dimanche, janvier 10, 2016

"Le Royaume" d'Emmanuel Carrère, suite et fin

L'auteur en dédicace
Lire « Le Royaume », jouir de la promesse du printemps par une fin de journée, janvier par exemple, le couchant, une heure dont les merles chantent la douceur, et croire que l’hiver ne sera plus … Oui, croire, suivre sans raison cette intime conviction qui vous fait vous émerveiller au chant délicat et mélancolique « des oiseaux du ciel ». « Le Royaume » est un texte brillant, drôle, alerte, d’un style subtil et aimable à la fois, pas d’effets gratuits, une parole sincère, tout simplement, et la coulisse du récit offerte aux lecteurs avec cette même simplicité. J’ai terminé la lecture de ce pavé dont la taille représente le seul défaut, et je ne parle pas du nombre de pages, du temps qu’il faut consacrer à sa lecture, juste de la taille de l’objet, un peu encombrant et mal commode à manipuler, surtout dans les dernières pages.

J’ai donc terminé ce voyage auprès de saint Luc, l’irascible saint Paul, saint Marc, ou plutôt saint Jean-Marc de son vrai prénom. Et saint Jacques le majeur, saint Pierre, le colérique saint Jean et le Pommadé … Celui qui est « frotté d’huile », oint … le Messie. Voilà exactement le genre d’anecdote que glisse Emmanuel Carrère dans son récit. Il avait, avec d’autres auteurs, participé en son temps à une version réactualisée de la Bible, dépoussiérer une phraséologie trop pompeuse encombrée de termes usés, d’où le « Pommadé » glissé par le comique de la troupe.

Je l’avais déjà signalé dans ma critique à mi-parcours, « Le Royaume » est le meilleur ouvrage d’histoire biblique qu’il m’ait été donné de lire … quoique je ne sois pas un grand lecteur de ce genre documentaire. Emmanuel (littéralement Dieu est avec nous, je sais, je l’ai déjà glissé dans le premier volet de ma critique), Emmanuel donc, en parallèle des aventures et mésaventures du doux et, apparemment pusillanime Luc, nous refait le récit de la rédaction des évangiles et du reste du canon du Nouveau Testament. Les textes les plus anciens sont vraisemblablement l’évangile selon saint Marc (Jean-Marc) et les écrits pauliniens. Jean-Marc serait le fils de la femme qui reçut Jésus et les apôtres pour leur dernier repas, la sainte Cène. Jean-Marc parle le grec comme « un chauffeur de taxi pakistanais à Londres parle anglais », dixit Carrère. Marc s’exprime à l’aide d’un verbe sec, sans fioriture. Dans son évangile, le Christ se montre révolutionnaire et carré, voire péremptoire. De leur côté, les lettres pauliniennes ne font pas grand cas de la personnalité du Christ ; le dernier apôtre n’a en tête que l’organisation des jeunes communautés chrétiennes et l’ouverture de cette foi aux gentils … aux goïs, aux non-circoncis à qui le ciel est tout de même promis en dépit de leur prépuce. Puis viendrait l’évangile selon saint Luc, médecin de culture grecque, frotté de judaïsme, ayant fortuitement rencontré Paul en tournée dans sa Macédoine natale. Il le suivit, de Jérusalem à Rome, ce qui lui permit de rencontrer ceux qui avaient connu le Christ et conservaient son souvenir, son enseignement à travers une sorte de recension de ses paraboles, de ses coups de gueule aussi. Cette source fantôme (appelée source Q par la théologie) est présente chez Luc mais absente chez Jean-Marc. Quant à l’évangile selon saint Jean, il résulterait effectivement de l’enseignement du « disciple préféré », paroles recueillies dans son grand âge par un autre Jean, un grec d’un genre plutôt platonicien qui rendit ce témoigne de manière très intellectuelle. Et  Mathieu ? le dernier évangile, le plus sobre, le plus consensuel, construit autour de la source Q, une sorte de récit à l’usage des communautés orientales. Mathieu serait plus une marque qu’un individu authentique.


Et Carrère en vient à évoquer la guerre judéo-romaine, la Rome de Caligula, de Néron, de Vespasien ; il n’oublie pas de convoquer l’historien incontournable et contemporain de ce premier siècle : Flavius-Josèphe, poser le décor. « Le Royaume » peut se lire à la manière d’un roman historique, on est quasi dans le docu-fiction « Rome », avec le making-off en parallèle. Carrère fait carton plein : l’esprit, l’humour, la culture, le don de conteur, il a tout, cet auteur, tout sauf … la foi ! Il aimerait y croire mais ne trouve aucune preuve, rien de concluant. Il s’astreint à un « lavage de pieds », chercher un dernier petit bout de foi jusque là. Il n’a pas l’air de souffrir de cet état, il ne cesse de s’interroger à son propos, comme de mes amis hétéros qui finissent par coucher avec un homme afin d’éloigner d’eux l’hypothèse de méconnaître leur homosexualité ! Je reste coi. Et si notre auteur n’a pas retrouvé cette foi qu’il a pratiquée avec ferveur durant trois, ans avant de s’en détourner comme d’une lubie, son roman, le fruit de sept ans de recherche, nourrit copieusement l’inculture philosophique et théologique de croyants dans mon genre.  

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