lundi, mars 04, 2019

L'homme sans autre qualité ... - feuilleton

Préface en deux mots

Un nouveau feuilleton, en attendant une prochaine publication et parce que je garde un magnifique souvenir d'une expérience similaire. Aujourd'hui le titre existe, un joli petit livre, "Dernier vol au départ de Tegel".  Avec "L'homme sans autre qualité ... ", le ton sera plus onirique, il s'agit d'un hybride Musil-Carroll et d'une suite, on va commencer par le café, le plat principal finira par arriver. 

Chapitre I

L’autre soir, les fleurs aux tons fanés du tapis ont attiré son regard, l’ont littéralement captivé. Il s’est demandé si elles n’avaient pas spontanément changé, à croire qu’elles ont leur vie propre. Jusqu’à leur dessin qui semble s’être … affaissé ?! Les objets ont une existence indépendante et, loin de nos regards, ils s’animent, Steeve en est persuadé. Il est bien placé pour le savoir. Lui-même a changé, alors qu’il n’était qu’une chose, le « jouet de son destin », il a même changé de nom, il s’appelle Stéphane, il a 55 ans et vit une préretraite active, selon l’expression consacrée, quoiqu’il hésite sur le « sacrée » de l’expression en question. Son grand plaisir consiste à s’allonger sur le lit, soutenu par trois-quatre oreillers, et regarder des séries policières françaises, allemandes, britanniques dans la pénombre. C’est normal. Officiellement, il est un représentant des forces de l’ordre en retraite. Il n’a pas toujours connu ce rôle. Il a déjà été un jeune étudiant rentier paumé fils d’entrepreneur. Une autre fois, il a été un assassin, à moins qu’il n’ait été le cadavre. Dans cette histoire-là, il s’est même retrouvé dans la peau d’un ado danseur alors que sa tête, ses pensées avaient passé la quarantaine. Il y a très longtemps, il a été une femme, enfermée dans ses névroses familiales et une histoire qui se confondait avec l’Histoire ! Ça s’est bien fini avec elle. Parfois, alors qu’il est au bord du sommeil, il redevient cette femme, de plus de cinquante ans. Il y a aussi la fois quand il était agent auprès d’artistes lyriques, dans une ville en été, une canicule poisseuse et des nuits hallucinées. Il a été un jeune gay aussi, à Genève, qui vivait en colocation à la rue Liotard. A Genève, il a aussi endossé la peau d’une jeune fille trahie qui avait commandité un meurtre. C’est depuis elle qu’il traîne un sentiment de culpabilité récurrent. Il a souvent été un amoureux malheureux, éconduit. Il a fait de la politique, de la résistance, il a porté des uniformes, il a parlé français, allemand, espagnol, italien et, peut-être, ukrainien ou russe.

Allez savoir … Il a laissé plein de monde derrière lui, et ça lui fait mal. Alors, pour le consoler, le calmer, on lui a envoyé deux petits chiens ; ça ressemble du moins à deux petits chiens. Et les fleurs fanent en silence parmi les nœuds faits main d’un tapis de facture iranienne. Lorsque Stéphane est très fatigué, que les chiens sont auprès de lui, à le veiller, il est quasi persuadé que les petites figurines en bronze viennois qu’il a trouvées un peu partout dans cet appartement se réunissent au pied de son lit, le veiller de même, lui donner un peu de cette vie dont ils sont secrètement animés.

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