lundi, février 24, 2020

L'homme sans autre qualité - chapitre 30

Narcìs Puget Viñas, autoportrait.
Parfois, elle ouvre les yeux et bat des paupières. Elle est aussi capable de suivre le mouvement du doigt qu’un chef de clinique lui met sous le nez. Steeve est arrivé après la toilette, dans son joli costume de « men in black », et ça le fait, surtout avec les lunettes noires et un bouquet de roses. Légèrement « too much » pense-t-il. Il est resté un instant à la regarder dormir paisiblement. Elle n’est pas particulièrement pâle. Elle a l’air plutôt … en forme, à peine amaigrie. Steeve finit par lui faire la lecture, un article climatosceptique reçu via un réseau social. En fait, l’académie des sciences impériales (en Oméga) a émis l’hypothèse dans un rapport destiné à l’Agence que les modifications climatiques dues à la grande volatilisation seraient peut-être à l’origine du réchauffement en Alpha. Steeve glisse son smarphone dans sa poche et raconte deux ou trois des trucs bizarres qui lui sont arrivés dernièrement. Il s’attarde un peu sur son séjour viennois, Musil, Schiele, Ulrich et Dio… non, pas un mot sur Diotime ni sur Bonadea. Et, oh oui ! il a rendu Oméga caduc, à cause d’un transit prohibé. A ce chapitre, il eut préféré revenir sur la tentative d’assassinat de Mirim, le cousin Agron, morale clanique, cinq ans déjà ! Cinq ans de coma pour sa « belle ». Steeve aurait voulu la faire « migrer » mais il faut être conscient pour nidifier dans un scaphandre. Steeve aimerait retrouver des habitudes, un rythme, le charme de l’ennui plutôt que les grandes orgues de la tragédie et la souillure du surnaturel. On ne l’imagine pas vraiment ainsi mais les mondes parallèles, la métempsychose, les petits martiens, les trous de ver et tout le bataclan sont parfaitement répugnants. Incongru comme de l’ail dans une pâtisserie et répugnant comme une couche pleine au milieu d’un étal de boulangerie ! Il était finalement plutôt heureux dans la peau d’un vigile amoureux d’une belle alba’, un peu raté, un peu trafficoteur, un peu con-con. On n’imagine pas le confort à être banal. Commun. Transparent. Steeve caresse un peu la main de Mirim. Il est fini le temps béni quand on pouvait le confondre avec la tapisserie. A peine le temps de faire les courses dans une supérette qu’on l’envoie dans une île des Baléares, vérifier l’installation vidéo d’un musée d’art local. Steeve remarque pour lui, au passage, qu’il a pris du grade dans ses proto-activités de vigile : il est attaché à la surveillance vidéo de lieux d’expositions. Finies les soirées teuf déguisés en néo-flics ou, même, costume noir cintré. Il se retrouve, face à la mer, ineffable, un hôtel de moyenne catégorie, et vaguement un moment par-ci, par-là, durant les heures d’ouverture du musée Puget, vérifier l’angle et le bon fonctionnement des caméras. Ça sent la mission prétexte et l’autoportrait du maître s’est adressé à lui, un message de Friedhelm, la connexion directe reste difficile mais il est toujours possible depuis Oméga de passer par les balises. Narcìs Puget Viñas n’a jamais cultivé une pensée politique, il a surtout voulu travailler pour l’Espagne à travers sa peinture. Son fils, Puget Riquer, est resté de même en dehors de la critique antifranquiste.
-        Même le caudillo savait qu’il y avait autre chose, qui nous dépassait tous … On m’a dit de vous dire de ne pas vous inquiéter. Maintenant que les balises sont en voie d’être toutes raccordées … on vous expliquera les détails, j’ai peur de m’embrouiller. Et, dernière chose, vous êtes attendu à Berlin, allez-y directement, vous changerez de vol à Barcelone, les billets vous attendent à la réception de votre hôtel.

Steeve fixe les traits du vieillard, mise-en-scène classique de l’artiste alors que sa peinture est bien plus novatrice par la forme, les tons employés, la patte néo-impressionniste. Steeve passe rapidement d’une toile à l’autre, des rires s’en échappent, une clameur de foule, les pas ferrés d’une mule, une litanie façon « récitation du rosaire ». Toute la bonne vie ibizienne s’offre à lui, irréelle et intemporelle à la fois, à des années lumière du tohubohu festif coké extasié de la « saison ». Nous sommes l’ancien monde glisse une femme dans son costume traditionnel, la jupe sombre ourlée de blanc, le bustier et le tablier richement brodé, la cape à capuche en cas de pluie. Nous portons des valeurs immuables souffle-t-elle encore. Et Puget Viñas de surenchérir : Pourquoi croyez-vous que mon œuvre parle aux transitaires ? Oméga, comme vous le nommez, est LE MODÈLE abouti. Puis le silence, un léger grésillement dans l’oreille droite, Steeve assure au directeur que le musée est parfaitement surveillé, les caméras couvrent tout l’espace d’exposition, les images sont stockées dans un cloud sécurisé où toutes ces toiles doivent s’interpeler dans la plus grande confusion, recomposer le monde et l’histoire dans une instantanéité surnaturelle, les lois sibyllines de la physique cantique … Il ne sait pas trop combien de musées, de galeries, de collections privées sont ainsi reliées, interconnexion de toutes ces balises, du portrait historique au paysage surréaliste, de la scène de genre à la fresque allégorique, des peintures pariétales animalières de Lascaux à l’expressionisme non-figuratif. De la puissance de l’image, de la représentation « artificielle » en matrice du réel et non en expression de celui-ci. D’un jour à l’autre, les œuvres « fliquées » ne doivent pas se ressembler, elles doivent insensiblement changer d’aspect. Sur la base d’une modélisation mathématique de ces micro-changements, il serait possible d’extrapoler un algorithme permettant de définir … l’air du temps ? l’avenir ? Steeve n’en sait trop rien. Il rentre à l’hôtel, remplit sa valise en vrac et passe le reste de la soirée enroulé dans un plaid, sur la terrasse, face à la mer, bercé par de la musique lounge.

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