ? Il suffirait
d’allumer une clope mais j’ai arrêté de fumer, c’est con. Même si j’en
rallumais une, cela n’empêcherait pas que j’ai arrêté, j’ai rompu avec une
certaine qualité de désespoir. Le crépitement du tabac, la moiteur d’une salle
bondée, un sous-sol quelconque, une boîte, et la musique qui noie et agglomère
tout : l’envers du susmentionné motif. Eviter le pire, car il y a pire, le
désespoir d’un boulanger d’origine maghrébine, sa boutique dans le quartier du
Bataclan, son incrédulité, sa foi douloureuse, la posture sordide de la double
… de la triple victime innocente ! Violence aveugle, honte des siens,
honte de ses propres limites à comprendre le monde. Quoiqu’il arrive, je sais
qu’il y aura dans l’air nocturne piquant de l’hiver, la lumière orangeasse
écrasante d’un réverbère au-dessus de l’affreuse guérite d’un arrêt de bus,
l’arrêt « Temple », desservi par le 701 et le 702. A quoi bon
comprendre monde, dans la fatigue de la fin du jour, le début de la nuit,
lorsque les rues se sont vidées. L’heure de la prière pour le boulanger
maghrébin ? Trop tard ? je n’en sais rien, ça change tous les mois,
la sixième prière doit avoir lieu peu avant la fermeture des commerces quoiqu’à
Morges les magasins ferment à l’ancienne, à 18h30, 20h le vendredi. Puis la
solitude de la guérite, le temple en arrière plan, sa silhouette élégante,
clocher à bulbe, façades néo-classiques, de belles proportions, un édifice protestant authentique et pas l’une
des églises catholiques captées et détournées par l’occupant bernois, les
pasteurs à sa botte. J’y venais enfant, quand on me comptait encore parmi les
fidèles à temps très partiel de la foi réformiste. Je n’étais pourtant pas
baptisé.
A l’heure de mon
« motif », le boulanger maghrébin doit se morfondre chez lui, derrière le téléjournal, goûtant au réconfort
d’une cigarette, un café ou un thé trop sucré, un cachet et hop au lit. J’ai
aussi été désespéré étant jeune, quand je fumais encore, et parfois l’angoisse
cédait parmi l’oubli de la musique, les corps qui se frôlent et vibrent, à
moins que ce ne fussent les cachets qui faisaient effet. Séduire, danser, se
faire aimer, sur place ou chez lui, celui qui … mieux que moi et à ma place, et
peut-être ne plus avoir peur. Mon « motif » ne me fait pas peur. Je
goûte de manière perverse à sa banalité, sa solitude, je partage ce « non-instant »
qui ne connaîtra jamais de suite de soirée en boîte, les corps, l’oubli. Je
peux faire une place dans ma vie à de tels motifs, je peux les accueillir, j’arrive
même à faire redémarrer mon récit intime à partir de ce léger sordide. J’ai de
la religion, comme le boulanger maghrébin, je n’ai pas besoin d’un almanach
pour connaître les horaires de ma pratique religieuse, je sais que Saint-François
de Sales est ouvert, et bien jusqu’à 19 heures le vendredi, il y a vêpres comme
je l’ai appris. Par le même hasard qui m’a fait rencontrer mon « motif »,
j’ai voulu m’asseoir dans la pénombre enveloppante de la nef. J’ai hésité dans
le vestibule, la procession des offrandes venait juste de se terminer. Je suis
tout de même entré, me suis assis parmi l’assistance, suivre la fin de la célébration.
C’était la chose la plus naturelle à faire, la plus évidente : vivre la
gratuité de la foi, son évidence. N’importe où, dans n’importe quelle ville,
quel pays, je me serais assis de la même manière, avec le même naturel et j’aurais
suivi la fin de la messe quelle que fût la langue du prêtre. Quoiqu’il arrive,
même si des attentats venaient à me réduire au désespoir du boulanger artisanal
des alentours du Bataclan, je saurais trouver le banc d’une église, le miracle
de la Communion.
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