lundi, septembre 16, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 18


Hoppenlaufriedhof
Heureuse, la serveuse est heureuse, rayonnante, parce qu’il a pris de la sauce moutarde-orange. Elle était déjà très touchée lorsqu’il avait commandé un hamburger végétarien avec pain foncé. Elle a réagi sur le « pain foncé » comme si Machin-Chose lui avait fait un cadeau, quasi une bague de fiançailles. Il ne sait pas trop comment il est arrivé à … Stuttgart. Il ne reconnaît rien de ce qui l’entoure, il a lu le nom de la ville sur le menu, une petite chaîne de burgers bio-écolo-bien pensante avec des bancs sur la terrasse. En fait, il se souvient avoir « repris conscience » dans l’église voisine, St. Maria, du gothoc du XIXème aménagé en étable altermondialiste. C’est plutôt moche. Machin-Chose – Stéphane ça ne lui va vraiment pas – observe avec affection les clients, les passants. A Vienne, il sait qu’un truc a mal tourné, « genre » patacaisse grotesque, « genre » Godzilla a débarqué dans la salle du trône après avoir défoncé le plafond ou des femens ont fait caca devant le trône les miches à l’air … Ou, va savoir, il a foutu le feu au palais créant une nouvelle occurrence historique entre Alpha et Oméga. Ça n’a pas tout à fait marché mais, à présent, il a choisi ce qu’il veut faire, rien moins que sauver les petits chiens, les petits oiseaux, les petites filles et leur poupée, et tous les autres aussi. Il a le souvenir très net d’être quasi à poil, sur  une banquette, et de regarder un programme télévisé, des histoires de conquête spatiale, des images de la préparation de la mission « Voyager » et la terre, son système solaire, perdus dans la galaxie, le jour quand tout cela sera englouti dans un trou noir, ou dévoré par le soleil mourant. Il a senti ce parfum métallique du sang dans le nez, et comme une lame dans la gorge avec la colère parce que cette fin annoncée est parfaitement injuste, et il a tenté un truc, l’histoire de la grande Conjonction, parce qu’ils n’ont pas de solution non plus, mais des contacts, une aide extérieure qui devra bien sortir du bois si elle ne veut pas que Machin-Chose ne fasse à fond !

Stuttgart lui rappelle des samedis après-midis non-chalantes, belles et vaines à la fois, avec le chant des oiseaux et le parfum du gazon tondu, une sorte de vacance de toute espèce de projets, de plans, d’avenir même sans inquiétude, avec confiance et satisfaction. Rien ne sert de s’agiter, le temps s’écoule, pareil à lui-même, une sorte d’automatisme magique auquel rien n’y fait. Machin-Chose aimerait bien être quelqu’un, n’importe qui mais exister et sans revendication, s’il vous plaît, merci. La course à ceci, cela, rien qui ne réponde à ses besoins : être. Et trouver la solution au grand crac-boum.

Il a bien vu sur ses papiers qu’il y a une identité, un nom mais c’est un emprunt. Peut-être qu’il est coincé dans un hôte qui, régulièrement, réussi à le refouler jusqu’à ce qu’il revienne aux commandes. Il n’a pourtant pas conscience de la présence de quelqu’un d’autre. Il n’y a que cette fatigue et cette paresse qui le cloue dans des chambres qu’il ne reconnaît pas. Il a besoin d’ordre et de … normalité, ce truc qui veut dire « un jour comme les autres » et on en éprouve du plaisir jusqu’à ce que les petits chiens deviennent de grands chiens puis de vieux chiens et ne meurent mais ça reste normal. Ils cessent d’exister sous forme de petits chiens pour autre chose, l’étape suivante qui ne doit pas être anticipée violemment, et le reste risque de mal se passer. Voilà ce que Stuttgart lui inspire avec ou sans l’Agence, les services impériaux, etc. Il marche à travers des rues à la fin du jour. C’est son état « normal », paraît-il, marcher dans des rues calmes, quelques terrasses de restaurant, le centre avec toute l’agitation qu’on lui suppose se compose d’un grand boulevard commerçant bondé aux heures ouvrables, déserté en dehors. Machin-Chose a regagné son hôtel à pied, coller à son propre cliché, traversé  un cimetière historique, désaffecté, le tombes les plus récentes datent de la fin XIXème, cette chère époque wilhelminienne. Il est remonté dans sa chambre par un couloir discret, observer la nuit au-dessus des arbres, d’une colline de vignoble, quelques belles propriétés et l’espace commun d’une tour en béton voisine, dernier étage, une sorte de hall-salon avec vue décoré d’une guirlande d’ampoules multicolores. Des gens rient, boivent, semblent s’amuser sans pour autant déranger le paysage. Machin-Chose soupire. L’histoire de l’expérience du choix retardé de Wheeler lui remonte à l’esprit, d’où la sanctuarisation de la période 30-48, considérant que le phénomène de « transit » et toutes les possibilités en découlant ressortant de la physique cantique. Machin-Chose n’a plus de nouvelles claires d’Oméga car … il en a éradiqué la possibilité, comme il a supprimé l’occurrence de sa personne dans sa forme antérieure. Il a des réminiscences de cet état qui n’a … jamais existé ! CQFD. Il regarde encore par la fenêtre, croit reconnaître une colline, recouverte de vignes gobelet, en espalier, allez savoir d’où il tient des connaissances en viticulture. Il reste peut-être un quart d’heure, vingt minutes, deux heures pourquoi pas à observer le ciel parfaitement sombre alors. Il quitte son poste d’observation pour contrôler l’heure du départ, le train qu’il prendra le lendemain. Il rentrera dans la bonne ville, découvrir ce qu’il subodore déjà : le mec gazeux n’existe pas, il est ce type, il l’a toujours été et l’attendent deux petits chiens là-bas, dans l’appartement encombré de plantes, de tableaux, de mille choses, tous les accessoires pour passer d’Alpha à Psi parce qu’il est sûr que la dualité n’as pas cessé, il n’y a pas eu fusion, ça se saurait, ça se ressentirait et Alpha ne tient pas tout seul au milieu de l’espace-temps, il a besoin d’un contrepoids, c’est une question de physique gravitationnelle. Il s’appelait Steve, il s’appelle à nouveau Steve. Il pratique le commerce de l’art comme un passe-temps, un jeu, et finance sa collection avec ses gains. Il y a deux ans de cela, il était à Bâle, pour acheter une nature morte … peut-être une étude, une grande huile sur toile de Marie Schmersahl-Kjöbge, des pots de fleurs, trois, arrangés sur un drap, comme un fond. Il était assis, sur un banc du jardin botanique, il s’est levé avec le tableau et pfuiiit, le trou noir, il craint d’avoir pris la place de quelqu’un mais la place était déjà faite. Il se souvient aussi de tout le mal qu’il avait à se reconnaître dans un miroir étant enfant ; il se faisait déjà de la place en prévision de maintenant.

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