Le jubilé, j'allais oublier mon jubilé, ma naissance - la volontaire - il y a un peu moins de vingt ans. Tout me semblerait dit dans ces quelques mots : se souvenir, commémorer, inscrire et son geste, et son souffle, et son oeuvre dans le temps. Une fois évacuée la question vague du "pourquoi moi ?", pour le meilleur et pour le pire, après avoir endossé la responsabilité de sa propre vie (je suis particulièrement fier d'assumer les vingt dernières années), il ne reste plus que la tâche considérable de travailler au tricot du récit, à traquer le petit rien parlant ...
J'avais presqu'une demi-heure à tuer avant l'arrivée de mon train, en gare de Morges, sinistre gare, bonne petite ville à la réputation de laquelle j'ai travaillé dans mon roman "Appel d'air", New Versailles dans le texte ... Bref, je suis descendu en direction de la rue du Sablon, les nouveaux bâtiments, de grands locatifs élégants aux appartements aérés remplis de détails déco à la mode ... Pourtant, je sentais remonter des vieux pavés le parfum de mauvais alcool qu'exhalait la distillerie Salina, ses entrepôts moussus, le haut mur qui ceinturait sa cour, le jardin, la maison du propriétaire au milieu, les cris d'un coq idiot qui n'avait rien compris de son rôle : l'animal chantait à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. J'ai coupé par la rue Saint-Louis puis remonté la rue des Charpentiers, le "gagatorium" (EMS) Nelty de Beausobre à ma gauche, une infirmière s'activait derrière une fenêtre du second. En face se dresse encore "La Concorde", une salle paroissiale multifonctionnelle du début du siècle passé, une bâtisse rescapée, dans son style zürichois lézardé, plantée au milieu de parkings de fortune, les trois pâtés de maisons adjacents sommairement démolis. On peut même encore y repérer des carrelages au sol : ci-gît une cuisine ... Puis deux pauvres saules tronqués de la moitié de leur branchage lors de la construction du passage sous-voie trop raide et que personne n'emprunte.
Il y a vingt de cela, les arbres ombrageaient la terrasse de "Chez Germaine", avec sa pension miteuse au-dessus, ses locataires improbables ... "Chez Germaine" était un bouge, un bistrot poisseux dont les cuisines n'étaient plus utilisables depuis fort longtemps. Des manoeuvres de passage logeaient là un trimestre. On les retrouvaient en fin de journée buvant du mauvais Côte du Rhône et dévorant d'opulents sandwich préparés par ... Germaine ? Il y avait aussi un vieux couple de lesbiennes alcooliques qui occupaient gratuitement une chambre des combles, Coco et ... je ne m'en souviens plus ... Une femme encore vive, d'une mise épouvantablement négligée. Coco ne disait jamais grand-chose. Je sais qu'elle ne pouvait plus jouer de l'accordéon à cause de son arthrite, elle avait du reste vendu et bu l'instrument. Les deux femmes semblaient, à leur manière, tenir salon.
"Chez Germaine" a aussi été rasé. Je revois à peu près la vieille façade beige salie d'une maison de trois étages en tout, je revois la porte d'entrée, large, dont la partie supérieure était garnie de culs-de-bouteilles sertis au plomb, un travail d'une très belle qualité, tout comme la ferronnerie de la marquise de la terrasse au-dessus de laquelle s'épanouissaient les deux saules. Je ne me souviens plus très bien du reste ... Mais si je ne vous en touche pas un mot, qui, demain, après-demain, se rappellera de Coco et de son amie, de "Chez Germaine", de l'ombre de ses saules ...
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