jeudi, décembre 05, 2013

"Musique dans la Karl Johan Strasse"



"Musique dans la Karl Johan Strasse" 1889
"La rue Karl Johan se situe quelque part dans mon passé idéal, rêvé et, toutefois, inquiétant. C’est une rue devant laquelle passent des visiteurs ahuris, certainement venus dans ce musée à cause de la publicité faite autour de l’exposition Munch. Parfois, deux d’entre eux s’arrêtent et commentent l’œuvre en faisant quelques gestes de connivence. Ils n’ont pas l’air moins abrutis que les autres. D’autres fois, c’est une ménagère de plus de cinquante ans qui offre son séant à ma vue en m’escamotant celle de la rue Karl Johan. Il s’agit d’un boulevard aux larges trottoirs, occupé en son centre par une foule massée en demi-cercle, une foule tout aussi anonyme que celle des visiteurs qui défilent devant moi. Personne ne semble éprouver le malaise de cette mise-en-scène, le poids de l’air, une matinée d’été 1889 ; je suppose la saison à la qualité de la lumière, le sol est mouillé, pluie d’orage, une flaque brille au milieu de la toile, et doublement à cause du reflet du verre qui protège la peinture. Un garçon tient encore ouvert au premier plan un parapluie rouge qu’il laisse certainement sécher avant de le refermer. Il est seul, avec le monsieur à lorgnon et tube luisant, à jouir d’un visage aux traits clairement définis. Quoique, par rapport à son voisin, le monsieur avec le tube, le portrait du garçon reste grossier.
            Sur une cloison adjacente, dans la même salle, se trouve le portrait d’Herbert Esche, 1905, un bel homme, fine moustache, en costume vert sombre sur fond rouge Hermès, ou approchant. Devant « la rue Karl Johan » se sont attroupées six femmes avec un nourrisson. Elles semblent prêter une meilleure attention à l’œuvre que tous ceux qui les ont précédées. Dans son sobre cadre noir, Herbert me fixe, d’un air fin, prêt à sourire, son regard est extrêmement séduisant. Ses yeux brillent dans le demi-jour de néons qui tombe du plafond. J’ai dû me lever à deux fois pour lire son nom. Je deviens myope, surtout en fin de journée. Je dois avoir les mêmes yeux exorbités que la femme aux seins nus et aux cheveux roux, une gravure, illustration du péché. Je ne vois plus très bien et sens ma chair s’affaisser autour de moi, se relâcher à force de maux, d’usure et de gras. En 1889, dans la rue Karl Johan comme ailleurs, les messieurs dignes avaient toujours le secours de vêtements contraignants à la coupe stricte. Je dois faire avec des pantalons de plus en plus étroits, des T-shirts vertigineusement décolletés ou des chemises cintrées. Je fréquente les musées dans l’espoir de m’oublier et me distraire ; peut-être aussi afin de me convaincre de la nécessité de l’art, de ses vertus objectives, de ses effets curatifs. Il m’arrive de me reconnaître, me retrouver dans une toile, je me sens moins seul et moins idiot. Je n’ai pas même besoin de m’expliquer ou me justifier. La peinture s’exprime de manière non-verbale et j’évite les visites commentées. De plus, mes peintres favoris sont morts et je ne lis jamais de commentaires d’historien de l’art, comme je ne lis jamais de philosophie. En fait, je n’y comprends rien. Je ne peux pas me préoccuper de ma mise et tenter de décrypter les discours exégétiques de super-spécialistes. Je dois aussi devenir myope du cerveau."

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