mardi, février 11, 2014

"La Montagne magique", suite et fin

Vous aurez reconnu une œuvre de Hodler
Il faut éloigner de prime abord la question qui, habituellement, se pose à propos de tout travail littéraire : est-ce bon ? Une œuvre de mille pages  et d’une telle portée morale dépasse de loin les critères d’évaluation traditionnelle. Soit, Thomas Mann se regarde parfois écrire, les disputes qu’il met en scène entre Settembrini et Naphta sombrent dans les arguties absconses ; d’autres fois, il se laisse aller au lyrisme de descriptions pompières de la montagne, sa beauté, etc. Mais il y a la petite musique d’un jour après l’autre, la personnalité de Hans Castorp, l’honnête homme version wilhelminienne, un « Wanderer » modéré transitant d’un siècle à l’autre. Le sanatorium, la tuberculose ne sont qu’une excuse, un mal dont on mourrait honnêtement chez soi avant qu’il n’ait un nom. Cette affection n’a pas encore disparu mais les deux guerres mondiales l’ont reléguée au rang d’avatar sanitaire. Hans se laisse prendre aux bobards scientistes des médecins entrepreneurs qui tiennent le sanatorium du Berghof. Et dans ce XIXème qui n’arrive pas à finir en ce jeune début du siècle suivant, on s’ennuie tant, on se cherche des maladies, des troubles, on se bricole sa croix et on fourbit les clous pour une crucifixion entre gens du monde. Hans n’échappe pas à cette marotte, il se laisse prendre par naïveté.

Thomas Mann, entre le mémorialiste et le fabuliste, raconte les quelques années qui précèdent la Grande Guerre sur un mode allusif. Chaque personnage prend une dimension allégorique, représentant soit une identité nationale, un groupe culturel, une communauté religieuse, une classe sociale. Ils se rencontrent tous quatre fois par jour au moins, dans la salle à manger où ils s’installent à l’une  ou l’autre des sept tables, comme autant de pays. Un individu, pour peu que son séjour dure suffisamment longtemps, passera par chacune de ces tables. Valse des étiquettes, des identités sociales. Les empires centraux étaient bien plus cosmopolites – et démocratiques – que ce que l’on veut bien croire au regard de nos étroits Etats. Et l’Union européenne ne retricotera pas le lien rompu après la dissolution de l’Autriche-Hongrie et le dépeçage du reich allemand, le second, celui des empereurs Guillaume à moustaches. Tout un monde a été sottement liquidé avec l’armistice et, sur ce miraculeux alpage, on n’est pas fichu de goûter honnêtement aux derniers instants de cette bonne vie à laquelle chacun aspire. Le récit se termine quasi en pétard mouillé, le brave Hans, la queue entre les jambes, pas vraiment guéri, après avoir approché le grand amour idéal, s’en repart pour le champ de bataille sans la moindre « connaissance biblique » de la dame russe. On ne sait pas même s’il s’en est sorti ou pas, indemne ou quelques membres en moins. On ne peut garder à l’esprit que le bon garçon bien nourri jouissant de son tub en caoutchouc lors de sa toilette matinale.

Ce cher « enfant difficile de la vie », selon l’expression du pédagogue franc-maçon prosélyte Settembrini était en fait l’enfant docile d’une vie difficile. Orphelin très jeune, recueilli par son grand-père puis par un oncle à la mort du précédent, il se voit contraint à une carrière en dépit de sa sensibilité et de quelques dons artistiques.  Il doit mériter sa « bonne vie » et la gagnera comme ingénieur jusqu’à la parenthèse curative, son séjour sur les pures hauteurs, et ce jusqu’à l’oubli du peu de famille et de relations qu’il avait en bas, du côté de Hambourg. Du danger de sortir de nos routines, nous crie Thomas Mann. Et la guerre comme une ultime lubie, une crise bien plutôt, un coup de sang, une congestion, une fluxion ! le genre de chose à l’origine du décès du sénateur Thomas Buddenbrook. Un mal aussi inexplicable, spontané que ravageur. Après mille pages, trois mois de lectures lors de déplacement de toute sorte (Berlin, New York, Münich, Zürich – tiens, tiens, des destinations très « manniennes »), j’ai envie de connaître la suite, d’écouter les conclusions que Castorp tire de son expérience, de savoir comment il a fait après sa démobilisation car je suis persuadé qu’il a survécu. Je ne sais pas s’il a été blessé, j’attends des nouvelles, je vous les communiquerai dès réception.

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