Ce récit m’avait
frappé, très vivement frappé, je devais avoir … douze ans, peut-être treize,
nous étions à la fin de l’été, début de l’automne, le dernier épisode
coïncidait avec l’ouverture du comptoir. C’était une production de la BBC, les
couleurs passées, poudrées de l’image, une atmosphère très particulière, très
prégnante, on reconnaît ce genre de série au premier coup d’œil. J’avais été
totalement subjugué par l’intrigue, le poids du non-dit et cet impératif de
dignité imposé à chaque personnage. J’aurais aimé, aussi, être attaché à une
tradition, une grande maison, Manderlay …
Plus de
trente ans plus tard, une nouvelle traduction du chef-d’œuvre de Daphné du
Maurier m’a décidé d’entreprendre cette lecture : Rebecca ! Quel choc, quelle expérience, quel suspens ! et
pourtant, je connaissais l’intrigue, je vous vends la mèche, cela se termine
par l’incendie du château après mille et uns rebondissements à fleuret moucheté
entre la narratrice et cette garce de Mme Danvers, la camériste, la confidente,
la nounou de l’absente à tout ce texte puisqu’elle est déjà morte lorsque
débute le roman, à savoir Rebecca. Quel tour de force pour l’autrice, quelle
habileté dans la construction. Figurez-vous que la narratrice – nous avons à
faire à un roman en « je » - nous reste anonyme de la première phrase
au point final. Elle devient assez rapidement Mme de Winter, seconde épouse de
Maxim de Winter, veuf apparemment inconsolable de sa belle et brillante épouse
(grande, brune, athlétique, charmeuse, excellente cavalière, marin aguerri,
hôtesse remarquable, éduquée, cultivée, drôle, etc. et parfaitement
insupportable au final et grosse p… à ses heures). Rebecca est de quasi toutes
les pages, elle a tout fait à Manderlay, la grande demeure enchanteresse que
toute la Grande-Bretagne admire. Elle a fait aménager les jardins, elle a
redécoré l’ensemble du château, le meublant de pièces remarquables, fauteuils
aux tapisseries anciennes, buffets sculptés, vases d’albâtres, bibelots de
porcelaine précieux, tapis, tableaux, tentures etc. Et parmi tout ça, débarque
une godiche à cheveux mous !
Et la
godiche, récit en « je » oblige, c’est vous, c’est moi ! Je
conçois que le roman plaise et frappe avant tout un public féminin ; les
hommes ont beaucoup de peine à se glisser dans la place d’un autre, ils se
croient … uniques ?! Il était quasi impossible à l’époque de Daphné qu’un homme jeune épouse une femme bien plus
âgée que lui, une maîtresse-femme, et enfile les pantoufles de son mari défunt.
Aujourd’hui encore, il y aurait une sorte de « renouveau » du récit,
même si cela se déroulait dans une noble demeure pétrie de traditions. Par
contre, les femmes sont socialement coutumières de ce genre de situation (phallocratie
et blablabla, on aura compris le laïus féministe). Toutefois, il existe une
catégorie d’hommes capables de se retrouver dans une telle situation, de s’ébaubir
sur de la brocante, des chevaux et des parterres d’hortensias, une catégorie à
laquelle j’appartiens : les gays ! J’ai commencé ma vie amoureuse
avec des hommes plus âgés que moi (recherche du père ? merci, Dr. Freud,
vous pouvez disposer), je venais forcément à la suite de … , devant subir la
comparaison avec mon prédécesseur, devant supporter sous un cheveu flagada et
sapé comme une godiche (et une pauvresse) les soirées organisées par ma moitié
du moment ; et les autres qui, en dépit de votre air emprunté, vous en
veulent de votre jeunesse. Pas une page,
pas une phrase, pas un mot de ce roman que je ne porte et dans ma chair et dans
mon histoire !
Rebecca paraît pour la première fois en 1938. Je ne
connais pas les détails de sa réception par le public mais je ne peux qu’imaginer l’engouement
des lectrices d’alors. Ce titre figure dans le palmarès des romans … policiers ?
Décidemment, je suis brouillé avec les étiquettes de genres. Il est vrai que le
suspens n’est toujours pas éventé, que vous avez de la peine à lâcher le livre,
que vous êtes sur les rotules après les mille et un rebondissements de l’intrigue
(un chouïa trop alambiquée mais qu’importe). Oui, qu’importe au regard de la
psychologie ciselée des personnages, les femmes surtout, les hommes ont
tendance à être monolithiques et inexpressifs. Vous avez la puissance tutélaire
et maléfique de Rebecca, son suppôt, l’irascible Mme Danvers et la narratrice,
un hybride de Jeanne la pucelle et de David, armé de sa seule fronde. D’autres
personnages féminins valent le détour : la grosse van Hopper (la
narratrice était sa dame de compagnie au début du texte), la sœur et la
grand-mère de Maxim et Clarice, la petite bonne. Maxim semble bien gentil mais si inexpressif, comme pétrifié. Franck
Crawley, le régisseur, a la souplesse d’un bout de bois, il y a tout de même du
progrès par rapport à son patron. J’oubliais le beau-frère, un rondouillard jovial
à qui Rebecca, alias super-salope, avait fait une gâterie alors qu’ils
faisaient seuls un peu de voile sur le bateau de celle-ci. Le seul individu de
sexe masculin qui ne semble pas avoir abdiqués de ses attributs, c’est le
salaud de service, un butor nommé Favell, cousin et amant de super-salope,
maître chanteur accessoirement, porté sur la bouteille et incendiaire présumé.
Je
terminerai avec un mot sur Manderley, personnage non-humain, entité indépendante
sur laquelle va se greffer l’expression de la volonté de Rebecca. Pour Maxim,
il devient une prothèse à son orgueil défaillant. Il s’agit quasi d’une
métaphore des mœurs bourgeoises britanniques. Maxim savait qu’il avait épousé
une nymphomane ; en échange de ses incartades et autres parties de jambes
en l’air, elle lui avait promis de faire de sa maison un lieu très en vue, le
joyau du West Country. Pari tenu. Et une jeune femme amoureuse, sincère finira
par crever tous ces faux-semblants.
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