jeudi, juin 14, 2018

"Maîtres anciens" de Thomas Bernhard


 
Image tirée de la BD "Maîtres anciens" par
le dessinateur allemand Mahler.
« Maîtres anciens » ou la franchise du désespoir, parce qu’aucune échappatoire ne s’offre à l’honnête homme, à l’homme éduqué, cultivé, celui qui souffrait pour et par ses idées. On est en 1985 lorsque Thomas Bernhard publie ce texte, il mourra quatre ans plus tard. Je ne pense pas qu’il eût aimé que l’on qualifiât « Maîtres anciens » de testament, encore moins de testament littéraire. Notre auteur profite des forces qui lui restent pour taper sur son clou préféré, pour dévoiler, fustiger, démasquer l’ennemi de toujours, à savoir son semblable. Thomas Bernhard a la misanthropie saine et guillerette. Elle n’épargne personne et se déploie comme des cercles concentriques – ou excentriques si l’on veut être dans le vrai - à la surface de l’eau, le pavé dans la marre etc, je vous fais grâce de la métaphore et de sa suite, si filée soit-elle.

La question pertinente : mais pourquoi lire « Maîtres anciens » aujourd’hui, plus de trente ans après sa publication, après avoir clairement basculé dans le m… le b… du siècle suivant ? N’y a-t-il pas d’autres livres, d’autres auteurs à honorer de sa lecture ? Je vous laisse le choix de vos lectures, à la mode ou pas, classiques, reconnues, populaires, obligatoires et autres mais MA lecture est plutôt lente, c’est un acte volontaire, réfléchi qui, depuis peu, m’impose le port de lunettes. Je ne vais pas lire n’importe quoi et cet opus de Thomas Bernhard m’avait échappé lorsque, il y a quelques années, je découvrais cet atrabilaire de grand talent. La forme du texte m’avait peut-être rebuté, un long flux, sans chapitre, comme un dialogue intérieur ininterrompu, Atzbacher qui évoque pour lui son ami Reger, un homme d’un autre temps (lui aussi) qui, tous les deux jours « sauf le dimanche et le lundi » se rend au musée d’Arts Anciens, s’installe dans la salle Bordone, sur la banquette en face de « L’homme à la barbe blanche » du Tintoret. Il trouve toujours la banquette libre, le gardien de musée Irsigler la lui réserve. Il y a de l’allégorie là-dessous, bien évidemment ! Entre le vieux monomaniaque, le gardien de musée psychorigide et impressionnable et Atzbacher, journaliste et auteur qui ne publie pas et ne soumet jamais sa prose à la lecture, le trio permet d’évoquer mille et une figures d’autorité et de sujétion.

Avec le temps, la sagesse dit-on, on se « vieux-connifie » surtout parce que le monde tend à nous échapper, son interprétation nous échappe. Reger est un modèle ! Avec lui, chacun reçoit son paquet, il n’épargne personne. Faites l’expérience, changer le destinataire de l’une ou l’autre des diatribes regeriennes (regerienne : de Reger, personnage central de ce roman), essayez, à tout hasard, la Suisse ou le canton de Vaud à la place de l’Autriche, remplacez catholique par protestant ou la religion que vous voulez et ça marche, la critique fait tout de même sens ! C’est fabuleux. Bernhard a mis au jour la critique universelle ! Ne prêtez pas trop d’importance à mon enthousiasme, je suis prêt à tout passer à cet auteur, y compris sa mauvaise foi. Cependant, vous pouvez me suivre dans ma laudation quant au style, la scansion bernhardienne est une musique sophistiquée et rare, primordiale et salutaire dans un monde plus versé  dans les refrains simplets calinothérapeutiques que dans l’éducation de son oreille aux accents de la vérité ou de ce qui s’en approche. Un dernier mot à propos de Reger, ce n’est pas un mauvais homme, il est vieux, il s’accroche à la vie tantôt par réflexe tantôt par nostalgie, l’espoir de revivre encore une fois ce qu’il connaît, qu’il a tant aimé et qui disparaîtra sous peu.

Bernhard se montre aussi … sentimental dans cet ultime texte. On le connaissait cinglant, querelleur, d’un verbe assassin, ironique, hâbleur, amuseur pour la galerie à l’occasion mais pas sentimental, ni vulnérable. Soit, il n’était pas croyant, j’irai tout de même brûler pour lui un cierge, je ne souhaite aucun repos à son âme, certainement encore trop occupée à dénoncer la couardise, la médiocrité, la petitesse et, surtout, l’absence de finesse de nos dirigeants, quels qu’ils soient ; j’irai brûler un cierge pour que le Très-Haut lui offre un peu de cette douceur dont il s’est toujours défié.

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