samedi, juin 15, 2019

L'homme sans autre qualité - chapitre 9


Il a une cousine, charmante, fleurie, une grande dame qui promène deux petits chiens, deux chihuahuas, une véritable excentricité pour la Vienne du début XXème. Ulrich les fixe, l’air bête ou, plutôt, « comme une poule devant un opinel » ! Le mâle, robe feu, lui fait un clin d’œil et la femelle, bringée, se dresse sur ses pattes arrières, fait mine de relever ses pattes avant, attitude, son numéro de danseuse … Il est en mission, oui, il est au courant. Pas besoin de lui envoyer des agents de contrôle canins. Que pourrait-il faire ? s’enfuir ? façon scientifique transfuge en pleine guerre froide ? On ne peut « nidifier » dans une autre époque, pas dans ce sens, pas seul. Et pourquoi fuirait-il dans l’Autriche KuK, si proche de la guerre, de sa fin ? A moins qu’il ne réussisse, changer l’histoire, conformer Alpha au récit d’Oméga. Sa cousine le trouve … ailleurs ? préoccupé ? amoureux ! Si seulement, lui répond-il, et de poursuivre avec le détachement de l’homme blasé, revenu de tout, de l’homme accompli dans un siècle entre-deux, bourgeois par la structure, l’ordre social rigide et à la fois plein d’entrain, affamé de science, de nouveauté. Il y a quelque chose de dissonant à se faire servir par une bonne coiffée d’un ruché alors que l’on devise des perspectives qu’ouvrent les aéroplanes, la possibilité de se rendre en moins d’un jour à Saint-Pétersbourg, Paris et, même, pourquoi pas New York bientôt ! Diotime, ainsi qu’il surnomme sa belle cousine, fait quelques mines pour la forme puis se laisse aller à la compagnie de cet homme, ce parent que ses chiens semblent tant apprécier. Objectivement, Ulrich tente de la séduire, ça fait partie du scénario et elle ne compte pas céder, elle est une femme mariée, ils sont cousins et il a très mauvaise réputation, il est un enfant, un séducteur, un poète … pourquoi ne lui dit-elle pas oui, ici, sur le canapé, pourquoi pas ? Elle s’est promis à un autre, un homme établi et poète aussi, à la fois, mais un homme reconnu, « un prophète des temps modernes », un homme d’une telle importance qu’il ne serait question de honte pour le mari délaissé. Il y aurait même une certaine gloire pour celui dont la femme fait chavirer le cœur d’un homme si parfait, si confit d’avenir, si adapté aux vicissitudes du temps. Mais Dioitime n’arrive pas à détourner la tête, ne plus regarder son séduisant cousin. Ulrich, la main perdue dans la fourrure de l’un ou l’autre petit chien, la femelle, son poil est plus dense, « Jade », lui souffle-t-il, et Diotime de s’émerveiller que son cousin connaisse  le nom de l’animal, sa femme de chambre le lui aura dit. Ils formeraient un si beau couple dans ce palais ; ils pourraient être la coqueluche de Vienne, jusqu’à la sœur d’Ulrich, une femme fantasque et libre, on raconte qu’elle veut divorcer ! Diotime ressent ce sang révolté, le sang qu’elle partage avec Ulrich, un sang de « bonne naissance » qui l’a autorisée à faire un bon mariage. Elle entend ce sang battre à ses tempes et des envies de sauter sur son cousin, qu’il cesse d’offrir de négligentes caresses à l’un de ses chiens, une drôle de lubie ces animaux. Parfois, dans la solitude de son boudoir, elle se sent « possédée » par ces deux petits chiens. Elle n’arrive pas même à se souvenir des circonstances qui l’on amenée à les adopter. Elle n’ose pas s’en ouvrir à son mari ou ses gens, elle a peur de paraître idiote. Elle prend congé de son cousin, le sang, ses tempes, une migraine, cela lui arrive parfois. Ulrich s’incline avec raideur sur la main qu’elle lui tend, prend congé, une dernière caresse à chaque chien.

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