Je sors du cinéma, "L'incroyable destin d'Harold Krick", soirée avec Elodie, la smart qui faisait des siennes en-bas de chez moi, nous sommes restés trop longtemps à bavarder à propos de la mystique du verbe, cette petite conviction que je couve et qui me porte à croire que les mots sont bien plus puissants que ce qu'il n'y paraît. Dans le film, Harold se découvre le personnage d'un roman, sa vie commentée par la voix off d'une narratrice, omniscience d'un témoin immatériel ... Et le monde, son existence monotone, tout se trouve alors submergé de vie. L'art n'est pas étranger à cette "conversion".
A propos, comme on dit à la télévision allemande avec un accent français si joliment marqué, mon syndrome de Stendhal tend à prendre un aspect chronique; je finis la journée les yeux révulsés et la cervelle lessivée par la déferlante émotionnelles. En retour, j'émets une onde, une sorte de note muette et séduisante : dans les files d'attente, les magasins, au café, au fitness, on me cède le pas, on me fait des politesses. L'oeil de Moscou se mettrait à cligner dans ma direction que ça ne m'étonnerait même pas. Je pars officier à C., vous savez le joli patelin vaudois où vécut notre bonne Germaine, j'y vais donc dans ce surprenant état et en grand uniforme (cravate fleurie et chemise impeccable), deux ou trois petites idées derrière la tête quant à mon programme d'histoire et de français, faire profiter mes élèves de mon esprit de contradiction et de mon art consommé de la critique. Cela ne m'empêche pas de les faire mettre au garde à vous au début de chaque cours et de leur inculquer des principes de discipline élémentaire qui leur seront d'un grand secours dans leur lutte vers l'indépendance et la pleine maîtrise de leur vie. Je repars de là guilleret, un tas de copies sous le bras, comblé lorsque la plume de ces ados m'offre les mots que je n'aurais pas sus, des formules au flamboiement novateur, la mélodie indicible et connue de l'air du temps. Il m'arrive même - afin de planquer le manuscrit que je viens à peine de commencer - de sortir le sus-mentionné tas de copies pour faire diversion, ne pas susciter la curiosité dans les cafés où ça me prend : l'impérieux besoin de sortir une phrase. De plus, avec ce transit de flux magnétiques, on ne manque jamais de m'adresser la parole, échanger un mot ... Ah, le mystère, la mystique et la puissance du verbe !
Cette après-midi, donc, après m'être un peu assoupi dans le square Benjamin Constant, j'ai été pris d'un besoin qui n'avait pas grand chose de littéraire et suis entré au Segafredo, établissement que je ne fréquente jamais. Les cafés lausannois sont régulièrement honorés de la visite de "stars" locales. L'autre soir, au Grancy, à l'occasion d'un dîner avec des collègues, j'ai pu observer J.K. grimacer et s'agiter de la façon la plus voyante possible, des écouteurs dans les oreilles alors qu'il dînait seul. Quel cirque et quel poseur, il avait aussi l'air d'un petit garçon qui se donne un genre par timidité. Je ne l'ai pas reconnu de suite, sa tête me disait quelque chose... J'ai même craint de me trouver face à un amant très occasionnel dont je ne me rappellerais plus. Bref, cela m'a conforté dans la pratique discrète de mon art en public. Revenons au Segafredo où est apparu S.L. en compagnie d'une amie. Contrairement à J.K., S.L. porte le regard avec beaucoup d'humilité et rougit presque lorsque, dans le feu de la conversation, il s'aperçoit qu'il pourrait être entendu de la table voisine. Il se déplace avec discrétion, s'adresse avec sympathie au serveur. Loin des spots-light, sans costume ni paillettes, il est d'une tournure aimable. Il était étroitement serré dans une veste cintrée. Rien à voir avec la tenue tendance et un rien grotesque que portait J.K. au Grancy. Les deux garçons sont pareillement séduisants et gratifiés de succès dans leur carrière respective. Je dois dire que S.L. ne me laisse pas indifférent. J'ai donc sorti mon tas de copies, "Le Concile de pigeons" (mon manuscrit) en-dessous, y faire entrer un avatar de S.L. afin qu'il occupe confusément les pensées du personnage principal. J'ai à peine eu le temps de prendre un stylo rouge et un air très absorbé que S.L. et son amie passaient devant moi. Et, hop, un regard du tas de copies à moi au tas de copies et rien à voir avec un de ces regards que l'on traîne par hasard sur ce qui se présente à soi ... J'en ai suffisamment vu pour assurer au jumeau de S.L. une belle entrée dans mon "Concile de pigeons".