mercredi, décembre 12, 2018

"Construction", livre II, chapitre IV


 
Je n’ai pas emporté Mcj (Mon cher journal) avec moi, lui raconter, me raconter Berlin quasi en forme de retrouvailles. Je l’admets, je me suis brouillé avec la ville. Un été pourri, une prostate en berne, un logement de vacances sinistre, une fatigue mortelle et, surtout, je n’avais plus 20, 30 ni, même, 40 ans. Berlin ne m’avait pourtant jamais promis la jeunesse éternelle. J’ai donc boudé ma petite ourse qui s’offre trop facilement à des hordes de touristes imbéciles, d’où le voyage à Alicante. Je comptais sobrement présenter mes devoirs à la ville, à C. et  à Li. lors de ce week-end élargi. Il était aussi prévu une visite chez Dussmann, le disquaire-libraire géant ouvert jusqu’à 23h30 le samedi (minuit le reste de la semaine, fermé le dimanche). Pas le temps pour la peinture, visite de musées, expositions temporaires ou galerie, juste quelques haltes dans des cafés méconnus de moi jusqu’à présent et très berlinois tout de même. J’ai logé aux sources du Ku’damm, là où il prend des airs de boulevard périphérique, avec de vrais gens qui promènent leur chien le soir et des commerces utilitaires : pharmacie, pressing, boulangerie Steh’Café, cabinets médicaux. Histoire de sceller cette réconciliation, j’ai même retrouvé chez Ludwig, la librairie-kiosque à journaux de la gare Friedrichstrasse, mon fameux mini-plan de la ville; j’en ai déjà usé trois ou quatre. J’avais perdu le dernier avant qu’il ne se délite complètement. J’avais décrété que c’était un signe. J’avais bien cherché ici où là un nouveau modèle qui le remplacerait, sans conviction. Du coup, chez « Ludwig », de joie, j’en ai acheté trois exemplaires, de quoi « voir venir », en tout cas dix ans de relation avec Berlin assurées, dix ans de déambulations, de listes à commissions, d’expos, de réflexion autour, à côté, au-dessus, dessous de ça, le cas allemand, le pays des méchants devenus gentils mais qui risquent de redevenir méchants et pire que ce que l’on craignait d’imaginer.
 
Je vais donc renouveler le bail, moins par curiosité pour mes teutons que pour conserver mon point de vue unique sur mon terroir, la distance idéale afin d’en déceler le motif culturel, motif indéchiffrable en moi-même. L’éloignement est un moyen thérapeutique du même acabit que « Mon cher journal », une mise à distance, intégrer mon terreau, sa nature spécifique, le comprendre plutôt que de le ressentir, le subir, rapport à ses codes, sa logique, ses lubies, ses tocs. Je devrais dire merci, le Pays de Vaud m’a finalement « fait une place ». Je mène avec Cy. et les chiens, une existence, somme toute, plutôt confortable. Remarquez les modalisateurs « somme toute » et « plutôt », la preuve s’il en fallait de ma bonne vaudoisité. Cela m’a pris plus de quarante ans pour y arriver et près de quinze ans de fréquentation de Berlin, la nonchalance de la capitale allemande, son pourquoi-pas-isme ahuri – le pourquoi-pas-isme est le versant positif de l’à-quoi-bonnisme.
 

Le sommet de ma vaudoisité aurait dû s’exprimer dans « Bananaland », histoire de la démocratie helvétique et condensé de mon expérience politique dans ma bonne ville, les délires urbanistiques du saint patron local, le petit numéro de duettistes du PLR-S (contraction de la droite diffuse et protéiforme du parti libéral-radical et de la pseudo  gauche de la nouvelle majorité du parti socialiste). Ces deux là nous font, motions après postulants, un joli pas de deux, chaloupé façon tango je t’aime-moi-non-plus. Un numéro pour la galerie, amuser l’électeur qui compte les points, le coups sans prêter attention aux vrais enjeux, notre vie au quotidien, sa qualité faite de places de parc, de transports publics efficaces, de passages-piétons adaptés, réverbères, bancs publics, horaire d’ouverture des commerces, etc. Rien de palpitant et, pourtant, tout d’essentiel. [] Un joli petit théâtre où on ergote  beaucoup, pas de quoi remplir les deux cahiers d’un manuscrit. Il y a un peu plus à dire sur la Suisse, une construction maladroite à l’origine qui a fini par accéder à une légitimité de droit. Au mieux, je pourrais écrire le faux journal intime de la confédération, depuis son adolescence en 1803 avec l’Acte de Médiation, en passant par sa majorité en 1848 jusqu’à nos jours, le clivage casques-à-boulons-latins, le bricolage de l’histoire officielle. Je pourrais embrayer sur les sectes et autres mafias si nombreuses dans un si petit pays. Leur but : enrégimenter le consommateur, affilier les acteurs économiques et, de l’autre côté, s’activer aux menus travaux de lobbying. Matière trop pauvre, trop commune. Tout le truculent consisterait à dézinguer, miner des édiles aux petits pieds, leur régler leur compte en deux mots … Ce ne serait pas charitable, et ça pourrait faire plaisir à plus con, la masse, celle qui l’ouvre pour ne rien dire, qui récrimine mais n’en fout pas une rame et dont la principale préoccupation touche à sa coolitude et comment l’empaqueter dans des fringues de carnaval, comment la chausser de baskets en plastic fabriquées en Chine pour des marques tendance, comment maquiller cette coolitude, sans parler des exigences de cette masse, ce qu’elle imagine lui revenant de droit. Comparé à cet extrait de néant civique, mes pantins politiques sont des cracks, des phénix, des génies altruistes.

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