dimanche, mai 01, 2016

Extrait de "La Lumière des Césars", triptyque uchronique

Le café est prêt, Richie a enfin cessé de se balancer. Il a posé l’une de ses grandes pattes sur la chaise voisine, bottine bordeaux étroite hybride de richelieu dont la claque est marquée de la célèbre découpe. « Frimeur » lui dit Wesley ce à quoi l’intéressé répond qu’il a près de trente-cinq et qu’il ne passe pas son temps au gymnase. Ça fait pas mal de temps que Richie s’approche des trente-cinq ans, son horloge tourne au ralenti. Autre bizarrerie, il n’a quasi pas le sens du goût, très peu, le café, le tanin, la viande rôtie, le chocolat et la note fraîche du melon ou de la pastèque, un petit défaut de nidification qui explique sa maigreur, son peu d’intérêt pour la nourriture. Il ne peut pas s’empêcher de regarder Wesley en caleçon avec un regard de maquignon, les scaphandres se sont pas mal améliorés, il y a du progrès … « Hey, c’est fini de me regarder comme un canasson !? », le ton est amusé, Wesley sait qu’il n’y a rien de louche dans cette manière d’être maté ; il aime bien se trouver beau dans le regard de son pote, son « associé », un boulot de couverture, Wesley gère une boutique de vêtements pour homme dont Richie est le propriétaire. Il y a des dizaines d’entreprises plus ou moins bidon de ce genre à Neu York, Mexico-Stadt, Schikago, Neu Orleans, San Francisco, sur tout le continent ; toutes soutenues par l’Agence. Richie a décidé d’offrir aux Allemands des Etats-Unis du Mexique la mode qui plaît chez les déclassés du pays, les anglo-américains, la minorité anglophone stigmatisée, il faut dire que leurs ancêtres n’ont pas eu le beau rôle. Wesley a du reste choisi ce prénom-là par toquade, l’habitude d’être en minorité, d’être du mauvais côté de la barrière. La couleur (Wesley est noir) n’est pas tant le critère discriminant mais bien plutôt lorsqu’il parle anglais dans la rue. Ça ne dérange pas franchement, ça surprend tout de même les badauds qui passent d’une manière encore plus anonyme que d’habitude.

Sortir de chez soi pour courir ou se promener, ou faire des courses était déjà une aventure en soi. Richie lui offre vraiment le grand frisson, mine de rien, et pas une once d’équivoque non plus dans son ressenti. Le monde version Oméga est une sorte de Disneyland eighties' oscillant toujours entre folklore ploum-ploum tralala et une Amérique idéalisée, celle des couchers de soleil infinis, des immenses avenues, des perspectives glorieuses et des grands espaces. Richie lui explique les mille riens qu’il ne pouvait pas connaître dans sa bulle surprotégée de « transitaire ». A Omégaland, la subversion s’appelle Rick Astley, sans rire, même bonne frimousse, même énergie, même look, et la chevelure royale rousse et le sourire, mi-taquin, mi-gourmand, un grand gamin au déhanché souple et aux vestons croisés super-épaulés. Il est aussi chanteur mais pas dans le genre crooner pour grande surface : il dénonce la ségrégation dont les wasps sont victimes sur tout le territoire mexicain, le mépris dont les autorités font montre face à la minorité anglophone. Dans les petites agglomérations des Etats du Sud, il n’est pas rare que l’on refuse de servir des anglophones dans les magasins ou les cafés, on leur interdit l’accès aux transports publics ; on raconte même que les enfants anglophones sont interdits d’école. Astley est devenu le porte-drapeau des réprouvés, des rejetés que la jeunesse bien comme il faut d’ascendance germanique écoute avec passion. Il est leur idole, leur espoir d’un « monde plus juste » et tous veulent adopter son style vestimentaire, exactement ce que Wesley vend dans la boutique de Richie et ce n’est pas une idée de l’Agence qui s’est montrée enthousiasmée par la crédibilité de la couverture. Pour Richie et Wesley, ils ont si bien nidifiés, que ça n’a rien d’un exercice en « comme si », c’est pour de vrai, pour de bon et  ils comptent changer ce monde parfait pour le rendre un peu moins parfait, un peu plus proche d’Alphaland, question de nostalgie peut-être ou d’expérience de quantité négligeable. 

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