lundi, juillet 30, 2007

La relique



J’aime particulièrement les riens qui font cette ville, quelque chose en deçà de l’anecdote, la simple réalité du métro par exemple, sa lenteur et certaines de ses lignes profondes chauffées comme une serre. Hier soir, cela tombait bien … Il pleuvait, un petit vent aigre refroidissait sévèrement les touristes mais pas les locaux, attachés à leur T-shirt comme à l’esprit libertaire qui flotte sur Berlin parce que, voyez-vous, sur le calendrier, il est écrit « été ». Je sortais d’une kneipe gay ; un établissement comme n’importe quelle autre kneipe, avec de la bière à flots, de la fumée, des rires gras et des manières un peu rustaudes mais version gay. On y voit de solides garçons travaillant certainement dans la construction ou la voirie s’embrassant à pleine bouche.
Wittenbergplatz-Alexanderplatz en U2, vingt-cinq minutes de trajet, de la lecture et, pourquoi pas, de la musique. Je n’ai pas refait la programmation de mon lecteur numérique depuis mon arrivée à Berlin, je picore de ceci, de cela parmi les 120 titres stockés … Ce n’est là que du détail … Imaginez, je suis en train d’avancer dans la lecture des Enfants Tanner, du Walser, « un auteur contestataire » selon le mot d’un agent de l’appareil d’état auquel j’ai eu affaire il y a quelques mois de cela. Je rentre donc chez moi, chez C., mon adresse berlinoise. J’entame ma troisième semaine de séjour, je ne vais rentrer qu’à la mi-août, j’ai laissé un tas d’ennuyeux et leurs mauvaises raisons quelque part bien plus à l’ouest. Je travaille en ce moment aux mémoires de Frédéric-César de la Harpe. Et il y a les soirées, boîtes et bars ; et il y a F., il y a l’autre C., il y a P., des garçons charmants. Du détail encore …
Imaginez déboulant au détour de tout cela Maître Cappellovici ! Qui se rappelle aujourd’hui encore des Jeux de 20H ? Oui, j’ai en stock un florilège de génériques de séries et émissions télévisées françaises. Quelque part à la hauteur de Hausvogteilplatz, je me suis retrouvé avec le souvenir de soirées d’enfance, de la lumière de la fin du jour, lumière rasse d’été, 1979 ou 1980, le salon familial, les fauteuils, le canapé de skaï blanc, profonds. Pendant que je regardais Les Jeux de 20H, à l’époque quand la France d’après 68 franchouillait gentiment, Berlin existait ; cette ligne de U existait, à moitié peut-être, ou l’une de ces lignes avec des stations fantômes. Il y avait des troupes françaises stationnées du côté de Spandau, je crois, des militaires et leur famille, avec peut-être d’autres petits garçons qui regardaient aussi Les Jeux de 20H, pour peu que l’on retransmettait à ces téléspectateurs un peu spéciaux les programmes de FR3. Il faudrait que je me renseigne. En ce temps-là, Berlin était coupée, mutilée, les gays au placard mais le monde allait, presque propre, presqu’en ordre, chacun dans sa petite boîte. Serions-nous arrivés à de nouveaux temps héroïques ? Faudra-t-il pamphlétiser puis prendre les armes ? Comment pourra-t-on jamais nous affranchir de toute cette touchante banalité, de cette logique bidon et douillette dans laquelle mes parents, mes grands-parents avaient endormi leur conscience, et je préfère ne pas parler du quarteron bourgeois néo-révolutionnaire des fils et filles de famille qui, après avoir fait un joli mois de mai, ce sont empressés d’en inventer une relique à placer au-dessus de la cheminée, répondre ainsi à leur logique atavique de classe.

Aucun commentaire: